Introduction
Ce sont les grands amateurs américains et japonais qui firent exploser l’exportation des grands vins de terroir français, puis italiens, espagnols…, dans l’après dernière Guerre Mondiale. Le Cros Parantoux d’Henri Jayer, devenu mythique, un des deux vins les plus chers du monde, commença sa carrière à Los Angeles et à Tokyo, la même année, en 1980. Dans les années 1990, quand le vin s’imposa comme la boisson de la mondialisation, les vins les plus rares furent synonymes de réussite sociale. Tout entrepreneur, banquier, chirurgien, avocat, cadre dirigeant…, se doit de boire les plus grands vins, les plus recherchés et les plus chers, au restaurant et si possible les posséder. Il était normal que la Chine, qui s’imposait comme la grande puissance émergente du XXIe siècle, fasse de Hong-Kong un trait d’union entre elle et la vieille Europe, ainsi que la nouvelle place forte du vin fin.
Si on trouve à Hong-Kong les vins les plus prestigieux du moment, qu’ils soient d’origine européenne ou des pays du Nouveau Monde du Vin (Californie, Nouvelle Zélande, Chili, Australie…), nous nous interrogerons sur le sens de l’intérêt grandissant pour les vins de terroir en Chine. En effet, les grands vins d’aujourd’hui rassemblent les plus grands vins de terroir au monde, Romanée-Conti, Cros Parantoux et Montrachet en tête, mais également les plus grands vins issus de la construction d’un goût, dont Grange Penfolds (Australie du Sud)2 ou Screaming Eagle (Californie) peuvent être considérés comme des modèles. Pour ces derniers, la main de l’homme est dominante. Pour les premiers c’est le message du lieu qui compte : c’est le lieu qui guide l’esprit et la main du vigneron.
Sollicités depuis quelques années pour organiser et intervenir dans un symposium annuel à Shanghai, « Terroir, Renaissance », assorti d’ateliers de dégustation géo-sensorielle (master class) et ayant proposé à plusieurs vignerons bourguignons de renom d’y intervenir, conduits par Aubert de Villaine, co-gérant du Domaine de la Romanée-Conti, nous avons été surpris par l’engouement des Chinois pour ce type de vin : un vin qui délivre le message de son lieu de naissance. Par lieu de naissance, nous entendons des lieux reconnus par l’homme3 comme capables de produire avec régularité des vins au goût original, reconnaissables par la dégustation, une dégustation géo-sensorielle4. Ces « hauts-lieux » viticoles confèrent donc aux vins qui en sont issus un goût singulier que l’amateur se plaît à reconnaître, même « à l’aveugle », c’est-à-dire lors d’une dégustation où l’étiquette de la bouteille a été masquée.
Organisant par ailleurs des visites de vignobles et des dégustations chez les grands vignerons bourguignons, nous avons pu observer la vitesse à laquelle les grands amateurs et professionnels chinois du vin accèdent à la compréhension de ce que l’on appelle « Connaissance du terroir et dégustation géo-sensorielle ». Certains ont déjà acquis la capacité de reconnaître, « à l’aveugle », les principaux vins des terroirs bourguignons : Pommard, Gevrey-Chambertin, Vosne-Romanée…, et même les « climats » les plus emblématiques : Chambertin, Richebourg, Tâche, Clos-de-Tart…
La Chine a une longue histoire de thés issus de lieux soigneusement identifiés5
L’hypothèse que nous émettons est que la Chine, culture aussi ancienne et complexe que celle de la France, a une longue tradition des terroirs du thé, les soies les plus délicates issues de lieux judicieusement choisis6, une cuisine de terroir à la diversité inégalable, une tradition spirituelle en pleine renaissance, d’où cet intérêt pour la culture du vin de terroir qui s’impose comme une des plus sophistiquées de la planète.
Ayant visité le temple de l’Institut Royal du Thé de la Dynastie Tang à Changxing, nous avons compris que Lu Yu (733-804) peut être considéré comme le père fondateur de la culture du thé de terroir : le meilleur thé pour l’Empereur, issu des meilleurs lieux pour le produire, avec les variétés les plus appropriées7. L’une d’entre elles, unique en un terroir particulier, se manifeste par un port de feuille original et reconnaissable avec évidence. Il existe donc des « Hauts-lieux » pour la culture du thé comme il existe des « Hauts-lieux » pour la culture de la vigne.
Sous la dynastie Tang (618-907), la culture des théiers et la consommation du thé deviennent une véritable institution dans une Chine alors en pleine expansion. Comme ce furent les moines bénédictins qui amorcèrent la délimitation des meilleurs endroits pour cultiver la vigne après la chute de l’Empire Romain (476), il incombait aux moines bouddhistes de propager la culture du thé, boisson idéale pour la méditation. L’Empire de Chine s’unifie en ce temps-là, devient prospère et voit s’épanouir trois grandes pensées : le taoïsme, le confucianisme et le bouddhisme, comme se développer une littérature florissante, représentée à la cour impériale par de grands poètes. C’est dans ce contexte que vécut Lu Yu. Né orphelin en 733 dans la région d’Hubei, selon la légende, il fut recueilli dans un monastère bouddhiste et élevé par un moine nommé Zhi Ji. Il fut l’élève du grand lettré de l’époque, Zou Fuzi, grand connaisseur du thé. A son contact, il développa une grande connaissance de la plante et les différentes manières de la cultiver, comme de préparer le thé.
Sa rédaction du Cha Jing, devenu « Le Classique du Thé », entre 770 et 780, marqua pour toujours la culture chinoise dans son rapport avec le thé. Dans ce recueil, il décrit les meilleurs lieux pour la plantation du théier, codifie l’art de boire le thé, mentionne l’eau qui lui convient, définit le matériel à utiliser et inclut toutes les connaissances de l’époque concernant cette plante.
« Le Classique du Thé » peut être considéré comme le premier ouvrage au monde de littérature du thé. Il contient dix chapitres. Le premier est consacré aux origines, en particulier à l’origine mythologique du thé en Chine. On y trouve également une étude horticole de la plante et une recherche étymologique. Les quinze outils du thé pour récolter, presser, sécher et conserver les feuilles et gâteaux de thé, constituent le deuxième chapitre. Dans le troisième il est question de la fabrication du gâteau de thé, (le thé compressé). Sont ensuite présentés les vingt-huit objets employés pour la fermentation et la dégustation du thé. Le chapitre cinq énumère les étapes de la préparation du thé. Est évoquée ensuite l’histoire de la consommation, puis passés en revue les différents types (comme les cépages pour la vigne) de thés connus en Chine à cette époque. De nombreuses anecdotes émaillent le chapitre sept, de Shennong à la dynastie Tang. Le chapitre huit identifie, présente et classe les huit régions productrices de thé en Chine, les mêmes qu’aujourd’hui. Dans le chapitre neuf sont énumérées les procédures qui peuvent être omises et les conditions dans lesquelles elles peuvent l’être. Le dixième chapitre est fait de cinq pages de soie qui résument les neuf chapitres précédents.
C’est à Huzhou, une ville du nord de la province du Zhejiang, que Lu Yu a écrit « Le Classique du Thé ». Da Tang Gong Cha Yuan est fondé en 770. On y a produit le thé Zisun pour l’Empire. C’est la première fabrique officielle de thé de l’histoire, l’équivalent d’un chais (dans le Bordelais) ou d’une cuverie (en Bourgogne) pour le vin.
La deuxième grande région à produire de grands thés d’origine est la province de Fujian. On y trouve le thé Da Hong Pao. On peut traduire par « Grande tunique rouge ». C’est un thé Oolong produit dans les monts Wuyi. Il pousse sur un terroir particulièrement minéral, ce qui le classe dans la catégorie des thés de roche Wuyi. En 2018 la production de thé brut du Fujian atteignait 401 620 tonnes, 15 % de la production chinoise.
Vins et thés de terroir, une proximité évidente
Croiser l’aventure millénaire du thé de terroir avec celle, millénaire également, du vin de terroir français, est un exercice culturel et sensoriel qui attire de plus en plus d’amateurs chinois, désireux de renouer avec leur culture et disposant de moyens considérables pour assouvir leur soif. Ces grands amateurs appartiennent aux classes supérieures chinoises, entrepreneurs, dirigeants d’entreprises, cadres de l’hostellerie et de la restauration, cadres supérieurs, chirurgiens… Ce sont de grands amateurs éduqués et cultivés.
On aurait pu craindre, dans les années 2000, la disparition de ces produits de terroirs au profit des seuls produits de luxe mondialisés issus de la construction de goûts et propulsés par un puissant marketing. C’est l’inverse qui s’est passé, les produits d’origine sont recherchés par tous ceux qui ont réussi dans la vie. Apprécier et posséder ces vins ou ces thés d’origine est un des symboles majeurs de la réussite sociale et de la distinction culturelle qui va avec8. Comme l’écrit Aubert de Villaine9 qui a présidé l’association qui a obtenu la reconnaissance par l’UNESCO des « climats » des vignobles de Bourgogne au Patrimoine mondial de l’Humanité : « Face à la menace de standardisation des goûts, portée par la globalisation des cultures et la mondialisation des marchés, nos produits qui ont une origine, qui sont le reflet de notre identité culturelle, ouvrent, me semble-t-il, des voies passionnantes pour la construction de politiques territoriales durables. C’est pourquoi les règles de protection de ces identités culturelles locales sont essentielles, à condition bien sûr que ces terroirs et ces territoires soient compris comme des patrimoines vivants. »10
A l’heure de la mondialisation, les produits de terroir sont recherchés et appréciés, car ils sont regardés comme l’expression naturelle des lieux : « une œuvre conjuguée de l’homme et de la nature ». Ces produits sont de plus en plus recherchés et par conséquent convoités. Les grands thés de terroirs chinois et les grands vins de « climats » bourguignons en sont l’illustration parfaite. De surcroît, ils participent au vaste mouvement écologique de défense de l’environnement, dont les produits de terroir, issus de « bonnes pratiques viticoles », sont le fer de lance.
La dégustation géo-sensorielle en partage
Avant la création, dans les années 1960, à la demande de Pierre Charnay de l’INAO, de l’analyse sensorielle11 par Jules Chauvet, il avait existé une dégustation professionnelle, celle des gourmets. L’analyse sensorielle privilégie la dimension olfactive du vin. Elle fut popularisée par Jean Lenoir et ses coffrets d’arômes, ainsi que par les sommeliers avec leur mise en avant systématique de l’aromatique du vin. La critique viticole internationale commentera les vins selon ce modèle. La dégustation des gourmets se faisait avec le tastevin et privilégiait le toucher de bouche pour apprécier la qualité du vin et surtout de s’assurer de son origine. Revisité et dénommée aujourd’hui dégustation géo-sensorielle,12 le primat du toucher de bouche commence à nouveau à être reconnu par les professionnels et par les amateurs de vin13. Les amateurs chinois étant venus récemment à la dégustation des grands vins de terroirs, mais ayant la pratique de la dégustation des thés qui privilégie la bouche, s’engagent sans difficulté dans cette façon d’apprécier le vin. La société Tastespirit, implantée dans une dizaine de villes, dont Shanghai, Pékin, Canton et Shenzhen, popularise cette dégustation géo-sensorielle. Les membres du Club de grands amateurs qui en dépendent sont reçus en France, en Bourgogne en particulier, en privilégiant cette approche, par la participation à des ateliers de dégustation géo-sensorielle.
La dégustation du thé d’origine, comme la dégustation du vin d’origine, est à la fois émotionnelle et kinesthésique. Le qi, l’énergie qui tisse la trame de l’expérience, se rend visible et sensible dans le verre comme dans la tasse. Le verre géo-sensoriel, pensé par Jean-Pierre Lagneau, active l’énergie du vin, revitalise le vin de lieu, comme la théière en terre, celle du thé. Chaque produit d’origine génère en bouche une forme14. Un grand vin, comme un grand thé, délivrent ainsi leur message que l’on se plaît à reconnaître et à décrire.
L’énergie qui se dégage du grand thé, comme celle qui se dégage du grand vin, révèlent l’énergie du terroir, à travers les trois composantes caractéristiques de chacun des terroirs : le lieu physique (géologie, pédologie, topographie, etc.), le climat (méso et micro-climats) et l’homme. Ces trois parts constitutives de l’énergie délivrent le message du lieu de naissance du vin, comme le message du lieu de naissance du thé.
Le thé, comme le vin, sont une affaire de matière et de liquide, à condition d’être un thé d’origine et non un thé aromatisé de type industriel. Issus de lieux soigneusement identifiés par l’homme, en particulier par les moines bénédictins pour le vin, par les moines bouddhistes pour le thé, les raisins, comme les feuilles de thé, arrivent à leur maturité optimale régulièrement. L’énergie qui habite un fruit mûr ou une feuille de thé cueillie au bon moment, passe à travers la vinification (vin) ou l’infusion (thé) et produit dans ma bouche le souvenir que je pourrai raconter à d’autres.
La dégustation du thé est instituée depuis fort longtemps : c’est la pratique du gong fu cha, « thé d’art », « thé bien fait » en français. Comme pour la dégustation du vin, c’est un savoir-faire qui s’acquiert pour apprécier les qualités du thé et activer le partage entre convives avec toutes les interactions sociales qui l’accompagnent. Une certaine souplesse est recherchée dans un jeu impliquant l’eau, la chaleur et l’utilisation de la petite théière en terre cuite (gaiwan).
Comme en dégustation géo-sensorielle du vin, c’est l’énergie qui est ressentie et qui se rend sensible : beaucoup de feuilles, peu d’eau, infusion brève, plusieurs infusions successives. De trois ou quatre pour des thés légers ou de qualité moyenne, on passe à une quinzaine pour des thés d’origine de haute qualité.
Comme pour les grands vins de lieu qui se déclinent en secs, moelleux ou effervescents, il existe différents types de thés infusés : thé vert cru, thé blanc jeune, thé jaune (peu d’infusion), thé blanc vieilli, thé oolong, thé rouge, thé vert vieilli ou thé vert pu-er post-fermenté (beaucoup d’infusions). La vraie valeur du thé n’apparaît jamais à la première infusion, comme les terroirs, dans les grands crus, ne se révèlent que de nombreuses années après leur mise en bouteille. Certains thés de grande origine, tanniques et très chargés en énergie, ne commencent à « parler » qu’à la sixième infusion, pour initier un parcours d’une quinzaine d’infusions.
Comme pour le grand vin d’origine, le chemin énergétique du thé se déploie à travers le système bucco-nasal, puis dans l’espace entre bouche et œsophage, pour solliciter l’ensemble de l’organisme et s’imprimer dans la mémoire. Ainsi gardons-nous le souvenir des grands vins comme celui des grands thés.
Un peuple ouvert depuis plusieurs millénaires à l’énergie à la fois sensible et spirituelle indissociable de la culture chinoise, ne peut qu’adhérer facilement à la culture géo-sensorielle française qui se plaît à lire et à apprécier le message du lieu dans le vin de terroir. Avec les grands thés d’origine, comme avec les grands vins d’origine, nés sans aucun artifice chimique ou technologique, les frontières entre la sensation et la pensée sont abolies. Comme l’écrit Sophie Brissaud, « un peuple habitué depuis le début de son histoire à évaluer l’énergie subtile dans sa vie quotidienne (« l’homme véritable respire par les talons, les gens du commun par la gorge », écrivait le philosophe taoïste Zhvangzi quatre siècles avant notre ère) n’a aucun mal à décrire les directions que prend la sensation du breuvage. »15
En conclusion
Un amateur de produits d’origine, le vin et le thé en particulier, cherche dans leur consommation à savoir si c’est bon, ou si ce n’est pas bon, tout en cherchant à comprendre ce que c’est. Pour les grands amateurs de vin chinois, déguster un vin de terroir, comme apprécier un thé d’origine, relève de l’art de vivre et du plaisir d’être ensemble. Et si avec le vin on peut accéder à la volupté du vertige16, avec le thé on active la lucidité ! Deux pratiques hautement culturelles.