Introduction:
Le patrimoine, qu'il soit matériel ou immatériel, c'est ce qu'il reste d'un passé réactivé dans le présent, ce qui perdure en tant que survivance. Or il n'en reste pas moins qu'il est un instrument, une construction sociale liée à un processus identitaire mais aussi d'altérité, dans la mesure où il est partagé, il est également dynamique dans ses créations et ses métamorphoses.
Le vin fait-il partie du patrimoine matériel ou immatériel ?
Une histoire ancienne voire antique
« La naissance du vin à Bordeaux reste miraculeuse » affirme Robert Etienne dans son introduction à l'ouvrage de Frédéric Berthault: Aux origines du vignoble bordelais il y a 2000 ans, le vin à Bordeaux, Bordeaux, Féret, 2000. Effectivement, la tribu celtique des Bituriges Vivisques, qui occupait les rives de la Garonne au IIIe siècle avant Jésus-Christ, consommait plutôt de la bière avant que les aristocraties celtes ne se laissent convaincre par les négociants romains de l'intérêt du vin pour sa dimension festive et sociale.
La consommation de vin fut longtemps l'apanage des élites.
Ce changement de goût, cette évolution des mentalités, cette rupture, que certains auteurs attribuent au fort penchant de ces tribus pour l'ivresse, avait un coût très élevé. Il arrivait parfois, selon un texte de Diodore de Sicile (V, 26, 3), historien grec du Ier siècle avant J-C, que comme monnaie d'échange du vin, l'on envoyait un individu de la tribu dans les exploitations viticoles italiennes dans lesquelles il devenait esclave.
Certainement pour des raisons économiques, le négoce de vins étant très rentable, quelques propriétaires cherchèrent à implanter de la vigne dans la région.
S'apercevant de la qualité des terrains favorables à la culture de la vigne, ces propriétaires bordelais durent s'enquérir d'un cépage adapté. Ils le trouvèrent existant à l'état sauvage en Epire (région d'Albanie aujourd'hui) sous le nom de « basilica ». Il sera acclimaté dans la région et sera appelé « biturica »
L'historicité du vin dans le Bordelais se manifeste par la matérialité de la présence des vestiges et des écrits.
L'archéologie, notamment la datation des amphores retrouvées et l'origine de leur fabrication, atteste la présence de vigne dès la moitié du Ier siècle de notre ère. Les recherches effectuées par Frédéric Berthault sur les amphores ont permis de dater la production bordelaise par l'analyse des formes et des terres composant ces récipients qui ont permis de retrouver leur origine géographique. A partir du moment où les amphores ne venaient plus de l'extérieur, il est facile d'en conclure l'existence de la vigne à Bordeaux. De plus, l'existence d'une production locale de vin est confirmée par des écrits de Columelle (De agricultura) et Pline l'Ancien (Histoire naturelle), deux auteurs latins du Ier siècle. Ces auteurs ont également signalé qu'une partie du vignoble produisait des vins de qualité aptes à vieillir et qu'ils étaient exportés, notamment à Rome où ils étaient renommés. Ils étaient aussi appréciés par l'aristocratie gauloise qui en usait à l'occasion de grands banquets.
Pline relève la résistance du plant au vent et à la pluie en expliquant que la fleur se passe bien car elle est hâtive et évite les gelées tardives. Il note également que le vin produit vieillit bien. Columelle classe le vin des Bituriges dans la catégorie des grands crus alors qu'ils ne sont produits que depuis peu.
Bordeaux n'est pas le plus ancien des vignobles hexagonaux, mais il est certainement celui dont la réputation de qualité et de dynamisme économique, malgré quelques crises, a la plus longue histoire.
Bordeaux précurseur
L'acte de naissance de la notoriété des vins de bordeaux est ainsi établi et cette renommée, malgré les aléas de l'histoire, n'a cessé de se renforcer. Une longue antériorité, surtout si elle est avérée, est un élément qui conforte la patrimonialisation. Bordeaux a très tôt su préserver son territoire, son économie et son identité. « Le privilège des vins, d'origine fort ancienne, était en vigueur sous les rois d'Angleterre, avant la réunion avec le royaume de France. Son importance était telle qu'à plusieurs reprises les rois durent contracter l'engagement de le maintenir. » (Keyrig, 1886). Le fait que l'Aquitaine ait été apportée à la couronne d'Angleterre d'Henri II par son épouse Aliénor d'Aquitaine en 1152 favorisa très tôt le commerce des vins avec ce pays. L'Aquitaine redevint française en 1453, mais les échanges continuèrent.
En 1649, Arnaud de Pontac III, propriétaire du Château Haut-Brion, élabore un vin apte au vieillissement appelé « new french claret ». En 1666 il envoie son fils à Londres où il ouvre un restaurant de qualité dans lequel seront servis les vins de la propriété. Ce lieu deviendra très vite un endroit de rencontre pour les intellectuels de la capitale, ce grand vin sera la référence de l'élite et initiera le développement à l'exportation des crus aujourd'hui hiérarchisés suivant le classement de 1855.
Même si les Appellations Contrôlées n'existent que depuis 1935, Bordeaux avait donc institué un système douanier de préséance et de privilège pour la vente des vins et cela, afin d’écouler les siens avant ceux du « haut pays ». Système que l'on pourrait qualifier de rente patrimoniale basée sur le territoire. Ce privilège sera aboli à la Révolution Française en 1789.
Le classement de 1855 sera également une occurrence supplémentaire pour sanctuariser les vins de Bordeaux à travers ses grands crus, locomotives économiques et images de luxe.
Au XVIIIe siècle, des commerçants venus du Nord de l'Europe (Scandinavie, Hanse, Irlande), vinrent s'installer à Bordeaux dans le Quartier des Chartrons à proximité des quais d'où ils expédiaient les vins vers leurs pays d'origine dans lesquels ils avaient des réseaux familiaux et commerciaux. Ils réussirent à supplanter les négociants bordelais qui abandonnèrent peu à peu cette filière pour se consacrer, en retour, au commerce d'esclaves vers les Antilles et du rhum.
Le patrimoine matériel et architectural
Le vin a généré de la richesse qui s'est manifestée par la construction de châteaux, signes de prestige, mais aussi par la construction, au XVIIIe siècle sous l’impulsion des négociants, d'hôtels particuliers, élément important pour le classement de la ville de Bordeaux au patrimoine mondial de l'UNESCO. Il est également à noter que la ville de Saint-Emilion et sa ''juridiction'', c'est-à-dire son vignoble, sont également classées depuis 1999.
Si les châteaux sont emblématiques et contribuent à l'attractivité de l'œnotourisme, la construction de chais de « haute couture architecturale » s'est développée, créant ainsi un patrimoine contemporain. De nombreuses propriétés de la région ont aussi fait des efforts pour rénover leurs bâtiments, qu'il s'agisse des habitations, généralement en pierre blonde, mais aussi des chais de vinification et de stockage. Le développement du vieillissement en barriques a apporté un élément esthétique ainsi qu'une image de qualité. Le foudre et la barrique sont en effet des marques du patrimoine vinicole du Bordelais.
Bordeaux est également connu pour produire des vins de garde, ce qui implique pour de nombreux consommateurs d'avoir un lieu de conservation, une cave. Celle-ci fait souvent partie du patrimoine familial quand elle est bâtie en matériaux naturels. La cave idéale est en pierre, voutée, avec un sol en terre battue, ventilée par un soupirail. Existent aussi des caves réfrigérées que certains mettent en évidence et de façon ostentatoire pour indiquer une certaine distinction sociale.
De même, l'image de Bordeaux va prendre encore de l'importance et de la notoriété avec la construction de la Cité des Civilisations du Vin. Ce bâtiment devenu Cité du vin, conforte Bordeaux dans son statut de capitale mondiale du vin, titre déjà acquis avec le salon Vinexpo réunissant à Bordeaux, tous les deux ans, des milliers de producteurs, négociants et commerciaux du monde entier (près de 50 000 visiteurs issus de 148 pays, 2 400 exposants et 1290 journalistes et écrivains en 2013).
Ce salon s'est d'ailleurs exporté les années paires à Hong-Kong, plaque tournante du commerce des vins en Asie.
Cette cité du vin, à l'architecture futuriste de huit niveaux en forme de carafe, compte accueillir 450 000 visiteurs par an dans une démarche pédagogique, esthétique, culturelle et gustative. Elle possède même une cave contenant des vins de tous les pays producteurs de la planète.
Cette cathédrale en bordure du fleuve se veut l'équivalent du musée Guggenheim de Bilbao en termes d’attractivité.
La fête du vin, qui inaugurera sa 10e édition cette année, est le premier événement œnotouristique d'Europe. Elle a lieu tous les deux ans en alternance avec Vinexpo et la fête du fleuve, manifestation également très importante et qui attire un grand nombre de visiteurs.
La fête du vin a, lors de sa dernière édition, a enregistré entre 400 000 et 500 000 entrées et dégustations. Elle a même été exportée dans la ville de Québec et y sont invitées, selon les années, des villes différentes jumelées avec Bordeaux.
L'idée de ces fêtes est assez ancienne. Lors de celle de 1934, on a pu noter la présence, à Bordeaux, du Président de la République Albert Lebrun.
Parler du patrimoine matériel, c'est également évoquer la beauté des paysages que les collines plantées de vignes palissées offrent au regard, ce sont les châteaux richement réhabilités ces dernières années et qui servent souvent de lieux de réception, ce sont enfin les chais de certains très grands crus classés, espaces aux architectures pharaoniques construits par des grands noms de la profession.
Le patrimoine immatériel et symbolique
Le patrimoine immatériel se manifeste par la haute valeur évocatrice du vin, qu'elle soit sociale, symbolique ou esthétique.
Le vin est un produit qui évoque la convivialité et souvent la commensalité, tant il était rare de boire de bons vins en dehors des repas. Aujourd'hui, le développement exponentiel des bars à vin a quelque peu réduit la part du manger ensemble.
Le vin a souvent été perçu comme un produit mythique, une « boisson totem », disait Roland Barthes (1957), de sorte qu'il est considéré comme un élément identitaire qui se manifeste notamment par la dénégation des vins du « Nouveau Monde » auxquels il est reproché d'être sans âme, sans terroir et sans histoire. Avoir du vin et une cave est un élément, un signe de positionnement social, de distinction et une volonté de pouvoir symbolique. Des interviews auprès de personnes étrangères République Sud-Africaine, Chili, Argentine, Thaïlande, Antilles) ont montré l'engouement des élites pour les grands vins de Bordeaux quand ils affichent ces bouteilles dans des armoires réfrigérées. Ces grands crus sont également les stars des ventes aux enchères.
Dans le même ordre d'idée, l'Union des Grands Crus de Bordeaux est actuellement en demande de classification au Patrimoine mondial de l'UNESCO. Mais, au-delà du prestige, considéré comme une pratique esthétisante, se cache dans la notion de cave où reposent et vieillissent ces bouteilles, une pratique patrimoniale. Elle évoque également l'héritage d'une transmission familiale qui fait rejaillir l'imaginaire de la tradition, la mémoire d'un âge d'or. Joël Candau dans son Anthropologie de la mémoire1, disait à ce propos : « Cette construction a une fonction sociale en manifestant souvent de la nostalgie pour un passé peint aux couleurs du bon vieux temps, le narrateur se livre à une critique de la société d'aujourd'hui [...] ». Avoir une cave apparaît donc comme une pratique mémorielle du temps long, celle d’une maturation, par opposition à celle de la consommation immédiate et banale des sociétés mondialisées.
La cave fait partie de ce patrimoine collectif, forme de revendication identitaire. Françoise Zonabend, dit à propos de son travail dans le village de Minot : « Le passé prend alors des colorations d'âge d'or […] La mémoire collective travaille selon un mouvement cyclique qui cherche constamment à retrouver la permanence, à recréer l'immuable, l'immémorial et à fonder, de la sorte, sa propre durée. Une durée immobile, comme si pour continuer à exister identique à elle-même, la communauté avait besoin de s'appuyer sur un passé toujours identique où s'effacent les cahots de l'histoire, les péripéties de la modernité »2.
Les pays du « Nouveau monde » (Chili, Argentine, Etats-Unis, Afrique du Sud, Australie), produisent en grande majorité des vins à consommer rapidement, des vins dits « internationaux », des produits uniformes, comme le sont certaines marques de soda ou de bière, ils n'ont pas de tradition de conservation.
Le vin c'est également un symbole de culture, de civilisation qui remonte aux sources du monde la Grec antique. Comme le signale Véronique Nahoum-Grappe : « ainsi dans L'Iliade et l'Odyssée c'est le degré de technicité même de cette culture qui est un critère de civilisation et caractérise dès le départ la production vinicole comme une activité économique de pointe du monde méditerranéen […] Le mot culture doit prendre ici son double sens, agricole et anthropologique... »3
Le rapport à la religion assoit aussi une forme de justification mémorielle du bien-fondé de cette civilisation du vin.
Dans la mythologie égyptienne, c'est Ré, le dieu solaire, qui a introduit le vin et l'ivresse sur terre. Il est également avéré que, de Noé à Dionysos et Bacchus, le vin est à la source mythologique des civilisations. Selon Jean-François Gauthier4 « L'identification de la vigne avec la Terre Promise va se poursuivre jusqu'à devenir le signe tangible de l'alliance renouvelée entre Dieu et les hommes (Matthieu 20,1) […] Aux abords de l'ère chrétienne, l'espérance messianique du judaïsme s'exprime au travers d'une vigne mythique. Symbole de Dieu, la vigne est aussi la personnification du Messie (Jean 15,1) ».
Jusqu'à la fin du Moyen-âge, la viticulture ecclésiastique nourrira la puissance et la gloire de l'Église de Rome. Puis les monarchies développeront encore les vignobles considérés comme cultures traditionnelles et symboles de richesses.
La vigne et le vin, leur image, ont donc depuis longtemps suscité une attractivité considérable, peut-être encore plus aujourd'hui, notamment avec le développement des moyens de communications.
C'est le pouvoir d'évocation que suscite Bordeaux qui a certainement fait de cette ville « The european best destination » pour l'année 2015. En témoigne un œnotourisme qui s'est énormément développé dans la cité ces dernières années, notamment avec les tour-operators ainsi que de nombreux bateaux de croisières faisant escales dans le Port de la Lune, arrêts pendant lesquels les passagers achètent du vin de Bordeaux et visitent ses vignobles.
« Le Bordelais ne produit pas du vin, mais des châteaux ». Cette boutade de Jean-Pierre Bériac dans son article « Bordeaux, le nez en l'air »5, montre l'importance de l'imaginaire développé autour des résidences des propriétaires d'entreprises viticoles. Puis il rajoute : « Cette image du château évacue, dans ses représentations, le territoire et les outils de production, dans la majorité des cas. Elle présente une luxueuse demeure détachée de toute contingence matérielle, une villégiature, un espace festif pour riches citadins. Ainsi se produit l'assimilation entre le produit (le vin) et le mode de vie tout empreint d'urbanité. Boire du vin revient ainsi à participer à la vie de château »6.
Le château fait également référence à cette noblesse qui fascine toujours beaucoup de gens par son ancienneté, son image de solidité et son statut de conservatrice des valeurs morales. Céline Simonnet-Toussaint, dans ouvrage Le vin sur le divan7, évoque les résultats de son enquête, étude qui révèle « la dimension mythique attribuée aux familles des milieux viticoles ».
Conservatrices d'un certain d'un certain patrimoine, elles seraient la quintessence de l'image de ce qu'est la famille idéale dans son enracinement à la culture de la terre (mère) et dans ce qu'elle a de pérenne.
Même si la réalité montre l'usage de pesticides, fongicides et herbicides dans les vignes, il reste dans l'imaginaire collectif cette idée, plus ou moins lointaine et inconsciente, que le vin est un produit de la nature et qu'il est bénéfique pour la santé si sa consommation reste modérée. Le french paradoxe et le régime crétois en sont un exemple. En outre, beaucoup d'urbains d'aujourd'hui se souviennent avec une certaine nostalgie des quelques rangs de vigne du grand-père qui n'étaient pas traités ou seulement avec de la bouillie bordelaise.
Une enquête à Bordeaux a montré de façon paradoxale que le vin « bio » avait une image négative dans la mesure où le terme « biologique », pour certains, avait une connotation de manipulation génétique, de vin trafiqué.
Beaucoup disent ne pas acheter en grande distribution sous prétexte que les produits sont de piètre qualité, qu'ils sont exposés à la lumière et à des températures non conformes. « Je préfère acheter chez mon « petit producteur » s’avère une phrase récurrent, avec tout l'image édénique du naturel, d'un vin produit « à l'ancienne » qu’elle colporte.
S'il fut un temps où il était difficile de visiter les propriétés, notamment celles des grands noms du Médoc, ce n'était pas pour cacher des pratiques douteuses, mais bien parce que les propriétaires n'habitaient pas sur place, mais à Bordeaux. Ils vendaient de surcroît toute leur production à un négoce qui en faisait justement leur notoriété.
Conclusion
Le vin et ce qu'il génère semblent donc être à la fois de l'ordre du matériel, avec les notions de terroir et de châteaux et de l’ordre de l'immatériel par leur pouvoir évocateur.
Bordeaux, la ville et ses vins, sont incontestablement l'exemple de ce que peut être un patrimoine distingué par son ancienneté, son dynamisme, sa notoriété mondiale (manifestations, écoles, architecture, etc...). Si le vin est considéré comme élément de distinction, il est aussi vu comme critère idéalisé de civilisation alliant le beau et le bon comme le fut la statuaire de la Grèce classique représentant le kalloskagathos, emblème de la démocratie athénienne.