Vers un regain du vignoble de Thessalie : renouvellement des acteurs et patrimonialisation

Résumé

Problématique et contexte

Dans un pays viticole « intermédiaire » comme la Grèce (7ème rang européen pour ses surfaces), la Thessalie est une région marginale. Pour autant, les vignobles du nord de la Grèce ne sont pas absents et quelques terroirs de Thessalie bénéficient d’une réputation autour de vins ou de tsipouro de qualité (Tirnavos, Kastraki, Anchialos) (Sivignon, 1975, 1998). En outre, ces périphéries résistent et se développent même localement (nouvelles plantations, organisation des producteurs et rôle de coopératives, initiatives de négociants) (Péchoux, 1988).

En prenant appui sur la notion de ressource territoriale (Gumuchian, Pecqueur 2007), nous envisagerons comment la valorisation des petits vignobles passe par la mobilisation des acteurs du territoire et par trois phases (identification/appropriation de la ressource, activation et enfin spécification/innovation). Ces étapes supposent une démarche d'appropriation collective permettant un ancrage profond de la ressource dans le territoire vécu, participant ainsi de la patrimonialisation et de l'identité territoriale. Ce phénomène d’appropriation collective constitue le lien essentiel entre la spécification des ressources et l’identification du territoire : plus le territoire est identifiable, plus cela renforce le niveau de spécification des ressources et par la même, contribue à l’émergence à terme du territoire.

L’objectif de cette communication sera donc d’étudier comment les jeux d’acteurs en mobilisant le patrimoine, les valeurs culturelles et l’ancrage territorial, ont permis la renaissance des vignobles de Thessalie.

Méthodes de recherche et terrains d’étude

La recherche repose sur l’utilisation de données cartographiques précises (registre parcellaire) pour mesurer la diffusion de la culture viticole et sur des entretiens sur le terrain permettant de mieux saisir les jeux d’acteurs et les motivations des producteurs.

L’approche qualitative sera conduite à l’échelle de la Thessalie mais avec deux focus sur la bordure du Pinde et dans le micro-vignoble de Rapsani ; ce dernier comprend 150 ha sur des terroirs schisteux étagés sur les versants entre 200 et 700 m d’altitude, entre le Mont Olympe et la plaine littorale située au débouché des gorges du Tempé. Vignoble de qualité reconnu précocement par une AOC (labellisation dès 1932 ; AOC en 1970), il connaît un renouveau grâce à la combinaison de divers acteurs (vignerons indépendants, coopérative rachetée par le groupe TSANTALI en 1991) et à une forme de patrimonialisation.

Principaux résultats

L’analyse conduite en Thessalie montre les interactions entre renaissance et mise en patrimoine des vignobles. Ce cercle vertueux passe par des acteurs « intermédiaires » : rôle de la diaspora et de sa « reterritorialisation » en espace rural permettant la « révélation » de la ressource (Goussios, 2015), place des leaders privés ou coopératifs qui jouent sur les appellations d’origine, les marchés urbains et la mise en tourisme pour activer et spécifier la ressource viticole. En outre, beaucoup de consommateurs citadins, originaires des campagnes et ayant conservé de forts liens avec leurs villages d’origine, sont prêts à payer plus chers des vins issus de lieux connus, même s’ils ne bénéficient pas d’un label officiel. Plus globalement, dans un contexte de nouvelles valeurs patrimoniales et environnementales, l’image du vin est revalorisée auprès de la population locale, même si certains choix commerciaux (uniformisation des cépages et pratiques de vinification) peuvent aussi fragiliser les filières de qualité.

Plan

Texte

Dans un pays viticole « intermédiaire » comme la Grèce, la Thessalie est incontestablement une région secondaire. Pour autant, les vignobles ne sont pas absents et quelques terroirs bénéficient d’une réputation autour de vins ou de tsipouro de qualité (Tirnavos, Kastraki, Anchialos) (Sivignon, 1975, 1998 ; Péchoux, 1988). En outre, ces périphéries résistent et se développent même localement dans la période récente : nouvelles plantations, organisation des producteurs et impulsions décisives des coopératives, initiatives de vignerons indépendants et négociants. Dans le cadre de cet article, après avoir décrit ce processus de renouvellement nous tenterons de montrer comment les jeux d’acteurs en mobilisant le patrimoine, les valeurs culturelles et l’ancrage territorial, ont permis la renaissance des vignobles de Thessalie.

Le contexte Thessalien : marges et renaissance viticole

Rappelons à partir de la carte 1, que la géographie des vignes a connu quelques retouches en Grèce. Au début du XXe siècle, les ceps occupaient d’importants terroirs dans le Péloponnèse occidental, la Corinthie, l’Attique, les îles de Céphalonie et de Corfou (Sivignon, 1998). Depuis cette époque, le repli est sensible à Corfou ou en Messénie. Désormais, les vignes se concentrent clairement dans le sud de la péninsule et sur certaines îles (Crète, Attique, Eubée, Péloponnèse, îles d’Egée – Cyclades, Samos, Dodécanèse – ou de la mer Ionienne – Zante). Au nord, les ceps sont plus rares mais bien présents en Macédoine orientale (département de Kavala plutôt orienté vers le raisin de table) ou centrale (Naoussa), en Chalcidique ou en Thessalie. De fait, cette dernière région, ne représente que 4 % des vignes grecques avec 5 300 ha exploités en 2015 dont 4 300 ha pour le vin, et un millier d’hectares pour la production de raisins de table.

Le vignoble se disperse, comme nous le verrons, sur les piémonts des massifs montagneux environnants, sur les collines (« revenia »), plus rarement dans la plaine proprement dite. Animée par des petites exploitations viticoles peu spécialisées, la réputation viticole repose historiquement sur les vins rouges ou surtout sur le tsipouro, cette eau de vie obtenue par distillation de marc de raisin. Les vins et alcools sont largement destinés à l’autoconsommation et à la vente directe, parfois en vrac, souvent de façon informelle, sur les marchés de proximité, auprès des restaurateurs ou dans les caves particulières. Mais, classiquement, la majorité des producteurs paysans vend son raisin, la vinification étant alors réalisée par des coopératives ou par des marchands assembleurs et embouteilleurs. En Thessalie, on doit souligner l’importance ancienne des coopératives et de quelques négociants de Grèce du Nord comme Tsantali (Péchoux, 1988).

Cependant, comme ailleurs en Grèce, les dynamiques viticoles ont été marquées par des vagues d’arrachage dans les années 1980, encouragées par la CEE, et qui ont surtout concerné les piémonts de demi-montagne.

Carte 1

Carte 1

Les évolutions récentes sont sensibles. Grossièrement (carte 2), si la vigne résiste tant bien que mal à la pression touristique et urbaine autour de la capitale et dans certaines îles (par exemple à Samos), le recul est général sur les principaux « fiefs » viticoles à l’exception de la Grèce centrale (Phthiotide) et d’une petite partie du Péloponnèse. De fait, entre 2000 et 2009, ce sont bien la Thessalie et la Grèce septentrionale, qui connaissent les plus fortes croissances, sur des surfaces certes modérées et dans un contexte qui demeure peu viticole. Dans ces périphéries thessaliennes qui résistent et se développent localement, on note l’apparition de nouvelles plantations et l’émergence de domaines spécialisés. Cependant, la progression des surfaces s’est ralentie depuis 2008 et la crise économique, mais ces incertitudes ne doivent pas dissimuler la forte restructuration du vignoble en cours, avec notamment le développement des signes officiels de qualité et d’origine. Aujourd’hui, environ 10 % des vignes sont classées en AOP et 60 % en IGP. Dans le détail, sur la seule Thessalie (carte 3) et sur la période 2011-2014, on note des gains sensibles sur les surfaces en vigne, dans les terroirs de Rapsani, Tyrnavos, Messenikola ou sur le piémont vers Mouzaki. La plaine occidentale enregistre, au contraire, des pertes. La corrélation avec certaines zones bénéficiant des signes officiels de qualité et d’origine est intéressante (carte 4).

Carte 2

Carte 3 - Évolution des surfaces en vignes en Thessalie (2011-2014)

Source : Ministère de l’agriculture grec

Carte 3 - Évolution des surfaces en vignes en Thessalie (2011-2014)

Carte 3 - Évolution des surfaces en vignes en Thessalie (2011-2014)

Rappelons que les principales aires bénéficiant d’une dénomination géographique sont :

  • En AOP (PDO) : les terroirs d’Anchialos, Messenikola ou Rapsani ;
  • En IGP (PGI), les aires de Thessalie (1990), de Krania (2002, séparée de l’AOP Rapsani car elle accepte des cépages internationaux), de Kramonas (2006), des Météores (2006 pour les vins rouges), de Magnésie (2008), de Kardisa (2008) et d’Elassona (2010) au nord de Tyrnavos ;
  • S’ajoute la situation du tsipouro qui bénéficie de l’IGP dès 1989 avant que celle-ci ne soit révisée en 2008 avec les dénominations de tsipouro de Macédoine, de Thessalie ou de Tyrnavos

Source : Ministère de l’agriculture grec

Carte 4 - Les vignobles de qualité en Thessalie

Carte 4 - Les vignobles de qualité en Thessalie

Ces vins de qualité se substituent donc progressivement aux vins de table destinés à l’autoconsommation tandis que l’on observe des progrès dans la culture et dans les techniques de vinification ; les producteurs ont importé quelques cépages nobles (chardonnay, cabernet sauvignon, syrah) mais surtout sélectionné des cépages locaux de qualité. Aux côtés des acteurs classiques, dont les coopératives, un groupe de « nouveaux » viticulteurs s’est lancé dans l’embouteillage et a pris pied sur les marchés régionaux. Quels sont donc, plus précisément, les formes et les acteurs de cette renaissance viticole thessalienne ?

Les formes du renouvellement : les trajectoires des principaux vignobles

Le cadre d’analyse fourni par l’approche en termes de « ressource territoriale » (Gumuchian, Pecqueur 2007) permet d’aborder ce renouveau pluridimensionnel du vignoble et son impact sur le développement des territoires. Selon ces analyses, on considère que la valorisation des ressources locales est favorable aux activités productives, notamment agricoles. La trajectoire de développement repose sur la valorisation de la seule chose qui ne soit pas « délocalisable », c’est-à-dire le territoire rural lui-même et ses aménités, ses agréments (cadre de vie et de résidence, environnement, patrimoine matériel et immatériel, etc.) et ses ressources distinctives. D’autant que l’on peut bénéficier d’une demande des consommateurs pour les produits (alimentaires ou non) et services dits « spécifiques » permettant de dégager des plus-values surtout si des complémentarités existent entre eux (idée du « panier de biens et de services ») ; un cercle vertueux s’installe dans lequel les qualifications se renforcent les unes les autres, tandis que l’image d’un territoire de qualité contribue à la « survalorisation » économique de ses productions. La zone rurale peut alors se développer durablement à condition que les acteurs se mettent en relation, se coordonnent et s’inscrivent dans une dynamique collective en activant les relations sociales, porteuses d’innovations, en organisant ses « ressources territoriales » et en concevant un projet (Campagne et Pecqueur, 2014). Il faut dire que, dans cette grille de lecture théorique, les ruralités présentent d’incontestables opportunités de développement en jouant sur la proximité et les liens géographiques et socio-culturels entre acteurs locaux à condition qu’émergent de nouvelles formes de coopération/coordination avec l’appui des collectivités, parfois des laboratoires universitaires et surtout d’une multitude d’associations locales culturelles, notamment celles issues de la diaspora grecque (Goussios, 2015).

Notre analyse repose non seulement sur une synthèse de travaux pluridisciplinaires conduits dans plusieurs secteurs de Thessalie depuis une quinzaine d’années dans le cadre d’un master franco-hellénique dédié aux dynamiques territoriales. Il rend compte également d’enquêtes de terrains auprès de différents socioprofessionnels (agriculteurs-vignerons, vinificateurs, responsables de coopératives, responsables locaux) permettant de mieux saisir les jeux d’acteurs et les motivations des producteurs sur des zones-test, et d’une analyse de données cartographiques (registre parcellaire adossé à la Politique Agricole Commune) pour mesurer la diffusion de la culture viticole et définir les secteurs d’étude. La carte 5 permet ainsi de localiser les parcelles déclarées en vigne sur l’ensemble de la Thessalie. On remarque d’emblée la présence d’îlots viticoles diffus dans toute la région mais aussi l’existence de foyers davantage spécialisés.

Source : Registre parcellaire graphique, Ministère de l’agriculture

Carte 5 : Parcelles de vigne et emplacement des blocs diagrammes

Carte 5 : Parcelles de vigne et emplacement des blocs diagrammes

Dans la première catégorie, un bloc-diagramme (Figure n°1) permet de visionner l’organisation des micro-vignobles sur le versant oriental, semi-montagneux, de la plaine de Thessalie, dans la partie amont du bassin du Pinios, à proximité des petites villes de Kalambaka et Kastraki, et du site des Météores. En situation de piémont, s’étageant sur des coteaux vers 300-400 m d’altitude, ou bien ponctuellement dans la plaine, on remarque la grande dispersion des parcelles, souvent de petite taille mais géométriques dans les parties basses, héritage de la réforme agraire de Venizélos (1917-1926) (Péchoux, 1975).

Source : Registre parcellaire graphique, Ministère de l’agriculture

Figure 1 : le vignoble de Kastraki et ses micro-parcelles

Figure 1 : le vignoble de Kastraki et ses micro-parcelles

Les vignobles davantage spécialisés connaissent des parcours diversifiés. Celui de Tyrnavos (fig. 2), au nord de Larissa est le plus important, avec environ 2 100 ha. Il bénéficie d’une IGP depuis 1990 (révisée en 2004). Les agro-terroirs sont assez différenciés avec des vignes établies sur des marnes ou conglomérats dans la plaine ou sur les marbres et calcaires sur les hauteurs, notamment sur des replats ou bassins intérieurs situés à l’est. Ce vignoble est ancien, mais il a subi le choc du phylloxera en 1929, auquel a succédé des replantations avec nouveaux cépages (bantiki, rozaki, muscat). Aujourd’hui, les ceps de roditis blanc, muscat de Hambourg (dit « Muscat de Tyrnavos ») ou de limniona dominent. On compte cinq caves principales, dont une importante coopérative contrôlant plus de 500 ha et 400 producteurs. Fondée en 1925, cette coopérative a longtemps été pilotée sous l’égide de l’Union des Coopératives agricoles de Larissa, puis s’est constituée une association de producteurs. Outre une gamme de vins diversifiée, cette coopérative est connue pour sa grosse production de tsipouro.

Source : Registre parcellaire graphique, Ministère de l’agriculture

Figure 2 : le vignoble spécialisé de Tyrnavos

Figure 2 : le vignoble spécialisé de Tyrnavos

Le vignoble de Nea Anchialos (fig. 3) est plus modeste (300 ha dont 165 en AOP) et sur des terroirs très différents, dans une plaine littorale, à l’ouest du golfe pagasétique, sur des sols limoneux et sableux ou caillouteux.

Source : Registre parcellaire graphique, Ministère de l’agriculture

Figure 3 : le vignoble littoral de Nea Anchialos

Figure 3 : le vignoble littoral de Nea Anchialos

Les ceps ont été implantés par des réfugiés originaires de Bulgarie (sur la côte de la Mer Noire) au début du XXe siècle (1908) et c’est une première coopérative constituée en 1918 qui encourage la viticulture. L’ensemble bénéficie d’une AOP relativement ancienne (1969) avec une gamme assez large de cépages : roditis (80 %) et savatiano blanc, grenache, merlot, syrah, ugni. On compte désormais quatre caves principales dont la coopérative centenaire Dimitra regroupant à elle seule 400 ha et 130 producteurs, après avoir bénéficié d’importants travaux dans les années 2000 ; cette coopérative transforme à la fois des vins – dont une gamme résinée, du tsipouro et de l’huile d’olive. Une autre cave (Apostolaki), fondée en 1958, combine production de tsipouro/ouzo pour l’export et des vins biologiques.

Photo : Laurent Rieutort, mars 2018

Photo 1 : les installations de la coopérative Dimitra pour la distillation du tsipouro

Photo 1 : les installations de la coopérative Dimitra pour la distillation du tsipouro

Le vignoble de Messenicola (fig. 4) couvre moins de 100 ha, autour des villages de Messinicola, Morfovouni ou Moschato avec des extensions vers Karditsa. Il est caractéristique d’un ensemble en plein renouveau après des phases difficiles. Principalement situé sur des coteaux bien exposés (jusqu’à 750 m d’altitude), parfois mêlé d’oliviers, sur des sols rocheux, argileux sur flysch ou sur cônes de déjection dans ce piémont du Pinde, à proximité de la zone touristique du lac Plastira. Sous l’impulsion des élus locaux, il bénéficie d’une AOP depuis 1994 qui spécifie notamment des rendements limités et les cépages mavro messinikola (70 %), mavromoschato, roditis et carignan ou syrah, voire rosaki (rosé) ; des cépages locaux comme le badiki ou le sefka ont été abandonnés. La production, émiettée en un grand nombre de producteurs, est polarisée par quelques vignerons indépendants après le désengagement de la coopérative de Karditsa, à l’image de la cave Kalamatas (créée en 2003 ; 20 ha) ou la cave Karamitros / Monsieur Nicolas (10 ha).

Source : Registre parcellaire graphique, Ministère de l’agriculture

Figure 4 : le vignoble semi-montagneux de Messenicola

Figure 4 : le vignoble semi-montagneux de Messenicola

Photo : Laurent Rieutort, mars 2019

Photo 2 : vignoble de plaine à Kallifono au pied du massif des Agrafa (au loin vers l’est, le Mont Olympe)

Photo 2 : vignoble de plaine à Kallifono au pied du massif des Agrafa (au loin vers l’est, le Mont Olympe)

La typologie des producteurs de ce vignoble de Messinicola, proposée par M.-L. Vedrenne (2017) est assez symptomatique du paysage des autres secteurs viticoles. L’auteure repère ainsi des micro-viticulteurs, souvent âgés, qui recherchent un complément de revenu et la valorisation du patrimoine familial ; ils disposent souvent de moins d’un hectare (avec quelques oliviers) et pratiquent ordinairement la vente de raisins, donc sans vinification. Un deuxième type regroupe des doubles-actifs, détenant de 0,7 à 1,5 ha, et combinant la transformation du raisin en vin et tsipouro pour la consommation familiale élargie et un réseau de clients locaux. Les viticulteurs professionnels exploitent de 3 à 5 ha, à plein temps, avec davantage d’investissements, l’adhésion à des coopératives (Dyonisos à Karditsa mais hors AOP) ou la vente à une clientèle de proximité voire sur la cave particulière. Enfin, des « entreprises viticoles » émergent avec 5 à 10 ha de ceps, auxquels s’ajoutent souvent l’achat de raisins à d’autres exploitants ; ces vignerons se sont souvent installés à la fin des années 1990, avec de gros investissements sur les chais (y compris pour la commercialisation), en bénéficiant du soutien des collectivités territoriales. Les ventes se dirigent vers des négociants spécialisés ou se font directement à la cave.

Photo : Laurent Rieutort, mars 2019

Photo 3 : Complant vigne-oliviers proche de Messinikola

Photo 3 : Complant vigne-oliviers proche de Messinikola

Enfin, le spectaculaire et renommé vignoble de Rapsani (fig. 5) s’étend sur moins de 150 ha autour de quatre villages (Rapsani, Ambelakia, Pyrgetos, Krania) et sur des coteaux schisteux, bien exposés, entre 300 et 800 m d’altitude, entre les chaînes de l’Ossa et de l’Olympe, dominant la plaine littorale de la Mer Egée et du golfe Thermaïque.

Source : musée de la vigne et du vin à Rapsani

Photo 4 : Le vignoble de Rapsani dans les années 1930

Photo 4 : Le vignoble de Rapsani dans les années 1930

Les vins de la dénomination Rapsani ont été reconnus par l’État grec dès 1932, puis la préservation de ce vignoble a bénéficié de l’intervention de la Banque agricole dans les années 1960 ; il obtient l’AOP en 1971 avec toute une hiérarchie de vins. Les cépages sont le xinomavro (plutôt au nord), les krassato et stavroto (au sud), auxquels s’ajoutent les syrah, grenache, merlot, cabernet ou sauvignon blanc. La principale cave locale a été rachetée en 1991 par le groupe Tsantali, qui a réalisé des investissements importants lui permettant d’afficher cette appellation dans sa gamme de produits aux côtés des vins du Mont Athos, d’Halkidiki, de Maronia ou de Naoussa en Grèce du nord, mais aussi des vins de Santorin (vinsanto en particulier). D’autres caves plus modestes et récentes sont installées à Rapsani, comme Dougos (1992 ; 15 ha en viticulture bio) ou Ktima Katsaros (10 ha en bio également).

Source : Registre parcellaire graphique, Ministère de l’agriculture

Figure 5 : le vignoble de pente de Rapsani

Figure 5 : le vignoble de pente de Rapsani

Nouveaux acteurs et nouvel ancrage territorial

Ce rapide tour d’horizon des vignobles de qualité de Thessalie permet de saisir les principaux ingrédients de ce regain viticole qui combine divers facteurs.

Un premier élément est clairement associé au dynamisme de vignerons indépendants, dont des récemment installés qui se lancent dans le métier avec de nouvelles pratiques (viticulture bio, vinification et commerce, œnotourisme). Le mouvement avait commencé dès le début des années 2000, et avait parfois été une conséquence des difficultés des spéculations « classiques » de la plaine comme le coton irrigué, moins subventionné par la Politique Agricole Commune (Perucho et al., 2015). La crise économique grecque a encore accru le mouvement de « retour » vers les campagnes et les métiers de la terre et de l’élevage, qu’il s’agisse de retraités qui tentent de compléter leurs maigres ressources par une petite activité marchande ou, surtout, de jeunes urbains, souvent diplômés et issus de familles agricoles villageoises, qui tentent une installation ou une diversification dans la viticulture.

A Paliouri, à proximité de la zone de Messinicola, voici l’exemple de l’exploitation de M. Karathanos qui s’est spécialisée dans la production de vins et alcool hauts de gamme et notamment dans le vieillissement du tsipouro. M. Karathanos valorise un petit domaine familial de 10 ha de vignes, conduites en agriculture biologique. Le cépage dominant est le Moschato noir mais on trouve aussi le Limniona, Batiki, Mesenicola, Zacharokokkinoudi, Asyrtiko, Malagousia, Xinomavro, Roditis, Malvasia, ainsi que de la Syrah. En réalité, ce « néo-vigneron » s’est installé en 2009 après une carrière professionnelle et scientifique (doctorat sur les cépages autochtones) dans le domaine des vins et spiritueux. Chimiste-œnologue, juge international des concours de vins et spiritueux et président de l'Union des œnologues grecs, M. Karathanos a donc planté de nouvelles vignes, et créé des vins blanc et rouge, puis en 2011 le vieux tsipouro dénommé « PÚRO ». En 2015, il ouvre une micro-distillerie artisanale dans la construction a été soutenue par les collectivités territoriales et des fonds européens. M. Karathanos a repéré au moins une petite dizaine d’installations de nouveaux vignerons dont le département de Karditsa ; il apporte une aide technique à ses collègues viticulteurs et constitue ainsi un petit réseau local.

Ce mouvement de retours au village avec la crise démultiplie les initiatives individuelles (2005-2011), puis collectives (depuis 2012) ; des compléments de revenus sont recherchés au début puis l’installation se fait progressivement, avec des investissements en plusieurs temps dans le matériel de vinification et les chais. Ces installations bénéficient du soutien – technique, logistique, commercial – de la famille élargie et de la communauté villageoise ; on retrouve aussi le rôle clé de la diaspora (Goussios, 2015 ; Goussios, Rieutort, 2018) qui accompagne le renouveau, en constituant à la fois un facteur de production (comme investisseur) et un débouché (comme une clientèle fidèle pour les produits viticoles et avec une forte capacité de mobilisation des réseaux de commercialisation). Par son action, la diaspora thessalienne montre qu’elle s’intéresse particulièrement aux vignobles locaux, aux investissements dans la viticulture et l’oenotourisme, à la gestion du patrimoine naturel et culturel. Elle intervient parfois directement comme propriétaire foncier pouvant faciliter l’installation de jeunes vignerons (par exemple avec la location à des prix symboliques de parcelles) ou comme ambassadeur des produits locaux. Ce rôle de la diaspora se combine plus généralement avec les pratiques des consommateurs citadins prêts à payer plus chers des vins issus de lieux connus, de villages d’origine. La demande des marchés urbains et du tourisme (Lac Plastira, Météores) s’associe à ces éléments pour activer et spécifier la ressource viticole et l’associer en « panier de biens » à d’autres services.

Un deuxième facteur explicatif est la place renouvelée des négociants – le meilleur exemple étant Tsantali pour le vignoble de Rapsani – ou de grosses coopératives qui s’orientent progressivement vers la qualité (Tyrnavos, Anchialos).

Enfin, un dernier élément à prendre en compte, comme on l’a vu, est la place des signes officiels de qualité, parfois anciens mais revalorisés récemment dans une démarche de spécification de la ressource. L’ensemble de ces ingrédients contribue à la réorientation stratégique des exploitations viticoles vers un mode de développement « territorial » qui s’appuie sur les liens géographiques et socio-culturels de la famille agricole et sur l’immersion dans le patrimoine vigneron à travers savoirs et pratiques pour reconstituer le terroir et faciliter l’ancrage/la différenciation des systèmes viticoles ainsi que la coopération entre exploitants ; cette place de la patrimonialisation en cours est clairement observable dans l’aménagement de musées, par exemple à Messinicola ou Rapsani, ou dans les nouvelles entreprises œnotouristique.

Un bon exemple de ces projets émergents est celui de la cave Filia, à Sofades. A partir d’une tradition familiale maintenue malgré un environnement local peu favorable, les vignes étant arrachées pour passer à la grande culture dans cette plaine située à moins de 200 m. d’altitude, au début des années 1990, un vigneron - Vaios Xanas – associé à un ami économiste – tente de recréer un vignoble, qui atteint aujourd’hui une dizaine d’hectares. Rejoints par un autre ami, ingénieur mécanicien, les trois associés fondent leur propre cave en 2014 ; le chai et la cave sont établis dans un bâtiment moderne et à faible consommation d'énergie, qui dispose en plus d’une vaste espace de dégustation où des œuvres artistiques peuvent être exposées. La société propose des vins de cépage, créés notamment à partir de variétés locales (Assyrtiko, Malagousia, Muscat noir et Limnionas) mais aussi « internationales (Chardonnay, Sauvignon blanc, Merlot, Cabernet Sauvignon et Syrah).

Photo : Laurent Rieutort, mars 2019

Photo 5 : La cave Filia à Sofadès qui s’ouvre à l’oenotourisme

Photo 5 : La cave Filia à Sofadès qui s’ouvre à l’oenotourisme

On assiste finalement à une double réinsertion de la viticulture thessalienne, à l’échelle du terroir (récupération des anciennes parcelles, adoption des systèmes de production moins intensifs) et du territoire (mobilisation du patrimoine commun, moindre concurrence entre petites et moyennes exploitations) avec l’émergence de nouvelles formes de coopération/coordination pour valoriser et spécifier les ressources viticoles (groupements de producteurs, coopératives, etc.). Cette dynamique territoriale bénéficie également de l’appui des Agences de Développement Local, des laboratoires universitaires et de la multitude d’associations locales (culturelles, environnementales, des membres de la diaspora).

Figure 6 : Travail sur les terroirs à Ellinopyrgos

Figure 6 : Travail sur les terroirs à Ellinopyrgos

Figure 6 : Travail sur les terroirs à Ellinopyrgos

Accompagnement par l’Université de Thessalie de l’installation de nouveaux agriculteurs et travail sur les terroirs et les cépages locaux à partir d’une cartographie et selon les témoignages des anciens villageois : kerino (Κέρινο), grand raisin blanc de table, bantiki (Μπαντίκι) petit raisin blanc de table, kontokladi (Κοντοκλάδι) grand raisin rouge de table et de cuve.

Conclusion

Le renouveau qualitatif de la viticulture en Thessalie est un bon exemple de processus de ré-ancrage d’une marge viticole grecque grâce à une combinaison d’acteurs (nouveaux vignerons, anciennes coopératives) soutenus par des réseaux collectifs très agiles, et à une dynamique de valorisation des ressources viticoles spécifiques, pouvant s’associer avec d’autres biens culturels, touristiques et patrimoniaux.

Pour autant, cette dynamique positive demeure incertaine du fait des difficultés d’agrandissement des exploitations professionnelles (forte pression foncier et manque de droits de plantation) et des fragilités commerciales y compris pour les filières de qualité (capacité d’adaptation inégale des coopératives ; risque d’uniformisation des cépages et pratiques de vinification, absence d’AOP pour le tsipouro qui demeure un produit peu ou pas exporté).

Références bibliographiques

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  • VEDRENNE M.-L. (2017), Diagnostic agraire dans la semi-montagne est du Pinde, Dèmes de Mouzaki et de Plastira, Thessalie occidentale (Grèce), Diplôme d'ingénieur, Mémoire de fin d'études, AgroParisTech, 100 p.

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Laurent Rieutort, Eric Langlois et Giannis Faraslis, « Vers un regain du vignoble de Thessalie : renouvellement des acteurs et patrimonialisation », Territoires du vin [En ligne], 10 | 2019, publié le 16 octobre 2019 et consulté le 25 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/territoiresduvin/index.php?id=1771

Auteurs

Laurent Rieutort

Université Clermont-Auvergne – UMR Territoires

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Eric Langlois

Université Clermont-Auvergne – UMR Territoires

Giannis Faraslis

Université de Thessalie – Laboratoire de l’Espace Rural

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