Introduction : « L’Ogre et le Petit Poucet ».
Le vignoble, objet géographique idéal pour le géographe1, et le vin, fondement d’une géographie historique, culturelle et multiscalaire2, se révèlent particulièrement efficaces pour mesurer l’importance qu’exerce le regard des sociétés sur un espace. Or sur l’espace qui nous intéresse, le Bergeracois, espace défini par la présence de la sous-préfecture de la Dordogne qu’est Bergerac et par l’espace environnant rattaché à cette ville de 25 000 habitants environ, l’activité viticole demeure particulièrement importante et structurante pour les habitants3.
Le vignoble bergeracois est riche de 13 appellations, dont les plus connues sont Monbazillac, Pécharmant ou Montravel pour 90 communes viticoles composant l’aire d’appellation4. Il fait partie intégrante du « pays du grand Bergeracois », territoire s’organisant à l’échelle du bassin de vie de Bergerac, rassemblant un pôle urbain, Bergerac, et son arrière-pays rural, soit un territoire de plus de 150 communes. Ce « pays » ainsi constitué a d’ailleurs été labellisé « pôle d’excellence rurale », en 2006 avec le projet « Vignobles et bastides, une interaction pour l’emploi » puis en 2010, avec le projet « Ecopôle, économie et écologie, le développement durable en milieu rural ». Les deux projets montrent clairement la volonté de dynamiser les emplois dans cette région rurale, en axant sur le caractère innovant de ces derniers, tout en préservant les paysages viticoles qui caractérisent l’environnement du Bergeracois. Ce vaste territoire dans lequel s’inscrit le vignoble est ainsi la preuve de l’importance que revêt la vigne dans la dimension identitaire des hommes et des femmes vivant sur l’espace considéré. Le Bergeracois, en devenant ainsi une substance sociale, est donc chargé par ces hommes et ces femmes d’affectivité et de symboles et est accrédité d’une valeur mentale.
Or le Bergeracois n’est pas ce simple périmètre dessiné par les acteurs du lieu habité. Il ne peut en effet se comprendre qu’à l’intérieur d’un périmètre plus large qui le dépasse, le bassin viticole Bordeaux-Aquitaine, constitué du puissant vignoble Bordelais. Or le vignoble Bordelais est le premier vignoble de France tant par sa superficie que par son chiffre d’affaires. Le Bordelais, c’est l’Ogre tandis que le Bergeracois, c’est le Petit Poucet, pour reprendre l’expression d’E. Grégoire et d’H. Théry dans l’Espace Géographique5. Questionner ainsi l’existence du Bergeracois en tant que territoire revient donc à se pencher sur l’étude du rapport Bordeaux-Bergerac, question essentielle pour comprendre la situation actuelle du vignoble. Ainsi, comment peuvent se définir aujourd’hui le Bergeracois viticole et ses acteurs, en l’occurrence face à l’imposant vignoble de Bordeaux ?
Il s’agira de voir les différents périmètres administratifs et juridiques qui existent et qui permettent d’identifier les limites d’un territoire autonomisant le vignoble de Bergerac mais le maintenant encore en réalité sous la dépendance du vignoble bordelais. A partir de ce périmètre dont on verra les fondements historiques et juridiques, il s’agira ensuite d’évaluer le degré d’appropriation de celui-ci par les différents acteurs en présence, posant ainsi la question de l’identité du vignoble bergeracois. On pourra alors comprendre le fonctionnement du Bergeracois viticole en tant que territoire et mettre en évidence les pratiques de ses acteurs et voir si ces pratiques sont inspirées ou non du vignoble Bordelais.
Le Bergeracois, un vignoble aquitain autonome ?
Un petit vignoble français limitrophe du Bordelais.
Le vignoble bergeracois ne représente que 2% de la superficie du vignoble français. Comparé à son voisin, le vignoble Bordelais, premier vignoble français en production et en valeur marchande, le vignoble Bergeracois paraît donc bien peu imposant. On peut introduire quelques éléments de comparaison à l’aide du tableau ci-dessous, les chiffres correspondant à l’année 2007 :
Les deux vignobles s’autonomisent nettement à l’heure actuelle. Ils sont tous deux dotés de comités interprofessionnels différenciés, de fédérations et d’Organismes de Défense et de Gestion spécifiques, au sein de deux espaces géographiques délimités par une frontière administrative correspondant aux limites départementales du département de la Gironde et de la Dordogne, comme le montre la carte ci-dessus. Toutefois, cette carte dessine également les limites d’une autre organisation au sein de laquelle sont réunis les deux vignobles ainsi que ceux de Duras, de Marmande et de Buzet, le bassin viticole Bordeaux-Aquitaine, créé en 2006.
Un bassin viticole a pour but de porter les demandes des syndicats d’appellations auprès du ministre et de ses conseillers. Or le Bordelais est largement surreprésenté au sein de ce conseil de bassin qui regroupe les représentants des vignobles de Bordeaux, Bergerac, Duras, Marmande et Buzet. Ainsi, les représentants bordelais cherchent à « autonomiser » le vignoble de Bordeaux, d’une part vis-à-vis de ces quatre vignobles dits « satellites » et d’autre part vis-à-vis de l’autre bassin viticole plus méridional, particulièrement éclaté, dénommé « Sud-Ouest », pour une meilleure visibilité et une meilleure image de qualité associée à un seul nom : Bordeaux. Le vignoble Bordelais, qui ne regroupe pas moins de 57 appellations, a les moyens d’une telle politique : le nombre de voix dont disposent les acteurs du vignoble Bordelais au sein du conseil de bassin est nettement supérieur à celles des autres vignobles, laissant une marge de manœuvre très importante aux instances bordelaises, ce qui a d’ailleurs conduit récemment le ministre en personne à délibérer lors de la querelle sur le nom que devait porter le bassin6. Et de fait, les guides viticoles, les guides touristiques et même les rayonnages des grandes surfaces se font les relais, sans le vouloir peut-être, de la volonté bordelaise de se distinguer des autres petits vignobles que sont, du nord au sud, Bergerac, Duras, Marmande et Buzet, et classent ainsi ces derniers dans cette catégorie fourre-tout et commode qu’est la catégorie « sud-ouest ». Or cette volonté d’autonomiser le vignoble Bordelais, notamment vis-à-vis de Bergerac, n’est pas neuve.
Des tensions sans cesse réactivées entre Bordeaux et Bergerac.
Les tensions entre Bordeaux et Bergerac sont historiques. Le point de départ de la discorde date sans nul doute du fameux « privilège de Bordeaux » attesté dès le milieu du XIV° siècle. Par ce privilège, les élites bourgeoises sont parvenues à réduire très sensiblement la concurrence faite aux vins de Bordeaux par les autres vignobles limitrophes, les vignobles dits du « Haut-Pays ». Ce privilège était en réalité un droit qui consistait à limiter très fortement l’accès aux quais des Chartrons pour les barriques en provenance de la Dordogne, avant que ne soit écoulée la quasi-totalité de la récolte bordelaise, soit jusqu’à la Noël. L’ensemble de ces vins du « Haut-Pays » dont faisait partie Bergerac, est donc entré sous le contrôle des négociants bordelais, ces derniers n’hésitant pas d’ailleurs à recourir au vin bergeracois comme vin médecin, destiné à « rattraper » le vin de Bordeaux les années de mauvaises récoltes7.
Le vignoble de Bergerac a donc pu devenir, historiquement, une sorte de variable d’ajustement du vignoble Bordelais, dans tous les cas lors de certaines périodes, à l’époque moderne, mais aussi à l’époque contemporaine. Par exemple, après la destruction d’une partie du vignoble aquitain par le phylloxéra à la fin du XIX° siècle, une crise de surproduction a lieu au début du XX° siècle après la reconstitution du vignoble. Les vins du Bordelais se vendent alors moins bien et sont moins rémunérateurs. Parallèlement à cette crise, de nombreux négociants, y compris bordelais, ont recours à une falsification d’une ampleur jusque là inégalée du nom « Bordeaux », recourant à des coupages et des usurpations de noms, appelés aussi « valse des étiquettes » par les vignerons. Or cette « valse des étiquettes » fait aussi bien défaut aux viticulteurs bergeracois que bordelais qui se retrouvent alors confrontés à une grave crise de mévente. C’est pourquoi le législateur cherche à limiter la fraude et met en place la loi de 1905 sur la répression des fraudes commerciales. Fixant les débuts de la dénomination d’origine, cette loi est approfondie par celle de 1908 qui vise à arrêter des zones d’appellation délimitées par des frontières, en se fondant sur les pratiques des générations successives, les fameux « usages locaux constants ».
Or, en 1909, le Conseil d’Etat délimite la zone de production des vins de Bordeaux et y intègre alors 41 communes de la Dordogne et 22 communes du Lot-et-Garonne. Une telle délimitation s’explique pour diverses raisons dont certaines motivées par des intérêts politiques, liés à quelques personnalités influentes originaires de la Dordogne ou du Lot-et-Garonne, la vigne et le vin y étant particulièrement structurants pour l’économie locale. La protestation des Bordelais est immédiate et particulièrement vigoureuse, allant jusqu’à ajourner de nombreuses sessions du conseil général de Gironde afin de dialoguer directement avec les plus hautes autorités. Cette cause girondine est soutenue par les milieux du négoce, déjà puissants à cette époque et même si ces derniers ont pu par moments jouer de l’absence de délimitation. Mais une délimitation apporterait plus de clarté et une meilleure image de qualité favorable au commerce. La protestation girondine s’appuie dès lors sur le fait que la délimitation des zones d’appellation doit s’effectuer en fonction des « usages locaux constants » d’après la loi de 1908. Or, sur une période historique de plusieurs générations, même si des fraudes ont existé et ont été massives lors de certaines périodes parfois relativement longues, elles ont été très largement entrecoupées et le nom de Bordeaux a toujours été donné aux vins de la Gironde, et pas à ceux du « Haut-Pays », du moins pas de manière directe et systématique. De plus, historiquement, les vins de Bergerac sont clairement identifiés, marqués d’un sceau et conditionnés dans des tonneaux plus petits leur permettant d’être aisément différenciés de ceux de Bordeaux. Les intérêts girondins finissent donc par triompher à la fin de l’année 1910, et le décret du 18 février 1911 consacre l’aire d’appellation « Bordeaux » au seul périmètre administratif du département de la Gironde, excepté les communes forestières du département, qui sont inaptes à la culture de la vigne8.
Cette délimitation n’est aujourd’hui pas remise en question et les vignerons bergeracois ne l’envisagent plus. Par exemple, après une campagne de communication intitulée « un vignoble d’Aquitaine en huit lettres commençant par B_ _ _ _ _ _ _ ? » ou encore « Bergerac, l’autre grand vignoble d’Aquitaine », la dernière campagne de communication s’intitulait « Nous les Bergerac ! », preuve d’une indépendance affichée, voire désormais revendiquée. Néanmoins, l’ombre de Bordeaux plane. Le vignoble bergeracois est en effet situé dans la région administrative « Aquitaine », dépendant d’un conseil régional siégeant à Bordeaux, ville où se trouve également le service régional des douanes, les centres de recherche et de formation, montrant ainsi le poids de cette ville qui constitue une centralité politique, économique mais aussi sociale et culturelle sur l’ensemble de l’espace du bassin viticole Bordeaux-Aquitaine.
Le vignoble bergeracois tente donc aujourd’hui de limiter les effets négatifs de cette position périphérique au sein du bassin, à la fois géométrique et géographique, notamment sur le plan économique. Néanmoins, le négoce bergeracois n’existe toujours pas, ou pas encore, et les négociants bordelais semblent à l’heure actuelle dicter leurs prix, surtout quand ceux-ci rendent visite aux vignerons lorsque les cours chutent et qu’ils leur proposent d’acheter de grandes quantités, dégageant ainsi pour les vignerons des lignes de trésorerie parfois vitales pour le maintien de l’exploitation.
Si, historiquement, les tensions entre les deux vignobles ont été fortes, celles-ci ont pu être partiellement réactivées depuis une quinzaine d’années environ, notamment depuis que les vignobles du grand Sud-ouest français ont entrepris « un tournant qualitatif »9. Bergerac dispose en effet à l’heure actuelle d’ardents vignerons ou œnologues « locomotives », capables de rivaliser avec les producteurs des meilleurs crus bordelais. Preuves en sont les distinctions attribuées par les dégustateurs, dont le célèbre et décrié Robert Parker qui n’a pas hésité à attribuer la note de 100 sur 100 à un Monbazillac, concurrençant ainsi directement les meilleurs crus de Sauternes. Bergerac parvient donc désormais à se hisser au niveau d’excellence de nombreux crus bordelais reconnus pour leur très grande qualité et s’appuie sur de nouveaux acteurs, particulièrement dynamiques au sein des différentes appellations. Ce sont d’ailleurs souvent ces mêmes personnes, vignerons et œnologues de la « nouvelle génération », qui portent des projets ambitieux pour le vignoble tels que la conversion en agriculture biologique ou les projets oenotouristiques. Le vignoble de Bergerac est ainsi en passe de devenir l’un des premiers vignobles biologiques de France avec bientôt 10% de parcelles de vignes converties à l’agriculture biologique, certaines appellations comme l’appellation Saussignac comportant déjà 50% de producteurs pratiquant de type de méthode culturale. Le vignoble concurrence ainsi le vignoble Bordeaux qui de ce point de vue, connaît une évolution plus lente, même si une conversion à l’agriculture biologique peut parfois être vue comme une « reconversion économique », certains producteurs étant bien conscients que le « bio » représente un marché en plein essor à l’heure actuelle.
Le vignoble Bergeracois revendique donc clairement sa place au sein du Sud-Ouest français. Il est même en mesure, aux côtés du vignoble de Bordeaux, de revendiquer sa participation aux terroirs d’exception du Sud-Ouest français, et de rivaliser ainsi avec ceux de Bourgogne ou du Sud-est français, dans le cadre de la mondialisation10.
Le Bergeracois, un territoire viticole d’exception si éloigné du Bordelais ?
Limitrophe du vignoble des côtes de Castillon, côtes de Francs ou encore Sainte-Foy Bordeaux, appellations intégrées au Bordelais, le vignoble du Bergeracois voit de nombreuses similitudes concernant les sols et leurs formations superficielles qui confèrent cette aptitude à la culture de la vigne que l’on reconnaît aux terroirs bordelais. On retrouve par exemple les affleurements calcaires, présents en Libournais et qui se poursuivent jusqu’à Monbazillac en passant par le Saint-émilionnais, ou encore les mêmes exceptionnalités géologiques, telles que la présence d’argiles bleues, celles que l’on trouve par exemple au château Pétrus, en plein cœur de l’appellation Pécharmant, dans le nord du Bergeracois.
Autre ressemblance qui peut prêter à confusion : la proximité ampélographique. Les cépages majoritairement utilisés pour l’élaboration du vin de Bordeaux ou de Bergerac sont les mêmes : merlot, cabernet franc et cabernet-sauvignon pour les rouges, sauvignon, sémillon et muscadelle pour les blancs. Qu’est-ce qui différencient alors les deux vignobles ?
Si les formations géologiques et les ceps de vigne ignorent bien sûr les limites administratives, il n’en reste pas moins que dès que l’on passe la frontière départementale entre la Gironde et la Dordogne, beaucoup de choses changent, à commencer par le prix auquel se négocie le vin. Certains vignerons qui possèdent des vignes de part et d’autre de cette frontière administrative l’attestent11. Le raisin et le vin « bordelais » s’achètent en effet plus chers que le raisin et le vin bergeracois, et ce, alors même que les modes de culture du raisin et de vinification sont identiques pour les différentes parcelles que possèdent le viticulteur, et alors qu’ils sont réalisés avec les mêmes savoir-faire. Ainsi, avec un fondement géologique et ampélographiques semblables, de singulières pratiques sociales se mettent en place.
Dès lors, plus qu’une affaire de distance géographique au sens de distance kilométrique qui expliquerait de telles pratiques, c’est davantage une distance culturelle qui semble de mise entre ces deux vignobles et qui participe d’une nette autonomisation des deux espaces viticoles.
En effet, plus que des vins, Bordeaux et Bergerac, ce sont aussi deux « cultures » qui s’opposent. Historiquement, durant tout le Moyen-âge, les Bordelais se méfient de cet espace de marge qu’est le Bergeracois, aux confins de la Guyenne. Le Périgord a en effet demeuré historiquement cette zone tampon, tantôt alliée des Anglais ou des Français selon les avantages que les seigneurs locaux pouvaient en retirer, notamment au moment de la guerre de Cent Ans. Cette méfiance s’est doublée d’une farouche peur de concurrence de ces vins, ces derniers étant appréciés dans de très nombreuses cours princières à l’époque moderne et notamment la cour anglaise.
Une différence singularise encore peut-être davantage les deux vignobles : les Bergeracois sont historiquement d’éminents protestants qui s’opposent en cela aux catholiques bordelais. Ces derniers sont d’ailleurs majoritairement des urbains. La toute puissance financière de Bordeaux s’exprime dans la ville, par les propriétés des négociants, ou dans le cadre d’un espace de vente moderne, en ville, dans tous les cas plus ou moins éloigné du lieu de production situé dans un espace rural. Le Bergeracois est avant tout une terre de paysans, une terre agricole où la polyculture est de mise mais où la vigne s’imposa progressivement, car davantage rémunératrice. Le vigneron reçoit souvent directement dans son chai qu’il n’hésite donc pas à faire visiter, mais rares sont ceux à disposer d’un espace de vente aménagé pour les clients, à proximité immédiate du chai, même si d’importants efforts ont été réalisés en la matière.
Espace de marge peu sûr et espace répulsif historiquement, notamment également en raison de la dangerosité de la rivière Dordogne, le Bergeracois est aujourd’hui facilement accessible en voiture, par l’autoroute A20, gratuite, qui désenclave cet espace aux marges de la région Aquitaine. Paradoxalement cependant, le Bergeracois est encore un espace que l’on contourne, notamment à l’échelle régionale par une nouvelle autoroute au nord, l’A89, payante, et à l’échelle départementale avec une rocade au sud, au niveau de Sainte-Foy-la-Grande, en Gironde.
Bergerac est donc au carrefour de deux ensembles, Bordelais et Sud-ouest, mais est rattaché au bassin viticole Bordeaux-Aquitaine. Cette situation, héritée de l’ambiguïté des découpages administratifs, relayant en réalité d’importants clivages sociaux voire culturels, consacre un manque de visibilité du Bergeracois. Or ce manque de visibilité questionne finalement l’identité du vignoble tout entier.
Un territoire à la recherche d’une nouvelle identité.
Des acteurs qui n’ont pas la même image du territoire bergeracois.
Le sentiment d’appartenance des différents acteurs du Bergeracois viticole à une même communauté qui aurait pour trait commun la vigne et le vin demeure relativement éclaté. Premièrement, contrairement à « Bordeaux », le nom « Bergerac » ne fédère pas l’ensemble des acteurs viticoles ou dans tous les cas, il ne véhicule pas une image claire, nette, franche du vignoble pour les consommateurs, qu’ils soient amateurs ou avertis. Le consommateur va d’ailleurs facilement pardonner de boire un mauvais Bordeaux, le nom de Bordeaux étant systématiquement associé à la notion de qualité, tandis qu’il ne pardonnera aucunement un Bergerac dont il a, avant de l’avoir bu, une image négative, image inscrite d’ailleurs dans l’inconscient collectif12. Deuxièmement, un travail sur le terrain montre que les représentations qu’ont les vignerons du Bergeracois sont elles-mêmes très contrastées. Une première moitié du panel de vignerons interrogés donnent aux vins bergeracois un jugement mélioratif : ces vins sont « plaisants », « très bons » voire « exceptionnels ». L’autre moitié est beaucoup plus péjorative : ce sont de « petits vins », « irréguliers », « qui doivent faire des progrès »13. Se cristallisent dans ces paroles les enjeux du vignoble tout entier : de très bons voire d’excellents domaines, « tirant la qualité des vins vers le haut » qui s’opposent à des domaines aux méthodes culturales et de vinification critiquables. De plus, chacun développe sa propre image : les uns misent sur le côté « sud-ouest », convivial, gouleyant, facile à boire tandis que d’autres tendent à imiter les crus de Saint-Emilion, à l’image du Montravel rouge, jeune appellation au cahier des charges le plus strict de France, avec une analyse du produit avant, pendant et plusieurs fois après la mise en barrique. L’identité du vignoble est de ce fait brouillée, peu claire et reste mal définie car tous les acteurs du vignoble ne parlent pas d’une même voix. Un certain nombre d’éléments semblent malgré tout faire actuellement converger ces derniers, notamment dans le choix d’un nouveau développement territorial.
De nouvelles valeurs portées par une nouvelle génération de vignerons et de consommateurs qui dessinent une nouvelle identité.
Des efforts très importants ont été effectués, impulsés conjointement par le Conseil Interprofessionnel des Vins de la Région de Bergerac et ces vignerons « moteurs », et de premiers résultats sont déjà visibles : Bergerac est par exemple devenue une destination oenotouristique à part entière, ce qui était loin d’être le cas auparavant. Il y a les traces d’un tourisme de marque, voire de charme, imitant l’exemple Bordelais. Le golf château des Vigiers, à Monestier, dans l’aire d’appellation Saussignac, est doté d’un hôtel 4 étoiles et d’un spa de luxe. Le château les Merles, à Mouleydier, quatre étoiles, dispose d’un restaurant où l’on ne sert exclusivement que des vins du Bergeracois, au grand dam de certains clients. Si ces exemples ne demeurent pas connus, ils font néanmoins penser aux expériences bordelaises couronnées de succès, comme la vinothérapie, tourisme de luxe qui a connu et qui connaît toujours un franc succès dans le Médoc. Parallèlement, une nouvelle image du vignoble bergeracois s’affirme de plus en plus : jeune, dynamique, authentique, et aujourd’hui tournée vers la « nature » - la nouvelle campagne publicitaire ne dit d’ailleurs pas que les vins de Bergerac sont « des moments nature » ?- quand celle de Bordeaux semble rester inchangée, et seulement liée au prestige du nom associé à une image de qualité. Cette affirmation d’un vignoble qui a récemment changé d’image suit l’évolution de la clientèle : ceux qui fréquentent le vignoble sont plus jeunes et ont un regard neuf que n’ont pas leurs aînés, fervents amateurs de Bordeaux. Ces derniers peuvent malgré tout fréquenter le Bergeracois, mais ils ne sortent alors pas des « sentiers battus ». Le vignoble Bergeracois mise aujourd’hui sur la qualité de son accueil, adapté à une nouvelle clientèle plus « familiale », cet investissement étant majoritairement porté par des nouvelles générations de vignerons bergeracois mais de plus en plus suivi par l’ancienne génération, ayant su réagir positivement et confortant souvent la nouvelle dynamique impulsée par ces jeunes acteurs.
L’identité éclatée du vignoble ne constitue cependant pas un obstacle pour ces nouveaux acteurs qui ont d’ailleurs moins bien connu le passé difficile du vignoble et la lente transition vers la reconversion et la qualité. Au contraire, cette identité éclatée semble même une opportunité pour ces nouveaux acteurs pour rassembler et mobiliser les énergies afin d’impulser de nouvelles dynamiques territoriales, renforçant le désir d’un développement endogène désormais fondamentalement indépendant de la dynamique bordelaise. Les appellations Monbazillac et Saussignac en sont les meilleurs exemples.
Des appellations dynamiques.
Monbazillac et Saussignac sont deux appellations produisant des vins liquoreux, c’est-à-dire des vins à l’ancrage territorial particulièrement fort. Premièrement, ces vins sont élaborés grâce au Botrytis cinerea, champignon dont le développement est favorisé par les brumes d’automne qui se forment sur la Dordogne. Cette « pourriture noble » concentre les sucres dans les baies donnant un vin coloré, aux reflets dorés, aux arômes caractéristiques de fruits confits et avec un taux relativement élevé de sucres résiduels. Deuxièmement, la maîtrise de cette pourriture et le traitement des baies reposent sur un savoir-faire ancestral, l’histoire de ce vin remontant en effet à l’époque moderne, à l’époque où Rabelais en chantait les louanges dans son Gargantua, et à l’époque où les Huguenots, installés majoritairement dans les Pays Bas, fuyant la France de l’édit de Nantes, s’approvisionnaient de cette denrée précieuse qui leur rappelait leur Gascogne natale.
Le dynamisme de l’appellation Monbazillac est lié aujourd’hui à son château du XVI° siècle qui a été miraculeusement conservé et qui est aujourd’hui propriété de la Cave Coopérative de Monbazillac. Cet élément du patrimoine est donc devenu une sorte de propriété collective, fédérateur pour l’appellation. Les vignerons de l’appellation ont bien compris l’opportunité que représentait ce site, parmi les premiers sites touristiques de Dordogne, à côté des sites du Périgord noir dont le plus emblématique est le site de Sarlat-La-Canéda. En effet, les vignerons de la commune de Monbazillac ont permis, par le biais d’un contrat engageant de nombreux partenaires financiers dont les collectivités territoriales mais aussi l’Union Européenne, la mise en place d’une « Maison du Vin et du Tourisme », située à une centaine de mètres à peine du château, sur le site de l’ancienne épicerie du village, adossée à la mairie. Celle-ci propose les vins liquoreux des vignerons de Monbazillac, des expositions d’artistes, le plus souvent locaux, et une antenne de l’Office du Tourisme de Bergerac. L’emplacement de cette infrastructure est symbolique et semble étroitement lié à la volonté du maire, lui-même vigneron et élément moteur de l’appellation, même s’il n’en n’est pas le président actuel. C’est désormais en effet l’infrastructure qui dynamise la vie locale comme l’épicerie à son époque. De plus, cette maison des vins est située sur une terrasse qui domine la vallée de la Dordogne et ses coteaux entretenus, montrant ainsi clairement à la fois le lien au terroir et les paysages spécifiques qui en découlent, liés à un savoir-faire unique.
Si de telles initiatives permettent de dynamiser l’appellation, elles n’en suscitent pas moins des critiques. Le vignoble de Bergerac, on l’a vu, ne dispose ni de la force économique ou juridique du Bordelais, d’où des initiatives qui demeurent pour l’instant ponctuelles et qui doivent faire leur preuve, notamment vis-à-vis des partenaires financiers qui se sont engagés. Mais on voit que ces initiatives sont parfois le fruit de quelques personnalités, qui cherchent à mettre en œuvre une nouvelle façon de valoriser et de développer le territoire et dans tous les cas, ces projets cherchent à établir une nouvelle image du vignoble, ne cherchant pas à imiter ce qui se ferait ailleurs, mais au contraire, en s’appuyant sur les spécificités uniques du lieu, en l’occurrence le château de Monbazillac surplombant la vallée de la Dordogne.
Conclusion
Le Bergeracois viticole se définit donc à travers plusieurs critères. C’est tout d’abord un espace particulier, qui se compose d’un périmètre original, non seulement administratif, mais aussi et surtout social et culturel, dans lequel des pratiques des différents acteurs l’autonomisent singulièrement du Bordelais. Ces acteurs se figurent cet espace souvent de manière contrastée, et ces représentations marquées vont à l’encontre d’une identité partagée du vignoble, malgré un important ancrage historique et géographique. Si les différents acteurs produisent des modes de développement qui fonctionnent de manière relativement efficace, ils n’en demeurent pas moins inspirées du Bordelais, ce grand frère dont on cherche à s’émanciper mais pas forcément à fuir la réputation ou tout simplement les processus de développement territorial. Le Bergeracois demeure donc encore dans l’ombre de Bordeaux, même si ces acteurs montrent des signes évidents d’émancipation qui heurtent parfois certaines sensibilités au sein du vignoble. Cependant, le Bergeracois se définit bel et bien comme un territoire, séparé de son grand frère Bordelais. C’est en effet un espace géographique bel et bien organisé par les acteurs sociaux, décideurs, professionnels de la vigne et du vin, habitants et touristes, saisis au travers de leurs pratiques, attitudes et comportements. Ce territoire est de plus particulièrement vivant : au sein de ce périmètre délimité, les acteurs ne sont pas figés. Ils sont d’ailleurs amenés à évoluer et à se transformer encore davantage sous l’effet des nouveaux modes de consommation, des réformes de la filière vitivinicole ou encore du contexte économique à la fois national et mondial.