Affirmer pour commencer que la connaissance historique du vin est aujourd’hui un enjeu scientifique, culturel mais aussi économique peut sembler étonnant dans un temps où les incertitudes du présent semblent parfois l’emporter particulièrement au plan international. Il me semble, tout au contraire, que l’histoire de la viticulture et du vin peut contribuer à la compréhension de la situation actuelle. La publication sous forme numérique du bulletin de l’OIV depuis 1927 dans le cadre d’un projet mené en partenariat entre l’OIV, l’Université de Bourgogne, appuyée par la Maison des Sciences de l’Homme de Dijon et la Chaire Unesco « Culture et Tradition du Vin », nous donne l’occasion d’aborder cette question de manière concrète. Avant de présenter cette réalisation je voudrais insister sur l’intérêt d’une culture historique quand on souhaite comprendre le monde du vin au 21e siècle
Face aux évolutions économiques internationales de la production, de la circulation et de la consommation du vin, son histoire constitue un terrain important de l’analyse pour prendre la mesure des changements. De même, face à l’impact des progrès scientifiques et techniques sur l’élaboration d’un produit dont l’existence est millénaire, quelle est la part de l’innovation mais aussi de la continuité ? L’histoire est également au cœur des représentations et des pratiques culturelles associées à la production et à la consommation du vin, y compris aujourd’hui son marketing. En somme, loin d’être anecdotique, l’approche historique est inévitable lorsqu’on veut comprendre la filière vitivinicole dans sa globalité.
Evoquer l’histoire du vin est une pratique fréquente parmi les acteurs de la filière. Qu’ils soient au niveau de la production ou de la vente, ils mobilisent assez fréquemment des références anciennes censées attester la qualité du produit et l’expérience des fabricants. Mais cette évocation du passé, souvent renforcée par des préoccupations juridiques fondées sur l’ancienneté de la viticulture pour justifier d’une appellation, débouche sur un usage restrictif et instrumental de l’histoire. Celle-ci devient une sorte de caution permettant de certifier la qualité au nom d’un passé inchangé. L’ancienneté du vin ne justifie en rien une conception fixiste du passé. Cette représentation de l’histoire, comme le maintien d’un ordre ancien qui serait un gage de qualité, n’a pas complètement disparu en dépit de la démarche erronée qu’elle suppose. Il faut donc préciser que l’histoire ne peut être assimilée à l’immobilité, mais au contraire à la mesure des changements survenus, insensiblement ou brutalement. Il faut également mentionner quelle est l’échelle géographique de l’analyse. Il convient de rappeler que, très anciennement, la production et la consommation du vin sont inséparables de sa circulation et de son commerce international.
On ne peut faire une histoire du vin seulement localisée, il faut avoir également une approche globale qui associe production et consommation, aux échelles locale et internationale. Parfois, ce facteur a été décisif, comme pour le vin effervescent de champagne qui a d’abord connu une commercialisation internationale au 19e s, de même que les vins de Bordeaux. Plus généralement, l’histoire globale du vin est inséparable des grands événements planétaires comme les deux guerres mondiales, les crises commerciales et financières, du 20e s à nos jours. Si l’histoire du vin est particulièrement liée à l’histoire générale, c’est que, très tôt, le vin a été l’objet d’un commerce international important en valeur, notamment parce que les lieux de production étaient géographiquement limités par apport aux zones de consommation. Ainsi, l’histoire du vin est marquée par de grandes fractures historiques qui éclairent l’évolution, la création ou la disparition des vignobles, comme les modifications de la consommation. Les événements politiques ont joué un rôle parfois majeur, avec la fermeture ou l’ouverture des marchés, de la fin du 18e siècle à nos jours : depuis les guerres napoléoniennes en Europe, le libre-échange britannique, les deux Guerres Mondiales, les accords commerciaux et monétaires après 1945, etc. Dans ce contexte il ne faut pas ignorer les profondes évolutions techniques et scientifiques qui ont affecté aussi bien la viticulture que la vinification. Jusqu’au milieu du 19e siècle, on ne sait pas ce qu’est la fermentation : elle n’est pas maîtrisée. Après Pasteur on va contrôler et maîtriser ce processus, parce qu’enfin, on le comprend. Pour la viticulture, dès la fin du 19e siècle, on développe les traitements chimiques, ce qui transforme le travail de la vigne, sa conduite, les rendements. De même, la mécanisation transforme au moins en partie le travail viticole. Enfin, il faut évidemment mentionner le bouleversement des moyens de transports et de conditionnement du vin qui entraîne une modification profonde de la commercialisation. Ce sont, d’un côté, la généralisation du transport ferroviaire et maritime dès le 19e s et, de l’autre, les nouveaux modes de conditionnement, containers et bouteilles en verre. Les règles commerciales affectent également la circulation et la commercialisation des vins, d’abord la constitution des marchés nationaux avec des droits de douanes normalisés puis les accords commerciaux internationaux qui influencent fortement le marché du vin. En somme, l’histoire du vin n’échappe pas aux différents moments de la mondialisation économique depuis le 19e siècle.
L’histoire du vin n’est pas linéaire, mais marquée par des cycles, avec des phases de croissance, de progression mais aussi de stagnation, voire de régression, aussi bien dans le domaine des surfaces, de la production que de la consommation. On peut ainsi identifier quatre grandes phases qui structurent cette histoire du vin. La première croissance du 19e siècle est caractérisée par l’expansion des surfaces plantées et de la production, liée à l’essor de la consommation. La longue période de crises et récession qui va de 1870 à 1945, est marquée par la rétraction des surfaces, la stagnation de la production et de la consommation, la désorganisation des marchés. Une deuxième période d’expansion, de 1945 à 1975, est caractérisée par l’augmentation modérée des surfaces, la croissance forte des rendements, de la production et de la consommation. Enfin, à partir des années 1980, une nouvelle mondialisation de la production et de la consommation s’affirme avec une géographie modifiée de la production et du transport, mais aussi de la consommation, et donc également de la commercialisation, marquée par l’émergence de nouveaux pôles d’activité, en Amérique, Asie et Océanie.
La création de l’OIV durant les années 1920 et le lancement en 1928 du Bulletin s’inscrivent donc dans la longue phase de difficultés du monde du vin, marquée à la fois par la désorganisation du marché, le repli protectionniste, mais aussi les raudes et la concurrence sans règle. La très riche activité de l’OIV est essentielle pour connaître et comprendre l’histoire mondiale du vin. Avec le programme de numérisation du Bulletin des origines jusqu’en 1999, c’est un projet documentaire de grande ampleur qui a été réalisé en partenariat avec la direction de l’OIV et une équipe scientifique et technique de l’Université de Bourgogne, la plate-forme de numérisation et base de donnée de la Maison des Sciences de l’Homme de Dijon. Il a été effectué selon les normes en vigueur sur le plan du catalogage, de l’indexation et de l’interopérabilité. Ce projet a été mené de 2014 à 2016 : il a permis de numériser et cataloguer 690 bulletins, 14 415 articles, 31 congrès de l’OIV. 2882 auteurs ont été indexés, 681 lieux géographiques et 2408 noms d’organismes. Il est dès maintenant consultable en ligne de plusieurs manières, en particulier sur le site de la Maison des Sciences de l’Homme de Dijon1.
Le bulletin de l’OIV constitue une ressource exceptionnelle pour le travail historique en permettant des approches scientifiques interdisciplinaires. C’est en particulier le cas dans le domaine de l’histoire des sciences et techniques de la vigne et du vin. Les nombreux rapports, compte rendus de recherches et extraits des travaux des congrès qui paraissent dans la revue offrent une ressource inédite pour l’étude des réalités historique et des évolutions des pratiques vitivinicoles sur le XXe siècle. Ils permettent de comprendre la place des savoirs scientifiques dans l’élaboration des décisions internationales en matière de viticulture, de vinification et de droit. Le Bulletin de l’OIV se fait aussi largement l’écho des législations nationales ou des accords internationaux bilatéraux et multilatéraux. Ces données rendent possible une histoire des normes juridiques, commerciales, techniques et sanitaires de la vigne et du vin au plan mondial et permettront l’étude des rapports de force autour des enjeux commerciaux autour du vin. L’existence de rubriques statistiques, dans tous les bulletins, offre par ailleurs un outil incomparable pour analyser en détail les marchés, les évolutions de consommation, ou les territoires du vin au sens large. Il est possible, également, de procéder à une étude des normes internationales communes d’analyse des vins et de classification des produits, de questionner les approches sanitaires et environnementales mondiales.
La mise de cette documentation exceptionnelle à la disposition de tous doit encourager une démarche historique qui s’appuie sur un travail scientifique et une documentation vérifiée. On a de même, pour la France, la mise en ligne des archives des appellations d’origines contrôlées discutées et délimitées par l’Institut National des Appellations d’Origine (INAO) qui représente une source précieuse pour connaître et comprendre le processus de qualification et de validation des terroirs2.
A l’heure du développement mondial de l’œnotourisme, il est temps de réfléchir et de partager les expériences comme les résultats de la mise en perspectives historique dans les actions de marketing et de promotion. Le développement de l’histoire, par les acteurs du monde vitivinicole, ne doit pas être réduit à une simple démarche commerciale ou marketing. C’est, en général, bien davantage. Souvent, les producteurs individuels ou regroupés ont à cœur de raconter à leurs clients et visiteurs leur aventure professionnelle à travers celle des ancêtres, souvent des nouveaux arrivants, parfois, au contraire, des descendants de producteurs enracinés depuis des siècles dans un territoire. Tous s’efforcent d’inscrire leur production vitivinicole dans une aventure qui concrétise le travail engagé mais aussi les progrès réalisé. Cette intervention dans le champ historique est cependant souvent très localisée et difficilement mise en relation avec les évolutions internationales. Aujourd’hui, la qualité du récit historique présenté aux consommateurs et clients passe par un effort collectif permettant aux professionnels de s’appuyer sur des connaissances partagées et mises à disposition d’un grand public, en particulier à travers le web. Le développement de musées, de centres de documentation, de livres anciens et nouveaux sur l’histoire du vin en est la preuve. La Chaire Unesco « Culture et Tradition du Vin » de l’Université de Bourgogne s’attache, en particulier par un réseau mondial universitaire et une revue électronique « Territoires du vin », à diffuser des études comparatives sur les vignobles du monde, associant monographies et propositions théoriques pour penser globalement l’histoire du vin.
Au terme de cette communication nous souhaitons insister sur l’intérêt de mener aujourd’hui un travail historique de qualité dans le cadre des démarches qualitatives reconnues comme nécessaires dans tous les domaines de l’activité vitivinicole. Les outils documentaires numériques permettent d’échanger, de faire circuler les connaissances et la réflexion, ne craignons pas d’y recourir !