Du vin de « climat » à la dégustation géo-sensorielle

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Texte

« A cette évidence des climats est « consubstantiellement » associée la dégustation « géo-sensorielle » qui conjugue le goût et la connaissance des terroirs », écrivait, en 2010, Aubert de Villaine dans sa préface du livre « Le réveil des terroirs, défense et illustration des « Climats » de Bourgogne »1. Evidence des « climats » en ce vignoble né sur le Pagus Arebrignus2, aux temps gallo-romains, sur cet espace qu’on nomme « Côte bourguignonne » aujourd’hui, car c’est en ce lieu incliné au levant, en pente douce ciselée sur le calcaire, doté d’un climat très contrasté, que s’est édifié un vignoble où une variété locale3, qu’on nommera « pinot » s’est, par la volonté et le travail des hommes, parfaitement adaptée à ces conditions naturelles très contrastées. Traducteur des nuances de lieu, avec un goût qui se décline en une infinie diversité, ce cépage d’abord rouge, puis pour partie muté en blanc, a alors conduit les moines bénédictins4, dans la suite de la chute de l’Empire romain, à parcelliser et hiérarchiser un vignoble mis sur le devant de la scène par les gallo-romains qui initièrent le « vin sec de lieu »5. Ainsi, ici, en vignobles bourguignons, comme nulle-part ailleurs, la volonté obstinée de relier le vin à son origine a été poussée et raffinée à l’extrême ! En effet, relié à son origine le vin peut alors délivrer son message : un goût de lieu différent d’un endroit à l’autre.

« C’est ainsi que le « Climat », œuvre aboutie de cette construction conjuguée de l’homme et de la nature sur une très longue période, peut être regardé comme l’archétype du « terroir » pour toutes les viticultures du monde », pouvait alors affirmer Aubert de Villaine, dans la même préface, pour faire reconnaître cette philosophie du vin de « climat » au patrimoine mondial de l’UNESCO ! Jacques Puisais, créateur de l’Institut Français du Goût, quelques années avant, l’avait exprimé également à merveille : « Le vin doit avoir la gueule de l’endroit et les tripes de l’homme. Au fond du verre, je veux retrouver le paysage du lieu où je suis ». Il évoquait ainsi que ce qui est vrai pour la Bourgogne l’est évidemment pour toutes les viticultures de lieu ! D’ailleurs, les bénédictins n’ont-ils pas développé cette philosophie du vin de lieu partout où la foi les poussa ? A la grande époque de Cluny ne disait-on pas : « Partout où le vent souffle, l’abbé de Cluny a rente ! »

Loin du vin industriel de type agro-alimentaire qui se généralise sur la planète, vin enrichi de nombreux adjuvants (plus de 300 sont recensés et autorisés de nos jours !), vin au goût constant, le vin de lieu, le vin de terroir, génère un goût de lieu original et marqué par son millésime de naissance. Les lieux où pousse la vigne étant différents les uns des autres, les cépages qui y ont été plantés pour s’y adapter également, les goûts qui en naissent sont alors d’une diversité infinie… Et au sein même de chaque vignoble, une diversité existe également, fruit de failles, d’inclinaisons diverses, de courants d’air spécifiques, d’un effet de foehn ici et pas là, d’une plus ou moins grande variabilité des sols, de leurs argiles en particulier6, et des roches mères sur lesquelles se déploient les sols…

Ainsi le classement de la Côte bourguignonne à l’Unesco en juillet 2015, sous la houlette de ses « Climats », met en évidence que la viticulture de lieu, dans le respect des équilibres naturels de ces derniers, conduite avec les bonnes pratiques qui les magnifient, est encore l’avenir du « vrai » vin, du bon vin, du vin fin…, d’un vin symbole de culture, qui se décline en une infinité de « goûts de lieu », et ce partout dans le monde où cette philosophie guide la main et l’esprit du vigneron ! Comme de tous temps il y eut trois types de vins, les grands vins, les vins de substitution et les vins ordinaires, c’est bien sûr bien sûr des grands vins, les vins fins, dont il est question ici.

Avec le classement des « climats » à l’UNESCO, c’est également faire retour à l’héritage des gourmets, en l’enrichissant des connaissances actuelles, ces professionnels de la commercialisation des vins, nés au XIIe siècle en Bourgogne et officialisés à la Renaissance, vraisemblablement présents dans tous les grands vignobles européens, gourmets qui initièrent la dégustation géo-sensorielle. Ils étaient ces professionnels de la commercialisation des « vins fins », chargés de s’assurer que les vins dont il contrôlait la vente provenaient bien du lieu qui était indiqué sur le tonneau. Leur outil de travail était le tastevin, avec lequel ils « tâtaient » le vin, privilégiant ainsi le toucher de bouche révélateur du « goût de lieu », qui se manifeste par des textures, des sapidités et minéralités singulières : là il est d’une grande consistance quand le terroir est à dominante argileuse, ici d’une texture soyeuse quand la terre est plus graveleuse, là encore il donne une sensation poudreuse quand la craie est présente… Disparu à la Révolution Française avec la fin des corporations, la figure du gourmet fut complètement oubliée, même par ceux qui inventèrent la technique de la dégustation moderne, l’analyse sensorielle, qui privilégie la dimension aromatique du vin. Pour célébrer et magnifier les vins de « climats », comme tous les vins de lieu, c’est cette dégustation géo-sensorielle qu’il convient de redynamiser !

Du vin de lieu à la dégustation géo-sensorielle

Le 4 juillet 2015, après huit ans de travail, les « Climats » du vignoble de Bourgogne étaient donc classés au Patrimoine mondial de l’Unesco. Les instances politiques, sous la pression des lobbys anti-alcool français, ayant fait du vin la source de tous nos maux, un poison dont il faut se méfier, il n’avait pas été possible de mettre en avant, dans le dossier scientifique, la dégustation géo-sensorielle qui est pourtant « consubstantiellement » associée à la philosophie des « climats ». Ces lobbys sont si puissants en France, qu’ils ont fait oublier à nos politiques que ce n’est pas le vin qui est la cause de l’alcoolisme, mais plutôt la souffrance d’un être qui l’amène à utiliser tel ou tel produit, l’alcool ou autre chose, pour chercher à s’en sortir, pour combattre anxiété, mélancolie, désespoir, dépression, mal de vivre…, et ce n’est pas avec les vins de lieux, en cherchant à identifier et à apprécier leur originalité, leur millésime aussi, qu’il s’alcoolise !

Du coup, les travaux des différents acteurs qui participèrent à la constitution du dossier n’ont pas du tout porté sur la dégustation géo-sensorielle. Heureusement, en particulier en appui à la recherche d’un verre géo-sensoriel destiné à apprécier au plus près le « goût de lieu », le message qu’il délivre, conduite par Jean-Pierre Lagneau et Laurent Vialette, ainsi que sur les travaux de l’Université des Grands Vins, initiée par Jean-Michel Deiss et nous même, nous avons pu avancer sur cette thématique, et être en mesure de mettre en place des ateliers de dégustation géo-sensorielle dans des structures privées, ainsi que des initiations à cette approche de la dégustation. De telles initiatives existent ainsi dans différentes activités culturelles et oeno-touristiques : Festival des Grands Crus de Bourgogne, Château de Pommard, Clubs de dégustation parrainés par l’Etoffe des Terroirs, Journées Internationales des Amateurs Eclairés, Challenge des Clubs de dégustation, organisateurs de voyages comme Gold Tour…, pour donner quelques exemples. Cette dégustation géo-sensorielle est également enseignée dans un master de l’Université des Sciences Gastronomiques de Polenzo et en Alsace dans un Diplôme Universitaire spécifiquement dédié à cette pratique de la dégustation géo-sensorielle.

La dégustation géo-sensorielle a été initiée par les gourmets. Nés vraisemblablement au XIIème siècle, à une époque où le commerce des vins prit de l’ampleur, les gourmets s’imposèrent comme une corporation dotée d’une fonction spéciale à la Renaissance, celle d’organiser le commerce du vin. On sait qu’il y eut un commerce du vin florissant tout au long de l’Antiquité, mais qu’il se réduisit considérablement après la chute de l’Empire romain. Du VIème au XIIème siècle, ce sont essentiellement les abbayes qui se chargeaient de la distribution des vins aux grands de ce monde et à leur cour : pape, rois, archevêques et évêques, chanoines, seigneurs… Elles servaient également d’hostellerie pour les voyageurs…, qui pouvaient devenir consommateurs des vins qu’elles produisaient. Quand les villes se développèrent et que le commerce du vin s’organisa autrement, les maires choisirent parmi les vignerons ceux à qui ils souhaitaient confier des fonctions importantes, le commerce en particulier. Pour mieux contrôler ce dernier, jurés-vignerons et jurés-tonneliers se virent privés, au XVIe siècle, de cette fonction spéciale pour la laisser à une corporation spécifique, celle des gourmets.

Comme toutes les corporations, celle de gourmet fut supprimée au moment de la Révolution Française. Jules Lavalle, qui joua un rôle déterminant dans la poursuite d’une viticulture de qualité en Bourgogne, écrivait dans son maître ouvrage de 1855 : « Presqu’oublié de nos jours, le gourmet joua dans les siècles derniers un rôle des plus importants. C’était lui qui, par la dégustation, fixait le prix du vin apporté sur le marché, vérifiait s’il avait bien été récolté dans les climats indiqués par le vendeur, s’il ne provenait que de raisins de pinots ou d’un mélange de pinots et de gamets, si on y avait mêlé des vins blancs ou des vins de différentes années, etc., etc.

Le gourmet trouvait dans sa science moyen de se prononcer presqu’infailliblement, assurait-il, sur tous ces points et se jouait des plus grandes difficultés. Nombre de procès furent jugés de par l’autorité des dégustateurs jurés, et des procès-verbaux et des saisies furent faites par milliers sur leurs témoignages. »7

Ces gourmets exerçaient dans tous les vignobles (les deux plus belles maisons de Turkheim datant du XVIe siècle appartenaient à des gourmets), et furent particulièrement importants à Paris où existaient alentours de nombreux vignobles, et où arrivaient des vins de toutes parts ! En Bourgogne, ils constituaient une corporation incontournable, en particulier dans les villes de Beaune et de Dijon qui eurent de longue date un rôle essentiel dans le commerce du vin ! Jules Lavalle rappelle qu’ « En 1576, le maire et les échevins de Beaune prirent une délibération qui ordonnait que tous les vins seraient dégustés et marqués, et les tonneaux jaugés. Il en était de même à Dijon, où nul vin ne pouvait être mis en vente sans avoir été goûté et marqué. En 1666, le gourmet percevait, à Dijon, deux sols par muid qu’il goûtait et jaugeait. »

Les gourmets étaient tellement compétents qu’une légende née au XVIème siècle circula, perpétuée par René Engel qui la racontait aux Chapitres de la Confrérie des Chevaliers du Tastevin, et qui inspira une nouvelle version à Michel Serres, version publiée dans son livre Les cinq sens. Un gourmet était tellement compétent qu’il pouvait reconnaître tous les « climats » de la Côte. Alors, en grand secret, quelques-uns de ses collègues firent planter une vigne où, de mémoire humaine, aucune n’avait existé auparavant en ce lieu. Quelques années plus tard on fit déguster ce vin au génial gourmet, en pensant qu’il serait bien incapable de le reconnaître ! Il mira le vin dans son tastevin, le fit rouler bruyamment plusieurs fois en bouche, caressa à maintes reprises sa moustache…, pour déclarer enfin : « Désolé messieurs, mais ce vin n’existe pas ! »

Profession tellement incontournable, elle fut l’objet de contrôles sévères. Souvent les maires durent destituer ou faire poursuivre des gourmets indélicats, comme cela arriva en 1601 à Dijon où huit gourmets, convaincus d’avoir marqué du mauvais vin, furent condamnés à l’amende et destitués… Quoi qu’il en soit, leur principal travail était de s’assurer que les vins dont ils contrôlaient la vente provenaient bien des lieux mentionnés par les vendeurs ! Ils étaient les gardiens de la spécificité géo-sensorielle des vins de lieux, des vins de « climats » comme on nomme ces lieux en Bourgogne.

Analyse sensorielle et dégustation géo-sensorielle

En matière de dégustation la tendance scientifique moderne a tout simplement supprimé la mention « géo » pour inventer l’analyse sensorielle, une analyse organo-sensorielle, c’est-à-dire centrée sur le vin dans sa seule concrétude et privilégiant sa dimension organique. Plusieurs siècles de dégustation des gourmets furent oubliés ! Le terme de « dégustation » ayant été jugé trop empirique, on lui a préféré le terme d’ « analyse ». On s’est alors employé à décortiquer (principe de disjonction et de simplification des sciences modernes comme l’a magistralement montré Edgar Morin) les arômes, prétextant, avec Jules Chauvet, que l’olfaction étant « 20 000 fois supérieure au goût », elle devait avoir la place essentielle en dégustation. Une fiche d’analyse sensorielle italienne, par exemple, distingue 22 odeurs qui pourront être détectées au nez et en rétro-olfaction, alors que seuls quatre critères de bouche seront recherchés. Dans la foulée de ce choix simplificateur, les sommeliers d’aujourd’hui se focalisent essentiellement sur « l’aromatique du vin » ! Jean Lenoir a popularisé cette approche dans ses fameux coffrets « Le Nez du Vin ». Le Bureau Interprofessionnel des Vins de Bourgogne lui-même se centra essentiellement sur cette dimension en créant « La Cave aux Arômes » 8!

La primauté accordée au nez privilégie bien évidemment les vins techniques qui, à coups d’artifices technologiques et chimiques, rassurent le consommateur en quête de parfums vantés par les critiques et les sommeliers qui se plaisent à rivaliser d’audace en identifiant toujours plus d’odeurs dans leurs commentaires. Sont gagnants les vins faciles, techniquement bien faits, mais sans grande complexité, et prêts à boire dès leur mise sur le marché. Les grands crus de Bourgogne, de la Vallée du Rhône, de Loire, mais surtout de Bordeaux, exigent quelques années de bouteille avant de dévoiler leur complexité aromatique. Plus les vins contiennent de tanins, composés nobles du vin, plus leur acidité naturelle, essentielle également à leur qualité, aura besoin de temps pour favoriser leur évolution, nécessaire au déploiement de leur texture… et de leurs arômes. Les vins naturels de terroir sont ainsi pénalisés par l’analyse sensorielle au temps de leur jeunesse. Et pourtant, pour les professionnels attentifs et pour les amateurs éclairés, l’expérience de la dégustation des vins jeunes révèle que, si la bouche est en place dès le temps du berceau, le nez le sera également ! C’est ce que savaient les gourmets d’antan !

Comme l’industrie du vin peut facilement se laisser tenter par les apports artificiels d’arômes, ce qui est la pratique courante de nombre de productions agro-alimentaires, comme elle exige également la rotation rapide de ses produits pour plus de profits immédiats, point n’est besoin qu’ils soient trop consistants, donc longs à se faire, alors il est tout à fait compréhensible qu’on ait généralisé cette centration dominante sur le « nez du vin ». On en arrive à toutes les dérives descriptives où le bréviaire des arômes a tendance à prendre le pas sur l’appréciation de la sapidité. On repère les différentes odeurs, qu’elles soient indigènes ou exogènes !

Le consommateur, tellement sollicité du côté de son nez, en oublie l’importance de la bouche et consomme de plus en plus de vins insipides faits, comme le disait avec humour le regretté Robert Lautel, « pour être bus et pissés sur le champ » ! Il conviendrait d’exiger, en Europe, une contre étiquette avec la mention : « Levures et arômes industriels de tel ou tel type » quand on en fait usage ! Déjà l’industrie du vin américaine affiche sans complexes que le produit proposé sur les linéaires contient des arômes de cerise, de framboise ou de myrtille !

L’analyse sensorielle contemporaine, généralisée pour valoriser et promouvoir les productions agro-alimentaires, s’est bien sûr imposée dans la dégustation des vins, qu’ils soient de type industriel ou de terroir. Tous les professionnels (œnologues, commerciaux, sommeliers, critiques…) y sont formés, ou s’en inspirent. L’immense majorité d’entre eux ignorent qu’existait avant elle la dégustation du gourmet, la « dégustation « géo-sensorielle ». Dégustant avec le tastevin, ce dernier privilégiait la bouche et l’œil, même si le parfum n’était pas ignoré en rétro-olfaction. En 1956, Jules Chauvet, le « père de l’analyse sensorielle », démontra que le récipient utilisé pour percevoir l’odeur avait une influence très importante sur la qualité de celle-ci. Il mit en évidence que cette influence est en relation avec le rapport surface/volume du liquide présenté et se rattache aux phénomènes physico-chimiques de surface des liquides complexes. Les bases scientifiques étaient là pour développer le primat de la dimension aromatique des vins ! Avec ce choix épistémologique, la dimension de la bouche, chère aux gourmets, fut minimisée, et la dimension de la minéralité des vins oubliée…

Quand l’analyse olfactive est la dimension la plus importante de la dégustation, l’étude des odeurs tend à dissocier les éléments, en les privant des facteurs de cohésion qui structurent la dégustation. Ceci dénature l’image du vin. On s’habitue à produire leur synthèse mentale à partir d’informations sensorielles isolées et impossibles à rassembler, alors que seule une synthèse sensorielle peut nous donner accès au message authentique du vin.

Pratique de la dégustation géo-sensorielle, pratique de la dégustation des « goûts de lieux »

Pour apprécier le vin de lieu, il convient donc de faire retour à la pratique de dégustation des gourmets. Ainsi, pratiquer la dégustation « géo-sensorielle », qualificatif nouveau créé pour réactiver cette pratique respectueuse du terroir, c’est associer intimement la connaissance du lieu, et de ceux qui le font vivre, qui l’interprètent, qui le révèlent, à l’art de la dégustation. Le lieu, en effet, n’est qu’une espérance sans l’homme qui le sert, qui l’interprète, qui le transcende ou l’avilit. Pratiquer la dégustation géo-sensorielle, c’est également accueillir en soi le vin de lieu qui libère un message, le message délivré par la « Nature » du lieu, c’est-à-dire l’expression de cette complexité naturelle née du travail du temps sur l’architecture de notre Terre. Le style du vigneron est bien sûr apprécié, mais un style qui respecte toujours l’originalité du lieu.

Comme les moines bénédictins, c’est en silence que l’on accueille le vin en bouche, après en avoir miré sa robe. On le fait rouler sur la langue, ce que les anciens appelaient « grumer », et on le laisse prendre toute sa dimension, pour apprécier en finale sa longueur et les arômes qu’il libère en rétro-olfaction. Comme on déguste aujourd’hui avec le verre, et non plus avec le tastevin, on reviendra éventuellement à l’appréciation directe des odeurs en le humant. Rien n’empêche d’ailleurs d’en prendre les trois premiers nez, selon la recommandation de Jules Chauvet, avant de le mettre en bouche. Mais si on veut s’imprégner du goût de lieu, c’est en se laissant toucher par le vin en bouche que l’on y accédera le plus intimement… Œil, bouche et rétro-olfaction, tel sera la pratique de la dégustation géo-sensorielle.

Les découvertes les plus récentes en neurophysiologie accréditent la thèse selon laquelle l’activité de dégustation ne mobilise pas seulement les aires cérébrales impliquées dans le traitement d’informations des perceptions gustatives et olfactives (sens chimiques), mais qu’elle mobilise également les perceptions sensorielles de la vue, l’ouïe et le toucher (sens physiques). Ainsi, outre les dimensions sensorielles gustatives et olfactives, la dégustation convoque également des dimensions affectives et cognitives. Bernard Gibello, spécialiste en neuro-psychologie, l’exprime parfaitement : « Les représentations mentales sont des formes visuelles, auditives, tactiles, olfactives, tonico-motrices, émotionnelles, etc., qui constituent les objets de notre pensée, avec les liens qui les unissent ». L’activité imaginative s’appuie ainsi sur un ensemble d’images issues de perceptions gustatives antérieures, les souvenirs d’anciennes dégustations et sur un champ lexical préliminaire. En se recentrant sur le toucher de bouche, et sur le champ lexical nouveau qu’il génère, le dégustateur géo-sensoriel pourra apprécier l’originalité de chaque type de terroir, en apprenant à les distinguer pour ensuite les reconnaître…

Déguster avec le verre géo-sensoriel

C’est avec le verre géo-sensoriel qu’on recevra, et appréciera, avec le plus de précision et d’éclat, le message du lieu qu’il transcrit dans le vin. Le verre type « INAO », comme ceux qui s’en inspirent, « établissent un écran de confusion entre le vin et le dégustateur », comme le constate Jean-Pierre Lagneau, le créateur du verre géo-sensoriel.9 Ces verres ont tendance à fragmenter les sensations, sans pouvoir les relier ensuite. Ils sont l’outil de travail des professionnels de l’analyse sensorielle qui impose une lecture analytique du vin, addition des perceptions : oeil, plus nez, plus bouche, plus synthèse. L’analyse olfactive, en analyse sensorielle, est devenue dominante, justifiée par le fait que l’organe de l’olfaction est plus performant que ceux du goût et du toucher. Au-delà du langage des œnologues, celui des sommeliers aboutit souvent à l’énoncé d’un véritable bréviaire des arômes, pour qui l’aromatique du vin est la valeur cardinale de ce dernier !

Pour le gourmet, les dimensions cérébrales et sensorielles sont intimement liées, ce que confirment d’ailleurs les recherches récentes des neuro-physiologistes.10 Il y a continuité et homogénéité des sensations, unité entre les différentes sensations, et prégnance de la forme en bouche attestée par la présence, la continuité, la cohérence, la texture, la viscosité… Seule une synthèse sensorielle peut donner accès au message authentique du vin ! C’est ce que nous a transmis Henri Jayer11, gardien de la dégustation géo-sensorielle, qu’il tenait de René Engel, lequel la tenait de Jules Lavalle, quand il nous expliquait comment la texture et la viscosité du vin en bouche lui permettaient d’identifier le finage ou le « climat » dont le vin provenait…

Pour pratiquer la dégustation géo-sensorielle, il est indispensable de prendre son temps, loin des « dégustations marathon » des critiques contemporains (jusqu’à 100 vins à l’heure !), laisser le palais s’imprégner des sensations en bouche, s’entraîner à réhabiliter son sens du toucher, se centrer à nouveau sur la salivation, comme les professionnels de l’analyse sensorielle s’entraînent, eux, à mémoriser les odeurs du vin.

Le verre géo-sensoriel est cohérent. Il a la capacité de rester parfaitement neutre devant n’importe quel vin, blanc ou rouge, sec ou liquoreux, moelleux ou effervescent. Grâce à ce verre on peut apprécier le vin comme un tout qui, certes, possède diverses facettes : visuelle, tactile, olfactive, gustative.., comme un diamant.

Un vin de lieu a toujours une personnalité cohérente, globale et indivisible, une forme que l’on approche dans son ensemble grâce à ce verre géo-sensoriel. C’est ainsi que l’on peut faire sa connaissance, et quand on l’a goûté suffisamment de fois, le reconnaître.

De quelques préceptes transmis par les gourmets…

  • Tous les lieux ne se valent pas. Il y a des différences, et il y a une hiérarchie entre les lieux où peut pousser la vigne. Ainsi, de tous temps, cette hiérarchie fut reconnue et à l’époque moderne on distingue des niveaux d’appellation. En Bourgogne, par exemple, il existe une hiérarchie à quatre niveaux : appellation Régionale, appellation Village, appellation Premier Cru et appellation Grand Cru. Tous les vignobles de France n’ont cependant pas reconnu une telle hiérarchie dans les années 1930 : Marque en Champagne, Château en Bordelais, Cépages en Alsace, périmètre délimité dans les autres vignobles de France, mais sans hiérarchie… Cependant, aujourd’hui, sur le modèle bourguignon, on retrouve dans tous les vignobles de France et d’Europe les hiérarchies établies avant le drame phylloxérique, y compris en Champagne où la marque s’était imposée et où se développent les « Champagnes de vignerons », issus de lieux soigneusement identifiés, les « Champagnes de lieux » ! La Bourgogne est le fer de lance de cette viticulture de lieu et de hiérarchie des lieux, modèle universel avec le classement à l’UNESCO de la philosophie des « climats » obtenu en juillet 2015.
  • Le cépage est l’intermédiaire, le passeur entre le lieu et l’homme. « Le cépage est le prénom du vin, le terroir est son nom de famille », selon la belle expression de Léonard Humbrecht. Plus le lieu est favorable à la culture de la vigne, plus le cépage se fait oublier, s’efface au profit du goût de lieu !
  • Le cépage est le traducteur de la complexité du lieu en une complexité de goût… Il doit donc lui-même être assez complexe, et le clone unique d’un cépage parait tout à fait incapable de rendre compte des subtilités du lieu. Les sélections massales des plants les plus fins doivent donc être privilégiées. Le cépage peut être unique traducteur du lieu, à condition d’être assez diversifié, ou une complantation de cépages peut servir le terroir. Il est des vignobles où on assemble des parcelles plantées en différents cépages et des vignobles qui ont privilégié l’encépagement unique… Quoi qu’il en soit des choix viticoles, des lieux différents génèrent des goûts différents.
  • D’une simplification de la dégustation avec l’analyse sensorielle, on passe aux retrouvailles d’une dégustation de la complexité du vin de lieu…
  • La dégustation géo-sensorielle a été initiée avec le tastevin. Le gourmet appréciait la couleur, puis faisait entrer le vin en bouche. Il le « grumait » (le vin roule en bouche), le « tâtait », et il appréciait les arômes par la rétro-olfaction. Œil, bouche, arômes, tel était le protocole de la dégustation. Le recours à un verre noir, de nos jours, peut être une expérience très riche car elle paraît de nature à assurer une hiérarchie des informations délivrées au cerveau du dégustateur.
  • La salivation assure le passage entre l’extérieur et l’intérieur, et active la sensation de sapidité que génère le grand vin de lieu. « Le vin n’est pas fait pour être reniflé, mais pour être bu », aimait à dire Henri Jayer, le pape des vignerons de terroirs ! Il est important de faire confiance à sa salivation qui accueille le vin en bouche, et réapprendre à en faire le vecteur majeur de la dégustation, du bien boire.
  • Le plaisir de l’olfaction ne sera bien sûr pas boudé, mais on l’appréciera de surcroît, en privilégiait la rétro-olfaction!
  • Les principaux descripteurs pour apprécier les vins de lieux (la dégustation géo-sensorielle) sont les qualificatifs des gourmets : consistance (sève), souplesse (flexibilité de la consistance), viscosité, vivacité (pétulance), texture, sapidité, minéralité, longueur, persistance aromatique, digestibilité…
  • Comme le gourmet d’antan, les professionnels, comme les amateurs de vins de lieu, apprennent à mémoriser les textures de bouche et leur forme, qui signent leur origine et leur originalité. Une argile fine génère une forme longue, quand elle devient plus forte, elle sera plus sphérique, si elle est plus limoneuse la forme du vin sera plus carrée… Le toucher poudreux d’un schiste ou la sensation crayeuse d’un calcaire se retrouvent dans le vin… Impossible d’énoncer tous les facteurs de terroir qui façonnent le vin, mais tous intéressent le vigneron, comme l’amateur ! Chaque vin de lieu possède sa cohérence singulière, et c’est elle que recherche et apprécie le grand amateur !
  • Les professionnels, comme les amateurs, se détournent de la recherche du cri du cépage pour se laisser toucher par le murmure du terroir ! Plus nous sommes en présence d’un terroir et des bonnes pratiques pour le servir, plus le cépage se fait oublier pour se faire le fidèle traducteur du « goût du lieu » !

Vins de « Hauts Lieux » et goûts de « Hauts Lieux »

Dans tout vignoble créé par l’homme il existe des « hauts lieux » pour y planter la vigne et des lieux moins qualitatifs. En initiant la viticulture de « climats », les moines bénédictins ont respecté les différences qui existent naturellement dans les territoires qu’ils mirent en culture. Les « climats » qui génèrent régulièrement des vins complexes et originaux, furent appelés « Grands Crus » et « Premiers Crus » en Bourgogne, dans la première moitié du XXème siècle, quand furent établies les appellations d’origine contrôlée. Jules Lavalle les avait classés en 1855, « Premières Cuvées » ou « Cuvées Hors Ligne ». Dom Denise les avait nommés au XVIIIème siècle comme les meilleures parcelles dans son livre sur les vins de Bourgogne12… Les connaissances scientifiques contemporaines (géologie, pédologie, climatologie…) ont mis en évidence que les moines bénédictins ne s’étaient pas trompés !

Dans tous les vignobles historiques, pour la plupart marqués par le travail des bénédictins, les différences et les hiérarchies existent, même si elles n’ont pas été officialisées au 20ème siècle lors de la loi sur les appellations d’origine contrôlée. Nombre de vignobles ont délimité une zone d’appellation sans hiérarchie : Sancerre, Côte Rôtie, Hermitage, Gaillac, Fitou…

Les différences naturelles repérées par les bénédictins ne relèvent pas partout des mêmes réalités. En Bourgogne, il existe une grande homogénéité argilo-calcaire, mais par le jeu des failles, des combes, des pentes, des micro-climats…, il se trouve que les « climats » les plus qualitatifs se trouvent à mi-pente, là où se développent les meilleures argiles, installées sur une roche mère très proche de la surface, parfois à 30 centimètres, ou sur des colluvions calcaires qui précèdent la roche mère ! Par ailleurs, l’exposition la meilleure pour le pinot est à l’est. L’effet de foehn se produit sur les meilleures parcelles… Fort de toutes ces observations – ils avaient l’éternité devant eux - les moines bénédictins ont su découvrir une grande hétérogénéité des « climats » au sein d’une grande homogénéité d’ensemble…

En Alsace, la diversité des roches mères sur lesquelles reposent les sols est beaucoup plus diversifiée qu’en Bourgogne : calcaire, schistes, granits, roches volcaniques, grés… Les sols sont alors beaucoup plus diversifiés également. Il en va de même des expositions. Les cépages qui y ont été adaptés sont du coup bien plus nombreux. En Bordelais, diversité des sols se conjugue avec diversité des cépages. En Italie, c’est en haut de colline que l’on trouve les meilleures parcelles. Les roches mères calcairo-schisteuses sont les plus accueillantes pour la vigne en Toscane… En Californie, c’est au niveau de la rupture de pente que l’on trouve les meilleures terres à vignes, ainsi qu’en altitude sur les pentes où des roches volcaniques se sont développées… Partout où existent de véritables terroirs viticoles, les hommes ont ainsi localisé les parcelles les plus à même de générer régulièrement des vins originaux de haute qualité, des vins issus de raisins qui ont mûri harmonieusement leurs pépins.

Expressions de goûts de lieux

Il existe de remarquables vins technologiques, puissants, fruités, crémeux, boisés… Ce sont des vins d’attaque, impressionnants, mais sans grande profondeur. Le premier verre est toujours très séduisant, mais le palais se fatigue vite. Le spectaculaire cache peu de temps l’absence d’architecture et de sens… Les vins de terroirs affichent sans complexe leur minéralité, et s’ils sont bien faits, leur sapidité et leur minéralité sont évidentes. Ils ne dégagent pas forcément une impression de puissance. Dans leur jeunesse, certains peuvent même être quelque peu austères ou tendus, un peu fermes…

Plus le terroir est complexe, plus il faudra de temps pour que les acides et les tannins naturels se fondent, mêlent leur complexité pour que la texture s’exprime complètement. Cependant, leur subtile viscosité est toujours présente et génère une belle salive, synonyme d’une grande digestibilité. La minéralité des vins de terroir, qu’on apprécie par le toucher de bouche, s’atteste également par cette note subtile de poivre blanc que l’on peut ressentir en olfaction directe, mais surtout en rétro-olfaction. Si l’appréciation de la minéralité relève surtout de la dimension tactile du vin, il est probable qu’elle relève aussi de leur dimension olfactive !

Plus le terroir est complexe, plus la consistance du vin est importante et plus elle se livrera avec souplesse. C’est parce qu’en ces lieux le raisin arrive facilement à sa maturité physiologique optimale, à la maturité de ses peaux et de ses pépins en particulier. De sols équilibrés, naturellement drainant, naissent également des vins à l’acidité naturelle remarquable…

Avec la belle sensation de viscosité générée en bouche par un vin de terroir, la souplesse et la consistance, associées à une vivacité naturelle et une minéralité racée, donnent à la texture du vin toute sa dimension. Un vin de terroir, qu’il soit blanc ou rouge, se doit d’offrir un toucher de bouche qui évoque la soie, le taffetas, le velours, le crêpe… Dès le temps du fût et de leur prime jeunesse en bouteille, les grands terroirs, accouchés par les meilleurs vignerons, présentent une texture inégalable. Alors la longueur du vin qui découle de toutes ces qualités harmonieusement réunies, va pouvoir révéler les subtils arômes du cru ainsi que son originale touche minérale !

Expérience riche en émotion, la dégustation des vins de terroir révèle que certains d’entre eux, de par la nature de leurs sols, génèrent une finale plus marquée par la sucrosité, que d’autres impriment une finale plus marquée par la salinité, ou la sensation iodée, mais tous révèlent de la minéralité. Bien sûr, la minéralité d’un vin n’est intéressante qu’à condition que ce dernier soit consistant, souple, d’une belle viscosité, qu’il possède une texture élégante, une vivacité vibrante, une longueur évidente, un fruité agréable, une myriade de nuances en rétro-olfaction ! Le vin initiatique est le Cros Parantoux remis en culture et replanté par Henri Jayer dans les années 1950, et revendiqué la première fois avec le millésime 1978 quand la vigne avait pleinement traduit la complexité du lieu !

Qu’importe si les industriels et les scientifiques qui les servent ne reconnaissent pas la minéralité. Ce n’est pas étonnant puisque cette dernière est masquée par tous les adjuvants chimiques et biochimiques introduits dans le vin. On nous dira que la gomme arabique, produit miracle ajouté à la plupart des vins technologiques pour les rendre suaves, est naturelle, mais elle ne vient pas du terroir ! Comme il est courant d’entendre vanter les mérites des levures industrielles gages d’une vinification facile et sans problèmes…, mais elles ne sont pas naturelles et issues du lieu ou des chais !

La dégustation géo-sensorielle est revenue sur le devant de la scène avec le retour aux bonnes pratiques viticoles, biologiques et bio-dynamiques particulièrement. C’est ainsi que nous avons, à la fin des années 1980, commencé à renouveler la dégustation des gourmets, que nous avons rebaptisée « dégustation géo-sensorielle », en même temps que Claude et Lydia Bourguignons accompagnaient ce « réveil des terroirs »…

Bibliographie

Claude et Lydia Bourguignon, Le sol, la terre et les champs, Sang de la Terre, 2008.

Jean-Pierre Lagneau, « Des champs morphiques au verre à vin idéal », in Vinifera, N° 23, Octobre 2015, pp. 26-29.

Jacky Rigaux, La dégustation géo-sensorielle, Terre en Vues, 2012.

Notes

1 Villaine de (A.), « La vraie modernité », in Jacky Rigaux, Le réveil des terroirs, Défense et illustration des « climats » de Bourgogne, Dijon, Editions de Bourgogne, 2010. Retour au texte

2 C’est le nom gallo-romain de l’actuelle Côte bourguignonne. Retour au texte

3 Columelle (Lucius, Junius, Moderatus), agronome du 1er siècle de notre ère, est l’auteur d’un ouvrage essentiel, De re rustica, traduction française par L. Du Bois, 1844, Bibliothèque Latine Française. « La petite et la meilleure de ces trois variétés se reconnaît à sa feuille qui est beaucoup plus ronde que celle des deux premières. Elle a des avantages car elle supporte bien la sécheresse, résiste facilement au froid, pourvu qu’il ne soit pas trop humide. Elle donne, dans certains endroits, des vins qui se conservent bien, et elle est la seule qui, par sa fertilité, fasse honneur au terrain le plus maigre. » Retour au texte

4 Les moines cénobites vivent dans un monastère. Ce terme vient du latin coenobium, « monastère », et du grec koinoblion, « vie en commun ». Ils vivent donc en communauté, contrairement aux anachorètes qui se retirent dans la solitude. Ils suivent la règle proposée par Saint Benoît de Nursie qui fonde, en 529, le monastère du Mont-Cassin. La vie monastique est fondée sur une relation horizontale entre les frères, fondée sur la charité mutuelle. Retour au texte

5 Les grands vins de l’Antiquité, purs, sans adjonction d’aromates et autres substances, issus d’endroits soigneusement choisis, travaillés avec une viticulture coûteuse, étaient liquoreux. Ils étaient issus de raisins « passerillés », c’est-à-dire atteints de pourriture noble. Avec la victoire de Jules César sur Vercingétorix, la culture de la vigne s’imposa sur le Pagus Arebrignus, l’actuelle Côte bourguignonne, pour satisfaire la consommation des peuples éduens et lingons romanisés, mais peuples de longue date pétris de grande culture, aussi sophistiquée que celle des grecs et des romains, donc consommateurs de vins… (On planta également de la vigne du côté de Trêves et alentours sur les bords de la Moselle.) Mais, plantées en régions septentrionales, même avec les variétés locales trouvées à l’état sauvage dans les forêts, les vignes ne permettent plus aux raisins de « passeriller ». Si on attend ce processus naturel, les raisins développent une « pourriture grise », et non plus une « pourriture noble » et deviennent impropres à la vinification ! En les cueillant « à maturité physiologique », comme on dit aujourd’hui (maturité des peaux et des pépins), et si on les vinifie en tonneau, cela donne naturellement un vin sec, très plaisant. Ainsi, une viticulture gréco-romaine de haut niveau, attestée par les travaux de Pline, Virgile et Columelle, agronomes latins, rencontra ici, sur le Pagus Arebrignus, le génie œnologique gaulois initié grâce au fameux tonneau réalisé avec les bois de nos magnifiques forêts. Si le tonneau est né en Gaule, il ne fut sans doute pas destiné d’emblée à la conservation du vin et à son transport, mais il fut cependant utilisé dès le premier siècle de notre ère pour transformer le moût en vin ! On continua bien sûr à faire circuler le vin romain, au sucre résiduel important, et aromatisé, pour les vins de substitution, dans les amphores, mais l’apparition du vin vinifié en tonneau s’imposa progressivement et initia un vin nouveau : le vin sec naturel, c’est-à-dire un vin sans sucre résiduel et sans aromates. Ainsi, jusqu’à la chute de l’Empire romain, en 476, on vit cohabiter l’amphore et le tonneau, mais seul ce dernier perdurera avec la prise en charge par les moines bénédictins d’un vignoble qu’il fallait reconstruire et qui, rapidement, prospéra, pour devenir un fleuron du « vin fin de lieu », ce vin de « climat » que la Bourgogne a fait classer au patrimoine culturel de l’UNESCO en 2015. Retour au texte

6 Comme Claude et Lydia Bourguignon l’ont analysé, les argiles sont des minéraux très particuliers qui cristallisent en feuillets. On peut comparer ces argiles aux feuillets d’un livre. On peut alors mesurer leur « surface interne », différente d’un « climat » à l’autre, différente d’un « haut lieu viticole » à l’autre ! Les surfaces internes les plus grandes sont l’apanage des Grands Crus : Musigny, Richebourg, Chambertin… D’une manière générale, les argiles aux plus grandes surfaces internes génèrent les plus grands crus rouges, en Bourgogne comme en Bordelais et dans tous les grands vignobles à rouge ! Les cépages blancs donnent leurs meilleurs résultats en terrains argileux de petites surfaces internes mais comportant des marnes abondantes, les fameuses marnes bleues jurassiennes par exemple où le savagnin donne des vins exceptionnels… Leur livre : Le sol, la terre et les champs, Sang de la Terre, 2008. Retour au texte

7 Lavalle (J), Histoire et Statistique de la Vigne et des grands vins de la Côte d’Or, 1855, pp. 52-53. Retour au texte

8 La « Cave aux Arômes » créée par le Bureau Interprofessionnel des Vins de Bourgogne (BIVB) a bien sûr eu un rôle pédagogique très important pour faire découvrir la diversité exceptionnelle des arômes des vins de Bourgogne, tout particulièrement à un public féminin désireux de s’initier aux subtilités des vins, ainsi qu’aux jeunes pour lesquels débute un intérêt pour le vin de terroir. Retour au texte

9 Jean-Pierre Lagneau, « Des champs morphiques au verre à vin idéal », in Vinifera, N° 23, Octobre 2015, pp. 26-29. Retour au texte

10 Mac Leod et Gabriel Lepouzes en particulier (Institut Pasteur). Retour au texte

11 Henri Jayer (1922-2006) fut un gardien des bonnes pratiques et de la philosophie des « climats » en des temps où la viticulture chimique et l’œnologie interventionniste s’imposaient dans les années 1970-1980. Considéré comme un des meilleurs vignerons de sa génération, ses vins sont aujourd’hui les plus chers du monde dans les ventes aux enchères. On lira sa philosophie dans le livre : Ode aux Grands Vins de Bourgogne, Henri Jayer vigneron à Vosne-Romanée, publié par les éditions de l’Armançon en 1998. Retour au texte

12 Dom Denise, Les vignes et les vins de Bourgogne, 1779. Rééd. Terre en Vues, 2004. Retour au texte

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Référence électronique

Jacky Rigaux, « Du vin de « climat » à la dégustation géo-sensorielle », Territoires du vin [En ligne], 8 | 2018, publié le 01 février 2018 et consulté le 21 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/territoiresduvin/index.php?id=1373

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Jacky Rigaux

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