Un patrimoine unique : les pressoirs (« Tinas ») au milieu des vignes dans le centre de la Catalogne

Traduit de :
Un patrimonio único: los lagares (“Tinas”) en medio de la viñas en la Cataluña central

Plan

Texte

Traduction en français de l’article : Maria Teresa Martin Bertrand (Agrégé d’Espagnol), Catalina Martín Calzada et Joël Brémond (Professeur à l’Université de Nantes)

INTRODUCTION

La région de Bages située dans le centre de la Catalogne est depuis très longtemps une région productrice de vins. Dans des fouilles archéologiques d’époque romaine, les trulls et les dolias retrouvés indiquent que l’on produisait et que l’on élaborait du vin. Dans des parchemins d’achat et de vente de terres des Xe et XIe siècles, les vignes sont nombreuses et dans certaines endroits de la région la culture de la vigne fut sans doute majoritaire (BENET CLARA 1993). Les interdictions promulguées au XIVe siècle selon lesquelles il était interdit d’introduire une récolte, les inventaires post-mortem de ces siècles, les manifests du XVe siècle de Manresa, prouvent que la vigne était une des principales activités économiques de la région.

C’est cependant au XVIIe siècle que l’on commença à planter des vignes de façon systématique et l’expansion s’accéléra surtout au XVIIIe siècle. Il existe des statistiques fiables du milieu du XIXe siècle sur l’importance du vignoble dans cette région. Selon les cadastres de 1860, la vigne occupait 22,1% de l’extension totale de la région (18 723,3 ha) et 63,5% du total des terres cultivées. Avant l’arrivée du phylloxéra, elle atteignit 22 300 ha et en 1890, le Bages était la région de la Catalogne qui produisait le plus de vin. (FERRER ALOS 1998).

Le Bages qui approvisionnait en vin toute la Catalogne intérieure qui n’en produisait pas, la “montagne”, comme on disait à l’époque, peut expliquer cette expansion. Ces marchés prisonniers furent la clé du maintien de la production viticole mais aussi certainement sa faiblesse, ne consolida pas de structures commerciales. Les muletiers de ces régions descendaient acheter le vin et ce débouché si sûr devint à la longue un problème lorsque les communications furent meilleures.

Dans ce travail nous allons présenter une architecture insolite de pressoirs au milieu des vignes utilisés pour l’élaboration du vin, qui représentent un patrimoine de grande qualité et originalité que l’on trouve majoritairement à Mura, Rocafort i Pont de Vilomara et Talamanca. Pour comprendre leur construction il est important de voir l’évolution de l’outillage utilisé pour élaborer le vin.

Le pressoir: tina ou cup en catalan

La première partie du processus de vinification consistait à fouler le raisin au pied pour extraire le moût et à le déposer dans un récipient pour que le processus de fermentation commence. Dans 85% des parchemins étudiés des Xe et XIe siècles de l’ancienne région de Manresa on trouve des cups et des tones. Nous pouvons donc imaginer qu’ils étaient les plus importants dans la vinification. Nous ne savons pas comment ils étaient, mais le fait qu’ils soient toujours ensemble nous fait dire que le cup servait à l’élaboration et que la tona (plus tard appelée Bota servait à conserver le vin. À ce moment-là, le mot tina disparaît des documents (BENET CLARA 1981; BENET CLARA 1993).

Un problème pratique se posait à mesure que la production de vin augmentait. Si le cup était le lieu où les raisins étaient foulés et où à la fois le moût fermentait, la quantité de moût devenait si importante qu’elle ne permettait plus de presser davantage de raisin. Par ailleurs, le cup était si grand qu’une personne risquait de s’y noyer. Il fallut donc différencier le récipient où le raisin était foulé de celui où le raisin foulé était conservé et fermentait. Dans la liste établie des récipients des Xe et XIe siècles nous trouvons d’une part les cubells (peut-être des petits pressoirs) et les folladors, mot qui venait de follar, qui en catalan signifie “fouler le raisin pour en faire du moût”. Le dernier mot finit par s’imposer et dès la moitié du XIe siècle nous trouverons les folladors (petits récipients pour fouler le raisin) dans toutes les bodegas du Bages jusqu’au XVIe siècle.

Folladors et cups creusés dans la roche

Folladors et cups creusés dans la roche

La vinification à l’extérieur ne fut pas un phénomène du XIXe siècle. Il faut remonter au XIVe siècle pour avoir des preuves archéologiques de l’existence d’un pressoir au milieu des vignes en Catalogne et dans une bonne partie du bassin méditerranéen1. Ces fouilles sont intéressantes car nous retrouvons les deux récipients de vinification déjà cités, creusés dans la roche: le follador (le petit récipient dans lequel le raisin était foulé) et le cup (où il fermentait).

Dans le Bages il existe deux ensembles. Le premier est celui de Can Riols (Navás) sur la rive gauche du Cardener qui est composé de deux réservoirs liés entre eux. Les dimensions du premier qui servait de follador où le raisin était foulé étaient de 1,5 m de diamètre sur 60 cm de profondeur. Le deuxième de 1,65 m de diamètre sur 1,7 m de profondeur servait de dépôt de fermentation. On trouve un autre exemple à Pla de Sant Pere (à l’est de Navás, entre Viver et Serrateix) où il y a cinq réservoirs creusés dans la roche. Il s’agit en réalité de deux ensembles : dans l’un on trouve un follador de 60 cm de diamètre sur 30 cm de profondeur qui alimente un réservoir de 1,10 m x 1m et dans l’autre, le follador mesure 90 cm x 40 cm et alimente deux réservoirs de 1,9 m x 0,75 m et 1,10 m x 0,4 m. Nous reproduisons les schémas des archéologues afin de mieux comprendre (DAURA i GALOBART 1988).

Schéma de follador et tina creusés dans la roche à Can Riols (Navàs)

Schéma de follador et tina creusés dans la roche à Can Riols (Navàs)

Piadora ou “follador” et “cup” ou “tina” à Flix (Tarragone)

Piadora ou “follador” et “cup” ou “tina” à Flix (Tarragone)

Cette même façon de vinifier existe ailleurs en Catalogne. À Flix, sur la commune de Balaguer (région de Noguera), huit trulls retrouvés dans les fouilles présentent le même schéma que ceux de Navás et se trouvent au milieu des champs, dans la roche tendre qui pouvait se travailler facilement. Dans les terres de Lleida on parle de trull et tout semble indiquer que ce concept incluait la piadora qui serait l’équivalent du follador du Bages, un récipient où le raisin était foulé (ou piava en catalan), avec une ouverture ou une descente qui permettait au moût de circuler jusqu’au cup où il fermentait (FITE i BERTRAN 1993)2. La céramique retrouvée indique que les ensembles de Navás et de Flix datent du XIVe siècle.

Il s’agissait donc d’une des façons d’élaborer le vin, car ces restes archéologiques existent dans divers lieux de la Péninsule. Ce schéma de vinification était composé de deux récipients en bois (follador et cup) ou en pierre, creusés dans la roche, information qu’il est intéressant de retenir.

L’apparition du mot tina dans le Bages au XIVe siècle

Le mot tina remplaça le mot cup dans le Bages du XIVe siècle. Ainsi, la tina et le follador existaient dans presque toutes les maisons. Marc Torra a étudié les manifests du XVe siècle de la ville de Manresa où l’on fit l’inventaire des biens immeubles des habitants dans lesquels les biens présents dans les bodegas sont détaillés. Le tableau 1 résume le contenu des bodegas de Manresa en fonction des divers manifests rédigés (TORRAS SERRA 1996: 83-110).

Tableau 1 : Contenu des bodegas de Manresa selon les manifestsde Manresa du XVe siècle

Manifest n Vaiselle Bouteilles Tonneaux Tinas Folladores
1408-1411 634 346 20 20 - 13
1453 431 268 11 - - 3
1480-1482 246 17 522 11 152 141
1485-1487 280 - 634 - 192 157
1490-1493 339 - 650 2 193 162

n (nombre de déclarations dans le Manifest)
Source: (TORRAS SERRA, 1996: 83-110)

Selon ce tableau, dans la première moitié du XVe siècle, les manifests ne citaient que le mot “vaisselle” sans mentionner leur contenu réel. En revanche, à partir de 1480 on détaille ce qu’il y avait dans chaque bodega. Nous pouvons constater qu’il y avait en moyenne deux tonneaux par maison et la même quantité de tinas et de folladores. Le mot tina est consolidé pour désigner un des récipients nécessaires à la vinification et apparaît presque toujours avec le mot follador, qui est l’autre récipient plus petit qui sert à fouler le raisin3.

Cup ou tina en bois.

Cup ou tina en bois.

Les fouilles des 26 inventaires confirment l’existence d’une bodega entre 1385 et 14264. Dans 22 inventaires (84,6%) il y a 28 tinas (1,27 tinas par inventaire). On précise la capacité pour 20 tinas qui à cette époque là s’exprime en somades5 avec une moyenne de 28,5 somadas pour chaque tina. Si l’on accepte que la somada et la carga représentent la même unité, nous pourrions affirmer que les tinas de la fin du XIVe siècle et du début du XVe avaient une capacité de 28,5 cargas de récolte (3556,8 kg). Les tinas sont presque toujours accompagnées de folladores qui apparaissent dans 23 inventaires (88,5%). Au total on en trouve 30 (1,3 par inventaire). Les inventaires nous donnent aussi la capacité des folladores qui est de 5,7 somades en moyenne. Si nous acceptons cette relation nous pourrions dire que la capacité des folladors était de 711,4 kg. Ainsi, le follador (qui servait à fouler le raisin comme nous l’avons déjà dit) était cinq fois plus petit en capacité que la tina.

Les tinas et les folladors étaient-ils en bois ou étaient-ils construits? Ceci n’est pas mentionné dans les inventaires des XIVe et XVe siècles, qui normalement répertoriaient des biens meubles de façon détaillée et énuméraient de façon générique les biens immeubles (une maison, un lopin de terre). Nous pouvons en déduire que les tinas et les folladores étaient en bois, car il sont clairement spécifiés. S’ils avaient été construits ils feraient partie des biens immeubles et ils n’apparaîtraient que lorsqu’on mentionnerait leur situation, c’est pourquoi nous pensons qu’ils disparaîtraient des documents, ce qui fut le cas.

Les inventaires sur lesquels nous avons travaillé datent du XVIe siècle et montrent des changements par rapport aux siècles précédents6. Dans un premier temps, les références à tinas et folladores disparaissent (dans 9 inventaires sur 24), ce qui indique qu’ils ne font plus partie des biens meubles. Dans un deuxième temps, on commence à préciser si la tina et le follador sont en bois ou sont parfois une construction (“una tina de fusta de 30 cargues” “un follador de fusta gran” “una tina de pedra de 50 cargues”). Ceci nous indique que les tinas construites augmentent et doivent être différenciées des tinas en bois. Pour finir, les folladors commencent à disparaître des inventaires (seulement 4 sur 24 inventaires) et nous trouvons des tines de petite capacité (de 5 à 7 cargas) qui semblent plus anciennes que les folladors et que l’on finit par confondre avec les tinas.

Image

Les inventaires du XVIIe siècle viennent couronner cette tendance et éclaircissent les doutes du XVIe siècle7. Quatre tines seulement sont trouvées dans 24 inventaires et les folladors ont complètement disparu. N’y avait-il pas de tines? Bien au contraire, mais à présent elles étaient construites et faisaient partie de l’ensemble des biens immeubles de la maison. On ne les détaillait donc pas toujours. En 1609, dans un inventaire, on trouve: “una tina de cairó de algunas 60 cargues ab son brescat de pots de fusta de pi”. La nouvelle tina construite était quelque peu différente de la tina en bois du XVe siècle: elle permettait de fouler le raisin sur des planches en bois (brescat) et permettait ainsi l’élimination totale de l’ancien follador (voir le schéma).

Tout au long des XVIe et XVIIe siècles la tina réalisée prit progressivement forme. Elle nous est parvenue recouvertes à l’intérieur de carreaux de faïence (cairons) émaillés. La nouvelle tina, qui avait les deux fonctions grâce à une solution très simple, mit fin à la nécessité d’utiliser deux récipients (un pour fouler le raisin et l’autre pour que le moût et la peau fermentent).

Le récipient carré ou circulaire s’élargissait de 40 centimètres environ avant le haut du récipient, ce qui lui permettait de supporter des planches en bois de chaque côté (posts). La récolte était renversée sur ces planches puis foulée et le moût s’écoulait entre les planches en bois. Quand la récolte était suffisamment foulée, on séparait les planches en bois et toute la peau tombait au fond de la tina. Cet ensemble de planches en bois portait le nom de brescat, qui rappelle la ruche des abeilles avec ses rayons hexagonaux. Le fait d’être construites les rendait plus solides et permettait ainsi d’unir les structures et qu’une ou deux personnes montent sur le brescat pour fouler la récolte. Il était donc totalement logique que le follador disparaisse des documents puisqu’il n’avait plus de raison d’exister avec la nouvelle tina.

Tina ronde recouverte de céramique émaillée (cairons) pour être imperméable.

Tina ronde recouverte de céramique émaillée (cairons) pour être imperméable.

(photo Laia Miralta)

La capacité des tinas variait d’une maison à l’autre, en fonction de la récolte que l’on pensait faire. En général elles mesuraient 2,5 m de diamètre sur 3 m de profondeur. Il y avait au niveau de la partie inférieure de la tina une petite ouverture qui permettait d’extraire le vin fermenté. Il s’agissait d’une partie carrée, bien taillée, avec une ouverture appelée boixa. Sous la boixa il y avait un petit récipient où les comportes (portadoras) étaient placées pour pouvoir recueillir le vin élaboré. Pendant un certain temps, le travail dans la tina eut donc lieu par le haut quand le raisin était foulé et par le bas lorsqu’on on tirait le vin. Il fallait donc penser à construire la tina dans un lieu où il serait facile de vider la récolte et de vider le vin. Très souvent donc, les tinas étaient construites près d’’une denivellation naturelle qui permettait d’accéder plus facilement à la partie haute pour renverser la récolte et à la partie basse pour la vider.

La construction d’une tina supposait un travail important; c’est pourquoi le paysan pouvait participer à sa construction. Cependant, les tinas étaient construites par des maîtres d’oeuvre qui s’y connaissaient, puisque les cairons devaient être correctement placés afin de ne plus perdre de vin à l’avenir. Le détail des coûts de construction et de journées de travail sont assez bien connus. En 1785 pour construire une tina pour le mas Solei de Sant Salvador de Guardiola, il fallut 72 journées de travail d’ouvriers agricoles pour la fosse car il s’agissait du travail que le paysan qui travaillait la terre pouvait faire. Il fallut cuire 120 q de pierre calcaire pour obtenir de la chaux et la transporter sur le lieu des travaux; il fallut 88 journées de travail d’ouvriers agricoles pour ramasser du sable et faire le mortier, 24 journées de travail pour les maîtres d’oeuvre, 48 salaires d’ouvriers agricoles et 240 cairons qui devaient, comme à l’accoutumée, mesurer 40 x 40. Le coût total fut de 225 livres et il fallut de la main d’oeuvre spécialisée pour sa construction. Le paysan pouvait réduire le coût en assumant des journées de travail comme ouvrier agricole (FERRER ALOS 1987).

L’expansion de la vigne dans le centre de la Catalogne

D’autres travaux ont donné suffisamment d’informations sur l’importance de la vigne dans le centre de la Catalogne et sur son expansion continue tout au long des XVIIIe et XIXe siècles (FERRER ALOS 1998). Pour comprendre les problèmes de la vinification, il faut s’intéresser aux caractéristiques spécifiques de l’accès à la terre.

Le Bages fait partie de la Catalunya Vella. Tout au long de l’âge moderne le le droit de propriété de la terre fut contrôlé par les paysans propriétaires d’un mas8. L’expansion de la viticulture devait obligatoirement se faire sur des terres nues ou boisées de ces exploitations puisqu’elles contrôlaient la totalité de la terre. Ceci ne pouvait se faire que de deux façons:

a/ Face à l’augmentation de la demande viticole, les paysans des masías choisissaient de cultiver directement en faisant appel à des ouvriers agricoles. Dans ce cas, le processus de vinification avait lieu dans la maison même.

b/ Pour éviter les risques et peut-être faute de capitaux, on pouvait céder la terre à de petits paysans qui défrichaient, faisaient les travaux de plantation de la vigne, en échange de quoi, ils payaient en cédant une partie de la récolte. Dans ce cas, il y avait deux producteurs de vin: le paysan de la masía qui élaborait le vin de la partie qu’il recevait des paysans et les petits paysans qui vendangeaient les parcelles qu’ils avaient plantées. Il faudrait ajouter un troisième producteur de vin: une partie de la récolte était payée sous forme de dîme au seigneur qui pouvait vinifier dans un château ou dans une maison lui appartenant9.

 

Nous savons que les paysans de mas optèrent pour la culture indirecte de la terre et donnèrent la terre à cultiver grâce au contrat de rabassa morta, un contrat emphytéotique qui permettait de cultiver la terre pendant la durée de vie des ceps et qui pouvait être allongé grâce à l’utilisation des colgats et capficats, en échange de quoi ils devaient céder une partie de la récolte (normalement un quart au XVIIIe siècle puis un tiers quand la dîme commença à disparaître dans la première moitié du XIXe siècle)10.

Tableau 2 : Extension de vigne cultivée à rabassa morta dans quelques communes de la région de Bages en 1860

Tableau 2 : Extension de vigne cultivée à rabassa morta dans quelques communes de la région de Bages en 1860

Source: Élaboration personnelle à partir des cadastres de ces communes (Archives Corona de Aragón)

L’expansion de la vigne grâce à ce système impliqua une augmentation du nombre des petits paysans qui vivaient dans les villages proches des masías. L’exemple est fréquent: les petits paysans accédaient à une cour grâce à un affermage, ils demandaient un crédit (censal) pour le payer et ils construisaient une maison. Ils avaient droit à un potager qu’ils arrosaient avec l’eau des fontaines, des ruisseaux et grâce à une culture intensive, ils récoltaient des légumes en tout genre. Finalement, ils obtenaient deux ou trois vignes à rabassa morta dans les masías des alentours, auxquelles ils cédaient une partie de la récolte et sur lesquelles ils obtenaient l’excédent qu’ils pouvaient vendre. Dans le Bages, les femmes et les enfants qui travaillaient dans les usines textiles complétaient l’activité viticole. Le textile et la vigne étaient les principales sources de revenus.11

Pour la vinification, le mas devait disposer de tinas pour pouvoir faire sa propre récolte et pour celles des rabassaires. Les petits paysans devaient avoir au moins une tina pour élaborer le vin des vignes qu’ils cultivaient. Il était plus logique et plus sûr que ces tinas soient au domicile de chacun, ce qui fut la tendance générale. Cependant, la distance entre les vignes et la maison du petit paysan ainsi que le transport compliquaient la tâche. L’idéal était que les villages se trouvent relativement près des masías, même s’il est vrai qu’au XVIIIe siècle les espaces sans villages où l’habitat était dispersé dominaient. La distance entre les vignes et le lieu de résidence était donc importante. Dans les vignes du Bages les cabanes en pierre sèche étaient importantes. Elles servaient à se protéger de la pluie, manger, ranger des outils agricoles et même passer une nuit, quand les travaux le demandaient, mais elles ne permettaient pas de résoudre le problème du transport de la récolte (VIOLANT SIMORRA 1954) (SOLER BONET 1987; SOLER BONET 1994) (SOLER i PERARNAU 1985) (PLANS MAESTRA 1994).

Le manque de chemins carrossables compliquait le problème de la distance et obligeait à effectuer le transport manuellement grâce à l’utilisation de samalers (deux barres qui permettaient à deux hommes de porter sur les épaules une comporte), notamment quand il n’y avait pas d’animaux pour porter a bast (à dos d’animal) ou qu’il était impossible de louer une mule ou un âne. Pendant les vendanges le transport devait être relativement rapide pour éviter que le moût, qui était le résultat des raisins foulés et qui était versé dans la tina, commence à fermenter, alors que le reste des raisins était encore dans les vignes et arrivait lentement à cause du transport. Pour résoudre ce problème, certains paysans construisirent leur tina ou pressoir loin de leur propre maison. Les différentes typologies de tinas que nous trouvons dans le Bages sont la solution au problème de transport.

Zones d’habitat dispersé

Dans les zones où il n’y avait pas de villages autour des églises paroissiales et qui étaient très difficiles d’accès, la terre ne pouvait être cédée à rabassa morta sans résoudre le problème du logement. La solution la plus fréquente était que le propriétaire de la masía donne l’autorisation de construire une maison et parfois un potager en plus de la terre à vignes. Trop éloigné, le propriétaire n’avait pas d’autre solution s’il voulait que ses terres soient cultivées (pour pouvoir ainsi profiter des revenus que provoquait la demande de vin). Par exemple, le propriétaire du mas Figueres de Aguilar de Segarra affermait une parcelle de 4 journées de travail pour planter de la vigne, et il autorisait en même temps la construction d’une maison et d’un potager près du torrent. La multiplication des toponymes comme caseta ou casanova servaient à désigner de modestes maisons au milieu des champs.12

D’autres solutions au problème du logement pour les nouveaux rabassaires furent apportées. Il existait des rues de métayers puisque le propriétaire pouvait affermer en même temps que plusieurs métayers qui disposaient de cours pour leurs maisons. Ce fut le cas à Castellnou de Bages où l’on peut encore de nos jours voir les maisons avec leurs tinas à Putxot. À Rajadell le seigneur du château commença à affermer des maisons, des potagers et des vignes, créant ainsi un village qui existait à peine jusqu’alors. Il s’agissait de la seule façon d’avoir des paysans pour cultiver les terres dans des zones peu habitées. Au milieu du XIXe siècle à Rajadell et plus précisément à Cal Dalmau également, un édifice de 36 logements avec 36 tinas destinées aux rabassaires fut construit (PIÑERO SUBIRANA 2003).

Tinas dans les maisons du village

A Navarcles, en 1853, 72,6% des maisons du village avaient au moins une tina, face à 56,2% qui avaient des tonneaux et 8,4% avaient des pressoirs (dans cette liste il y avait également des familles qui n’avaient rien à voir avec l’agriculture). Si la famille se consacrait à la culture de la vigne, il y avait au minimum une tina dans la maison pour la récolte. Cet équipement devait remplir deux conditions. Premièrement, il devait être facile d’accès pour décharger les comportes pleines de raisins puis être facile à décharger grâce à des tonneaux placés à proximité pour les remplir aisément. Ces conditions n’étaient pas toujours réalisables et de fait, toutes sortes de solutions appropriées furent trouvées.

Dans les maisons où l'on avait construit une bodega souterraine, le brescat de la tina se trouvait au rez-de-chaussée. Il était recouvert pendant un an afin de ne pas gêner et découvert au moment des vendanges. Les porteurs (portadores) vidaient la récolte qui était foulée sans aucun problème. La boixa ou l’ouverture qui servait à vider, se trouvait dans la bodega où il y avait également les tonneaux. Il était relativement facile de les remplir.

Dans les maisons les plus pauvres il n’y avait pas de bodega souterraine, c’est pourquoi il fallait chercher d’autres solutions. Dans certaines maisons de Navarcles, par exemple, la tina se trouvait au premier étage. Dans une pièce, la tina était recouverte avec des planches en bois pendant toute l’année et découverte au moment des vendanges pour vider les comportes et fouler le raisin. La boixa ou point de vidage était au rez-de-chaussée et servait de modeste bodega. Une fois le processus terminé, on le couvrait à nouveau et la pièce retrouvait sa fonction habituelle.

Parfois, des dénivellation naturelless étaient utilisés. Si dans une maison il y avait une dénivellation entre la rue de devant et celle de derrière, la tina pouvait être construite en plaçant le brescat dans la rue la plus élevée, qui était l’endroit où la récolte arrivait. La boixa était du côté d’une dénivellation.

D’autres formules consistaient à enfouir à moitié la tina au rez-de-chaussée, ainsi seule une moitié était enterrée et l’autre était visible. De cette façon, on disposait de la moitié du rez-de-chaussée pour mettre la récolte et fouler le raisin, dans une position peu comode car il était facile de toucher le plafond. Dans certaines maisons, une petite fenêtre permettait de décharger les comportes quand on les ramenait des vignes. Pour vider la tina un escalier était construit afin d’atteindre la boixa et pouvoir manoeuvrer pour extraire le vin et le mettre dans les tonneaux qui se trouvaient également au rez-de-chaussée.

Schéma d’une maison avec une tina à moitié enterrée à Navarcles.

Schéma d’une maison avec une tina à moitié enterrée à Navarcles.

Quoi qu’il en soit, la tina était intégrée au schéma de construction de la maison d’habitation car elle était un élément fondamental pour la vinification. Quelle était la capacité de ces tinas présentes dans les espaces ? En réalité tout cela dépendait des vignes cultivées. Prenons l’exemple suivant: pour une petite exploitation capable de cultiver 16,5 q (superficie nécessaire pour pouvoir subsister en cultivant la vigne), avec des rendements de 4,24 cargas par q (ce que rapportait la vigne du mas Solei de Sant Salvaldor de Guardiola à la fin du XVIIIe siècle) dont il devait céder un quart au propriétaire, le petit paysan avait besoin d’une tina d’une capacité de 52,4 cargas (6 361,4 litres). Il fallait donc avoir une tina de 2 mètres de profondeur sur 2 de diamètre ou 1,80 de diamètre sur 2,5 de profondeur. Peu de paysans parvenaient à avoir cette superficie de terre, mais il faut signaler que les rendements tendirent à augmenter.

Les tinas de 50 cargas étaient assez habituelles dans les maisons des petits paysans. (FERRER ALOS 1995).

Tinas dans les masías.

Les autres maisons avec des tinas étaient des masías qui devaient réceptionner leur propre vendange, mais aussi celles qu’apportaient les métayers. La quantité de récolte était chaque année plus importante, ce qui fut un problème. Les tinas construites étant trop petites, il fallut en construire des nouvelles. L’espace intérieur de la maison rendait souvent l’installation de nouvelles tinas impossible, c’est pourquoi il fallut chercher de l’espace à l’extérieur. Le mas Solervicens de Navarcles, le mas de les Feixes de Corner, etc. sont des exemples de multiplication de tinas dans les masías à mesure que la vigne gagnait en superficie.

L’exemple du mas Santmartí de Serraïma peut illustrer ce procédé. La capacité de stockage de vin calculé à partir des tonneaux dans la bodega passa de 59 cargas au XVIIe siècle à 114 cargas dans la deuxième partie du XVIIIe siècle et à 215,5 cargas dans la deuxième partie du XIXe siècle. Elle dut certainement augmenter davantage avant l’arrivée du phylloxéra, mais nous ne disposons pas d’autres informations. Nous ne savons pas où était construite la tina au XVIIe siècle mais nous savons qu’au XVIIIe siècle une nouvelle bodega fut construite. À la fin du XIXe siècle le mas avait construit plusieurs tinas de capacité variable à l’extérieur mais aussi attenantes aux murs extérieurs. (SANMARTI ROSET 1992).

Les capacités étaient les suivantes:

- quatre tinardons dans la bodega nouvelle de 25 cargas 100 cargas

- tina des écuries 75 cargas

- tina de la bodega 65 cargas

- tina extérieure (I) 160 cargas

- tina extérieure (II) 157 cargas

TOTAL CAPACITÉ DES TINAS 557 cargas

Le mas Verdaguer de Avinyó est un autre exemple exceptionnel. Des achats de masías et des stratégies matrimoniales réussies avaient transformé le patrimoine Verdaguer en l’un des plus grands du Bages au XIXe siècle. La quantité de raisins qu’ils recevaient des métayers était impressionnante, c’est pourquoi ils durent de façon constante augmenter la capacité de la bodega. Le schéma ci-dessous, du début du XXe siècle, montre que tous les sous-sols de la maison servaient de bodega. On peut facilement en déduire un agrandissement au moins à deux reprises. Les premières tinas furent les tinas intérieures et les plus petites (la 3, 4 et 5) de 45,35 et 80 cargas étaient intégrées à la maison. Ensuite, deux tinas extérieures de 65 cargas chacune furent peut-être construites. Puis la maison fut entourée de cinq tinas (de la 6 à la 10) avec une capacité supérieure aux autres (120, 100, 90, 90 et 90 cargas) et finalement une nouvelle bodega fut construite avec trois tinas de 190 cargas de capacité chacune. Ainsi, le mas Verdaguer avait treize tinas d’une capacité de 1 350 cargas et 46 tonneaux de 1 167 cargas de vin qui équivalaient à 1 450 hl (FERRER ALOS 1996). C’est un cas exceptionnel, à cause de son énorme capacité, mais il respecte le même schéma de construction de tinas que nous avons défini pour les exploitations agraires.

Schéma de la bodega du mas Verdaguer de Avinyó avec les tinas et les tonneaux situés au rez-de-chaussée de la maison.

Schéma de la bodega du mas Verdaguer de Avinyó avec les tinas et les tonneaux situés au rez-de-chaussée de la maison.

Source: Arxiu Mas Verdaguer

Tinas proches du mas

Le transport de la récolte devenait insurmontable quand le rabassaire devait cultiver des vignes de plus en plus éloignées de son lieu de résidence. Une solution s’imposait. Il s’agissait de chercher la manière d’avoir la “tina” à proximité de la vigne pour éviter ainsi un transport coûteux vers les villages. La construction de la part du rabassaire d’une tina dans la vigne ou dans un lieu relativement proche fut la solution qui permit d’élaborer son vin et de le transporter jusqu’au village pour remplir les tonneaux de la maison ou le vendre directement sans le mettre dans des barriques pour des commerçants de la région au pied de la tina. Dans un contrat, il est clairement expliqué que les tinas étaient construites au milieu des vignes pour cette raison. En 1770, Joseph Oliveras, cultivateur de Viladecaballs afferme à Manuel Altimiras, paysan de Navarcles, une vigne des Alous et l’on convenait: “Dono llicencia al mateix Adquisidor de fer y edificar una tina en la matexa terra, al casalot que se encontra en ella, a fi de que per ser tant lluny no li costia tant los ports del vi, com li costarian lo port dels rahims13. Il était évident qu’on le laissait construire une tina dans la vigne parce que les coûts de transport du vin étaient moins élevés que les coûts de transport du raisin.

La construction d’une tina au milieu de la vigne posait des problèmes de sécurité. Le vin, fruit de toute une année de travail, était laissé dans les vignes sans aucune protection et le cultivateur risquait des vols et des actes de vandalisme (comme ouvrir la boixa et vider la tina). Bien qu’il fût possible de la fermer « à double tour », cela représentait toujours un risque. Certains contrats prévoyaient donc de construire la tina non dans la vigne, mais à côté de la masía principale du propriétaire qui avait affermé la terre pour une meilleure protection. Dans les contrats il était convenu que le métayer construirait la tina, le propriétaire de la ferme apporterait la pierre, le sable et la chaux et à la fin du contrat, la tina reviendrait au propriétaire qui ne devrait rien payer au métayer.

Quelques exemples choisis au hasard, montrent cette pratique dans des zones les plus peuplées. En 1761, l’héritier du mas Corcoler de Rajadell affermait une parcelle pour planter de la vigne et l’on actait qu’il pourrait faire une tina dans le mas Corcoler14si le rabassaire le souhaitait. En 1768, Miquel Sardans, cultivateur de Monistrol de Rajadell pouvait construire la tina à côté du mas Taradell, dont le propriétaire affermait la terre a rabassa15. L’héritier du mas Pubill de Sant Mateu de Bages affermait également une parcelle à un paysan et lui donnait l’autorisation de construire une tina dans le mas Pubill, où le propriétaire subvenait aux besoins du maître d’oeuvre et permettait de plus que le métayer ait un tonneau dans la bodega de la maison16. L’héritier du mas Casasayas de Castellgalí autorisait le métayer à construire une tina à côté d’une tina qui existait déjà, le propriétaire lui donnerait la chaux, le bois et les tuiles et à la fin du contrat la tina deviendrait propriété de la maison. Le seigneur féodal Rajadell affermait une vigne et laissait le métayer construire, dans la maison du château, une tina qui reviendrait au propriétaire à la fin du contrat17. L’héritier du mas Viladoms del Vilar affermait à côté de la masia, une tina qui reviendrait au propriétaire à la fin du contrat18. Cette même année, le propriétaire du mas Cornet de Castellgalí signait un contrat où il autorisait la construction d’une tina où il l’indiquerait et il payerait les tuiles et les carreaux de faïence émaillés19 à la fin du contrat. Le paysan pouvait utiliser le pressoir du mas Cornet pour 2 sols chaque fois qu’il presserait, mais les peaux reviendraient au propriétaire.

Ainsi donc, dans certaines masías, surtout dans les lieux les plus dépleuplés au XVIIIe siècle, on peut trouver, à côté de la masia, des tinas abandonnées qui avaient été utilisées par les métayers pour élaborer leur vin. Ils devaient ensuite le transporter dans des bóts vers le village ou le vendre à “raig de tina” au muletier qui venait le chercher ou au propriétaire de la masía. On peut trouver un ensemble bien conservé dans le mas Puiggros de Castelladral. Il s’agit d’une construction extérieure qui comprend sept tinas carrées, avec un toit qui protégeait la tina et la partie inférieure par laquelle on la vidait. Comme à l’accoutumée, pour la construire le dénivellation naturelle fut utilisé afin de verser le raisin par la partie la plus élevée et de la vider par la partie inférieure. Il existe des ensembles similaires à Les Feixes de Corner, als Manxons de Callús, dans le mas à Flaquer de Mura ou dans le mas à Arboset de Rocafort.

Rangées de tinas à côté du mas Serra de Fals (centre de la Catalogne) construites en 1850 (photo livre E. Molins)

Rangées de tinas à côté du mas Serra de Fals (centre de la Catalogne) construites en 1850 (photo livre E. Molins)

Tinas au milieu des vignes

Il y avait cependant une autre solution au problème de la distance. On pouvait construire une tina au milieu des vignes et y élaborer le vin. Cette solution n’etait pas sans risques: il est vrai que la tina était plus proche et qu’aucun effort de transport n’était nécessaire. De plus, le propriétaire ne contrôlait pas la vente de vin et n’avait aucune raison d’intervenir dans des achats à “raig de tina”. Cependant les tinas solitaires pouvaient être vidées par n’importe qui, simplement en forçant la porte de la cabane et en découvrant la boixa. Il ne s’agissait pas de la solution la plus fréquente car les paysans choisissaient normalement de construire une tina à proximité de la masía ou dans la maison. Mais à El Pont de Vilomara i Rocafort, Mura et Talamanca les tinas au milieu des vignes” (nom que nous avons donné à ce type) sont très nombreuses.

Dans cette typologie de tinas, les techniques de construction étaient les mêmes que celles des maisons. Elles étaient construites avec de la pierre et du mortier de chaux et finies avec de la céramique émaillée pour les rendre imperméables. Dans la partie supérieure on trouvait le brescat pour fouler la vigne et dans la partie inférieure la boixa pour les vider. Mais comment les protéger si elles se trouvaient à l’extérieur? Le haut de la tina avait la même structure que celle des cabanes en pierre sèche très nombreuses dans la région et une fausse coupole qui les protégeait de la pluie. La boixa était protégée grâce à une cabane que l’on pouvait fermer, où des outils pouvaient être gardés et où l’on pouvait également se protéger des intempéries. Pour rendre le travail plus facile, on essayait d’utiliser au mieux un dénivellation naturelle afin de verser la récolte sur le brescat et de vider la tina plus facilement (dans la partie inférieure du dénivellation).

Schéma d’une tina solitaire au milieu de la vigne

Schéma d’une tina solitaire au milieu de la vigne

(dessin provenant du travail de Sergi Alegre Urea).

L’inventaire des tinas au milieu des vignes qui se trouvent sur ces terres permet de les classer en deux groupes: les constructions qui se limitent à une seule tina avec leur cabane de protection et les ensembles de tinas. Par tina solitaire, nous entendons la tina et sa cabane isolées au milieu des vignes. Elle répond à la logique du rabassaire qui avait reçu la terre à rabassa morta où le propriétaire autorisait la construction d’une tina sur cette parcelle, ce qui correspond à l’exemple de contrat de 1770. Visuellement, on peut la confondre avec une cabane en pierre sèche comme il y en existe tellement dans la région et très souvent on ne peut la différencier qu’après vérification. Dans ces communes, parmi les 3 ensembles conservés, 12 peuvent être classées comme tinas solitaires.

Un autre exemple de contrat qui pouvait être à l’origine d’une tina solitaire est l’affermage que fit en mars 1860 Joan Farell Centelles, propriétaire du mas Farell de Mura à Vicenç Riera Serra, cultivateur du Vilar (qui vivait à Rocafort) d’une parcelle de 7 à 8 cuarteras. Dans une clause de ce contrat, il était dit: “que l’acquéreur pourra construire pour lui-même un pressoir sur ce lopin de terre pour y mettre les raisins ou le vin qui appartiennent à celui qui récoltera chaque année sur cette terre affermée”20. Il est évident que ces tinas furent construites par les métayers pour y mettre la récolte que le propriétaire du mas avait affermée mais qui seraient récupérées si les vignes étaient laissées.

Un exemple de tina solitaire. Mas Arbocet (Rocafort)

Un exemple de tina solitaire. Mas Arbocet (Rocafort)

L’autre modèle est celui formé par un ensemble de constructions originales et intéressantes qui se compose d’un groupe de tinas qui partagent une partie des installations. Il s’agit de trois ou quatre tinas construites simultanément, avec des cabanes individuelles qui protégeaient la boixa et parfois avec un espace commun pour mettre un pressoir et utiliser la totalité du vin. Dans l’ensemble connu comme “l’Escudelleta” (récemment restauré et un des plus spectaculaires) on trouve quatre sous-ensembles, de quatre, trois, trois et une tinas et dans les tinas de Tres Salts nous en trouvons sept construites simultanément.

Il convient de se demander si les ensembles de tinas répondaient à des pratiques de vinification collective et à une formule différente par rapport aux tinas solitaires. Les documents retrouvés nous font dire que chacune était utilisée par un métayer. Elles furent construites collectivement car les contrats de rabassa qui étaient signés en même temps étaient moins chers. Nous pouvons également imaginer que les ensembles avaient une architecture plus résistante que les tinas solitaires, mais leur utilisation était la même. Chacun faisait son vin. Le pressoir était collectif (en avoir un chacun n’avait pas de sens) mais l’utilisation était individuelle.

La plupart de ces ensembles date certainement de la deuxième moitié du XIXe siècle, quand un phénomène nouveau apparaît: les affermages ou les locations de grandes quantités de terre de propriétaires qui avaient des problèmes de dettes ou incapables de mener une gestion directe. La colonisation de ces grandes parcelles par un petit nombre de petits paysans qui se répartissaient la terre entre eux, pouvait être à l’origine de la construction de tinas collectives. Nous avons pu trouver quelques exemples.

Salvador Puig Alsina, cultivateur de Rajadell et propriétaire du mas Puig afferma en 1869 et pour 30 ans à Pere Armengou i Orriols de Castellar de N’Hug et à Ignasi Torra y Verdaguer, maçon de Aguilar, 200 cuarteras du mas Puig pour 8 500 livres. Pour pouvoir gérer cette énorme extension de terre le propriétaire leur céda une petite maison qui se trouvait sur ces terres: "podran construir tines al voltant de la caseta quedant al final pels arrendadors". À partir de ce moment-là, Pere Armengou et Ignasi Torra commencèrent à affermer la terre louée à divers rabassaires et dans tous les contrats il était convenu: "podrà construir tina la qual quedarà propietat del mas quan s'acabi"21. Cette location fut sans doute à l’origine de la construction de tinas collectives dans cette zone, puisque tous les contrats portent la même date.

Ensemble de tinas du Ricardo (photo Sergi Alegre)

Ensemble de tinas du Ricardo (photo Sergi Alegre)

Quelque chose de semblable eut lieu dans le mas Arbocet de Rocafort. Nous avons connaissance actuellement qu’ont été conservées quatre tinas près de la masia et une solitaire. Pour faire face à diverses dettes, en 1855, Miquel Gibert, propriétaire de ce mas, loua à Josep Planell i Font de Manresa, 100 cuarteras du mas Arbocet à condition qu’il les afferme à de petits cultivateurs rabassaires, comme ce fut le cas. Dans ce contrat, il était convenu que “les métayers pourraient construire un ou des pressoirs proches de la maison Arbocet pour y réceptionner la vendange des parts établies qui leur reviennent et une fois la rabassa perdue les pressoirs reviendraient au propriétaire de la métairie”22. Josep Planell s’associa à des commerçants de Manresa et commença à affermer les terres louées. Nous avons trouvé quelques contrats (Josep y Valentí Vives, 10,8 cuarteras et Jaume Serra Pasquets, 5,5)23 dans lesquels il était convenu qu’ils pourraient construire une tina à proximité de la masía. Elles forment certainement l’ensemble déjà vu. Ainsi, pour pouvoir approfondir l’étude de la construction de ces tinas il est nécessaire de trouver les contrats de rabassa morta qui sont à l’origine de leur construction.

À quel moment ces ensembles de tinas furent-ils construits? Nous avons apporté des contrats du XVIIIe siècle dans lesquels la construction de tinas au milieu des vignes était autorisée. Cependant, nous pensons que pensons que, majoritairement, elles sont de ladeuxième partie du XIXe siècle. Certaines des dates sculptées dans la pierre sont les suivantes: 1866 (tina solitaire), 1873 (tinas del Docte), 1880 (tines de Bleda), 1896 (tina de les Generes) et 1911 (tinas de Arnau e Hijo) et les contrats du Farell (1860), du mas Arboset (1855) ou du mas Planes (1857) que nous citerons plus loin. Ces dates indiquent que nous devons les situer au moment où la vigne a commencé à se multiplier de façon significative, c’est-à-dire à partir de 1850 et dans les décennies suivantes.

Ensemble de sept tinas dels Tres Salts (Talamanca)

Ensemble de sept tinas dels Tres Salts (Talamanca)

Les tinas dels Tres Salts (Talamanca). Un des ensembles les plus spectaculaires de “tinas au milieu des vignes” est celui de dels Tres Salts, dans la commune de Talamanca. Il est formé de sept tinas construites simultanément et il répond au modèle signalé d’affermages de grandes quantités de terre au milieu du XIXe siècle. Les cabanes qui servaient à protéger la boixa ont aujourd’hui disparu. Le 23 novembre 1857, Joan Casajoana Sala, cultivateur de Sant Fruitós de Bages, mais propriétaire des masías de Casajoana et Planes de Rocafort, affermait à rabassa morta 90 cuarteras de terre pendant 100 ans à Josep Sala, Domingo Sala, Joan Canals, Agustí Creus, Ignasi Morell et Joan Galobart, cultivateurs de Sant Fruitós de Bages. La parcelle faisait partie du mas Planas qui avait été acheté par la famille Casajoana au milieu du XVIIIe siècle au mas Rubiralta. Les six métayers devaient planter de la vigne dans les quatre années suivantes, comme ils le firent sans doute, même si nous ne savons pas comment ils s’organisèrent. Dans le contrat il était convenu: “sur les terres affermées les acquéreurs devront construire en quatre ans, à leur charge et avec toute la sécurité nécessaire, un pressoir pour le propriétaire qui ait la capacité nécessaire pour y mettre la partie dominicale de fruits avec le couvert et les clôtures nécessaires. Dans ce pressoir, les acquéreurs devront avoir à charge la partie dominicale des fruits”. Dans le contrat suivant il est convenu que: “les acquéreurs devront également construire en quatre ans, six autres pressoirs pour y mettre la partie des fruits qui leur revient, correspondant aux terres affermées et non d’autres terres ni d’autres personnes, où les pressoirs seront propriété exclusive du propriétaire une fois l’affermage terminé”24. Les limites de la parcelle avec le Llobregat et l’obligation de construction de sept tinas prouvent que nous parlons bien des sept tinas qui existent là-bas. L’affermage collectif de terres à six métayers explique que les tinas furent construites collectivement à côté de celle du propriétaire, même si par la suite chacun utilisait la sienne. Il s’agit sans doute de l’information la plus claire dont nous disposons au sujet de ces constructions collectives.

Tinas de Bleda (II)

Tinas de Bleda (II)

Tinas de Escudelleta

Tinas de Escudelleta

Épilogue: un patrimoine qui reste à découvrir.

Les tinas au milieu des vignes sont un des exemples les plus vivants du passé vitivinicole de ces régions. Leur construction originale fait d’elles un patrimoine de grande valeur, unique dans toute la Catalogne. Dans ce texte nous avons essayé d’expliquer l’histoire d’un des éléments clé de la vinification, la manière dont celle-ci a évolué dans le temps et comment elle a adopté certaines formes en fonction des caractéristiques sociales. Il y avait au moins une tina dans chaque maison, mais l’éloignement des vignes favorisa la construction de pressoirs à côté des maisons des propriétaires terriens ou au milieu des vignes.

On cessa d’utiliser ces tinas après la guerre civile lorsque la vigne fut progressivement abandonnée et pendant des années elles furent totalement abandonnées. Ces dernières années elles ont été redécouvertes et un lent processus de récupération des ensembles les plus emblématiques et significatifs a commencé. Nous ne pouvons achever ce travail sans donner quelques références de localisation de ces ensembles et sans inviter ceux qui s’y intéressent à les visiter pour connaître un des instruments de base de la vinification dans le centre de la Catalogne.

Image

Ensembles les plus emblématiques:

Bleda (II) Situation: 41º 42’,170’ N/ 1º 53,930’ E

Escudelleta Situation: 41º42,080/ 1º 54,358’ E

Ricardo Situation: 41º42,133’ N / 1º 54,778’ E

Tres Salts Situation: 41º 43,756’ N / 1º 52,593’ E

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Notes

1 Il est possible de consulter le travail de Fernando ANDRES BARRIO sur ce type de pressoirs dans la Rioja http://www.vallenajerilla.com/berceo/rioja-abierta/andresbarrio/lagares.htm. Voir également (EIZMENDI i RODRIGUEZ 1994; TOJAL BENGOA i DE LAS HERAS NUÑEZ 1994). Sur le Portugal (ALMEIDA, ANTUNES et al. 1999) et sur Valence pendant l’époque ibérique (GOMEZ BELLARD i GUERIN 1995). Retour au texte

2 Peu à peu d’autres exemples de ce type de vinification apparaissent dans d’autres régions, ce qui prouve qu’il s’agissait d’une pratique très répandue et que l’élaboration du vin se faisait à proximité des vignes. Voir un exemple de cups creusés dans la roche à Prats de Rei (Anoia) Retour au texte

3 Il est possible de déduire ce schéma de l’étude sur les outils agricoles à partir des 13 inventaires qui se réfèrent à Plana de Vic, Bages et Collsacabra entre 1365 et 1576 réalisés par Assumpta Serra Clota (SERRA CLOTA 1993), même si la systématisation de l’information n’a pas l’orientation que nous lui avons donnée. Retour au texte

4 Nous avons utilisé les inventaires dont les cotes sont TRAVY 482, TRAVY 483 pour le XIVe siècle, TRAVI 686 et TRAVY 687 pour le XVe siècle, Arxiu Històric de Protocols de Manresa (AHPM). Retour au texte

5 Selon le dictionnaire Alcocer Moll, la somada était la charge (la carga) qu’un animal pouvait porter. Dans le dictionnaire des poids et mesures de la région de langue catalane (ALSINA, FELIU et al. 1990: 236) une somada pouvait être une mesure de capacité typique de Majorque (99,49 litres); une mesure de capacité pour l’eau équivalente à 4 chopes; une mesure de capacité pour le vin qui à Vilafranca équivalait à deux barils et à Valence, à 16 quaterones ou 16 arrobes de 30 livres, ou le poids de trois quintaux qui représentait la charge d’un animal. Nous préférons cette dernière acception puisqu’on mettait dans la tina les raisins qui étaient pesés. Curieusement la charge (la carga) utilisée au XVIe siècle était également une unité qui équivalait à 3 quintaux ou 124,8 kg, ce qui nous fait dire que la carga et la somada pourraient être la même chose du point de vue de l’unité de poids. Retour au texte

6 Nous avons utilisé les inventaires du Not. Joan SALA (1508-1546). Llibre d’inventaris i encants de Pere Torres, 1588-1594, 1594-1603, Not. Antic SALA 1539-1586, Jaume BENETAS, 1594-1597, Arxiu Històric de Protocols de Manresa. Retour au texte

7 Llibre d’inventaris de Joan Magí Calvó 1591-1620; Llibre d’inventaris de Benet Servitja 1637-1642; Llibre d’inventaris de Joan Servitja 1639-1681; Llibre d’inventaris de Joan Serra 1655-1662; Llibre d’inventaris i encants de Felix Dalmau 1687-1706 (AHCM). Retour au texte

8 Le mas était une exploitation typique de cette partie de la Catalogne. Son extension pouvait être de 40 à 80 ha, avec une maison appelée masía qui se trouvait au milieu de l’exploitation où le paysan et sa famille vivaient (CONGOST, JOVER et al. 2003). Retour au texte

9 Malgré cela, la location des droits seigneuriaux déviaient la dîme vers les locataires qui pouvaient être les paysans eux-mêmes, des artisans ou des commerçants de la ville. Retour au texte

10 Sur ce contrat, voir GIRALT 1965; TORRAS RIBE 1976; FERRER ALOS 1985; COLOME FERRER 1990; GUTIERREZ POCH 1990; VALLS JUNYENT 1995) Retour au texte

11 Sur ces procédés voir FERRER ALOS, 1983 #6131;FERRER ALOS, 1986 #1889; (BENET CLARA i FERRER ALOS 1990) Retour au texte

12 Voir un exemple de cet habitat dans la reconstruction de l’histoire des maisons du centre de Fals (MOLINS ROCA 2009). Retour au texte

13 Not. Rallat i Fargas 1770, fol. 123-125, 18-VI-1770, AHCM Retour au texte

14 Not. Rallat Fargas, 1761, fols 85-86, 22-II-1761, AHCM Retour au texte

15 Not. Rallat Fargas, 1768, fols 151-162, 6-XI-1768, AHCM. Retour au texte

16 Not. J.A. Sala, 1758, fol. 155, 21-IX-1758, AHCM. Retour au texte

17 Not. C. Mas 1830, fol. 101.102, 7-III-1830, AHCM Retour au texte

18 Not. Mas y Coma 1849-1850, fols. 4-5, 4-I-1850, AHCM. Retour au texte

19 Not. Mandres 1849-1850, fol. 153, 1-VII-1850, AHCM. Retour au texte

20 Not. Mandrés 1860, Esc. 150, 15-III-1860, AHCM. Retour au texte

21 Not. Suanya 1869, Esc. 183, 10-VI-1869, fols 521-526, AHCM. Retour au texte

22 Not. Suanya 1869, Esc. 183, 10-VI-1869, fols 521-526, AHCM. Retour au texte

23 Not. Mandres 1855, Esc. 258, 20-VIII-1858, AHCM. Retour au texte

24 Not. Mandres 1855 Esc. 334, 11-XI-1855, AHCM. Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Llorenç Ferrer i Alos, « Un patrimoine unique : les pressoirs (« Tinas ») au milieu des vignes dans le centre de la Catalogne », Territoires du vin [En ligne], 3 | 2011, publié le 01 janvier 2011 et consulté le 22 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/territoiresduvin/index.php?id=1413

Auteur

Llorenç Ferrer i Alos

Universitat de Barcelona

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