Introduction
Vieux de plus de deux millénaires, le tonneau est un marqueur des civilisations du vin et témoigne aujourd’hui des relations étroites entre l’art du vigneron et l’art du tonnelier.
S’il connût une véritable crise au milieu du XXe siècle, la résistance et le retour triomphal du tonneau s’explique certes par le succès d’une œnologie plus soucieuse du qualificatif que du quantitatif, mais peut-être aussi en partie par la forte charge culturelle et symbolique de cet objet-témoin.
Aussi peu ou pas de parcours œnotouristiques de nos jours qui ne fassent appel à un passage en cave où l’on peut admirer les alignements de tonneaux (Illus. 1-2), voire participer, comme en Bourgogne aux fameuses « horizontales », c’est-à-dire à ces dégustations au tonneau de différents crus d’une même année.
Tous les lieux patrimoniaux veillent à soigner des mises en scènes qui font rêver et où le tonneau a son rôle à jouer. Foudres et tonneaux reflètent l’image prestigieuse d’une longue histoire et d’une grande tradition (Illus. 3-4). Si le tonneau a failli disparaître, aujourd’hui, il semble incontournable – et son histoire même nous le révèle.
Le tonneau : patrimoine historique
Si l’invention du tonneau fut attribuée un peu trop rapidement aux Gaulois, des découvertes et des polémiques récentes entre archéologues révèlent une plus grande complexité du problème.
Certes, la découverte de nombreux fûts en Gaule, en Bretagne et sur le limes rhénano-danubien témoigne de la grande diffusion du tonneau dans ces contrées, du premier siècle avant notre ère au quatrième siècle de notre ère, mais le lieu et la date de son apparition restent incertains.
De rares textes y font allusion : César dans La guerre civile évoque sa présence à Marseille. La guerre des gaules parle de tonneaux enflammés que les Gaulois faisaient dévaler sur les Romains au siège d’Uxellodunum, Strabon signale l’existence, à Aquilée, de jarres de bois « grandes comme des maisons », enfin Pline l’Ancien affirme qu’autour des Alpes, les Rhètes conservent le vin dans des récipients en bois entourés de cercles. Face à ces éléments très ponctuels, deux thèses se dessinent sans réellement s’exclure. Nous ne pouvons donner ici que les conclusions.
Pour Armand Desbat, l’origine étrusque du tonneau n’est pas à écarter. La tombe des jongleurs de Tarquinia (Illus. 5) témoigne que les techniques d’assemblage de douves pour la confection de récipients en bois étaient connues des étrusques, de même que les cerclages en bois (noisetier ou saule).
De plus, des vases étrusques en forme de tonneau apparaissent dès le sixième siècle avant notre ère, comme en témoignent les collections de la Villa Giulia. Versons également au dossier un tonnelet du musée de Cerveteri, issu d’une tombe étrusque de la région, datant du sixième siècle, mis au jour à côté d’une amphore.
Ainsi l’usage du tonneau ou du tonnelet semble attesté chez les Étrusques, à une date antérieure aux invasions celtes et selon Desbat, les Celtes n’auraient fait qu’emprunter la technique aux Étrusques et la développer en fabriquant des tonneaux de grande taille.
Pour André Tchernia, au contraire, il faut distinguer les cupae : cuves de fermentation en bois, parfois enterrées comme le sont les dolia ou les pithoi (Illus. 6), alors que le tonneau, comme l’amphore, est réservé au transport, même si le latin n’utilise qu’un seul mot cupa pour les deux objets : cuve et tonneau. Il reste persuadé qu’il faut attribuer aux Celtes (peut-être aux Rhètes) l’invention du tonneau à proprement parler qui, selon lui, servait à l’origine pour la bière.
Si l’origine reste controversée, l’utilisation à grande échelle du tonneau est incontestablement à mettre au compte des Romains, qui, dès l’époque augustinienne, ont su tirer parti des avantages de ce contenant pratique pour transporter le vin en grande quantité et assez loin, en particulier jusqu’aux camps militaires de la frontière rhénane. En effet, le tonneau se révèle un moyen idéal aussi bien pour le transport terrestre que maritime et fluvial
Au-delà de la romanité, le développement de l’utilisation du tonneau suit donc l’évolution des flux commerciaux et des échanges entre des populations qui finissent par participer à une véritable civilisation du vin. Peu à peu le tonneau a triomphé des amphores, des outres et surtout des dolia, puisque ces grands récipients de terre cuite étaient parfaits pour être enterrés dans des chais mais difficilement transportables. C’est cependant l’amphore qui résiste le mieux car elle reste longtemps attachée à l’idée d’un vin de qualité.
Moyen Âge et Renaissance voient encore se développer l’usage du tonneau avec celui du commerce du vin, en particulier le commerce hollandais au XVIe siècle.
Or naît peu à peu, avec le passage de l’utilisation du bois de sapin au bois de chêne, la découverte de l’importance de la qualité du bois du tonneau pour le goût du vin, donc l’élevage du vin. Mais il y a l’envers de la médaille, dès le 17e siècle en Champagne, on remarque que le vin supporte mal le fût neuf et qu’un long contact lui est préjudiciable, alors que plusieurs années de garde dans des flacons de verre n’en altère pas le goût. Le tonneau connaît déjà ses premières limites.
Si le transport et la commercialisation du vin ont fait le succès du tonneau, ils sont aussi à l’origine d’une crise majeure au cours du XXe siècle, crise qui a failli provoquer la disparition du tonneau.
En effet l’intensification des échanges et du trafic maritime, fluvial, ferroviaire et terrestre exigent bientôt des conteneurs, des bateaux citernes, des wagons foudre, des camions-citernes. De plus les chais, en particulier mais non exclusivement les chais des coopératives, demandent de grands contenants, cuves métalliques ou en ciment.
Au milieu du XXe siècle, le tonneau semble bien sur son déclin. En 1954, Jouvenet, dans son Cours de technologie du bois, écrit qu’il craint que le transport par citernes, le logement en cuve métallique ou en ciment, le développement de la mise en bouteille à la cave ne portent un coup fatal à la tonnellerie. À cela s’ajoute, dans de nombreux pays, la tentation des vins de cépages déconnectés des terroirs, voire de fabrication industrialisée, avec parfois usage de copeaux. Une crise du tonneau mais aussi une crise de la production viticole se dessine. Fort heureusement, grâce à la revalorisation du tonneau, non plus comme instrument de transport mais comme instrument de vinification et d’élevage, cette crise va être jugulée. Le tonneau va connaître un nouvel essor et corrélativement la production viticole va améliorer sa qualité. Le sort du vin et celui du tonneau sont plus que jamais liés.
Parallèlement à la création des appellations d’origine contrôlée, à l’amélioration des connaissances permettant aux œnologues, aux tonneliers et aux vignerons de jouer sur la chauffe, mais aussi sur le grain du bois, sur sa nature et sur son origine, sa provenance, pour développer tel ou tel arôme (Illus. 7), la vente à la propriété avec visite de cave, la mode et le développement d’un œnotourisme soucieux d’apprendre aux consommateurs à mieux boire, à savoir déguster, tout cela sauve la situation.
Et Lacroix dans son ouvrage récent sur le bois de tonnellerie peut écrire : « le tonneau, outil responsable du développement du commerce du vin mais aussi de tous les échanges commerciaux va devenir un instrument au service d’une production de luxe, à connotation culturelle affirmée mise en exergue par l’œnologie moderne »1. Nous pouvons remplacer luxe par qualité, puisque non seulement les grands crus, mais des vins de terroir, plus modestes, bénéficient aussi des avantages du tonneau.
Liés à une production à connotation hautement culturelle, la résistance et le triomphe du tonneau ne jouent-ils pas également sur un imaginaire collectif dont participent les hommes des civilisations occidentales, des civilisations du vin et qui explique peut-être leur attachement à ce patrimoine ?
Le tonneau : patrimoine symbolique
Dans la culture occidentale, deux références célèbres au tonneau, le tonneau de Diogène et celui des Danaïdes retiennent d’emblée notre attention.
Mais il faut signaler qu’au sens strict, aussi bien le philosophe cynique, celui qui osa dire à Alexandre : « ôte-toi de mon soleil », que les déesses des sources condamnées à remplir un tonneau percé, donc à une tâche absurde, pour avoir accompli un acte contre nature : tuer leurs époux après le banquet de noces, ne devaient connaître que les pithoi, et non des récipients de bois, si l’on en juge par l’histoire rapide que nous venons d’esquisser. Or la traduction par tonneau, voire la mutation de l’iconographie au cours des âges sont significatives de l’impact de notre récipient en bois dans l’imaginaire humain.
Le cas de Diogène est très révélateur. Si au XIXe siècle on revient parfois à l’historique, dès le Moyen Âge et surtout à partir du XVe siècle, l’imaginaire l’emporte et l’exactitude historique est laissée de côté (Ill. 8). Car si le passage du récipient en terre, du pithos ou de l’amphore au tonneau s’explique par des causes tout à fait pragmatiques, comme nous l’avons vu, il a aussi un impact symbolique sur le psychisme humain et les interactions ne sont pas négligeables. Les interdictions jouent sur gê, la terre et hulê, le bois.
La symbolique de la terre renvoie à celle du sol qui nous nourrit, de gê, la terre nourricière, à laquelle nous retournons à notre mort. De surcroît la forme de l’amphore, proche de celle du corps féminin, voire des idoles cycladiques, redouble l’attraction de la féminité nourricière, salvatrice, celle qui est justement niée par les Danaïdes qui firent du banquet de noces un banquet de mort, victimes de cette hybris qui fut le grand ressort de la tragédie grecque. Picasso ne s’y est pas trompé qui redouble le symbole de la féminité nourricière avec cette amphore féminisée, gynomorphe, portant une autre amphore dans les bras.
Avec le tonneau nous passons de la terre au bois, de gê à hulê, et à des ressorts symboliques tout aussi puissants mais un peu différents. Hulê en grec ancien signifie le bois, par extension la forêt, mais aussi la matière en général, la matière primordiale par opposition à la forme (eidos), une matière quasi sexualisée (au sens large), féminisée, en tout cas si l’on en croit Aristote qui affirme dans la Physique que la matière désire la forme comme la femelle désire le mâle.
Avec le tonneau, matière et forme sont bien indissociables et renvoient à la complémentarité du féminin et du masculin donc au processus de genèse, de création d’un individu, d’un être. Quoi de mieux pour faire naître, pour élever un vin ?
Si la terre et l’amphore suggèrent la reconnaissance de la fécondité naturelle, le tonneau, lui, évoque la puissance créatrice en acte, l’acte créateur. Aussi joue-t-il un rôle non négligeable dans l’Alchimie et dans certaines religions.
On le sait, l’Ars magna de l’Alchimie veut percer le mystère de la transmutation de la matière donc de la création et il est significatif que l’Alchimie s’intéresse aussi à l’art de la vigne, du vigneron. Le tonneau apparaît alors explicitement dans l’iconographie où il évoque l’athanor symbolisé également par l’arbre creux. Jérôme Bosch dans Le jardin des délices, panneau de droite, s’en fait le témoin en représentant un arbre creux, sorte de tonneau ovoïde encore monté sur branches et symbolisant le deuxième stade de la matière, la matière au blanc, l’argent (Ill. 9).
Quant à l’athanor, creuset de la création alchimique, l’analogue du tonneau, nous le retrouvons dans la représentation de cette vieille femme dans l’arbre creux, symbole d’une gestation impossible et pourtant réelle, le miracle de la création, écho peut-être aussi de la gestation de Sarah et de la naissance d’Abraham, miracle qui récompensa la foi d’Abraham dans la Bible. Grâce à l’arbre creux, au tonneau, rien n’est impossible à la création de l’homme.
Si les Gaulois n’inventèrent peut-être pas le tonneau, ils rendaient pour leur part hommage à Sucellus, Dieu des forêts et de la nature. Sucellus, tonnelier mythique est souvent représenté avec un maillet, un chaudron et un tonnelet (parfois aussi une amphore pour redoubler la référence au vin, mais plus rarement puisqu’il est le dieu des forêts).
Ce Dieu flanqué d’un tonnelet se retrouve, grâce au syncrétisme, dans les représentations des saints chrétiens comme Saint-Omer, Saint-Vincent, Saint Vernier et même Saint-Jean, patron des tonneliers, et ce aussi pour une autre raison, parce que la tradition nous rapporte qu’il fut décapité à la doloire, l’instrument qui permet de découper les douelles.
Enfin Jésus lui-même, dans le contexte du pressoir mystique, tradition née au Moyen Âge et dans laquelle on représente Jésus dans une cuve mêlant son sang au jus de la vigne, au vin, Jésus est parfois représenté sur un tonneau, pressant une grappe de raisin dans le calice. Comme ici à Nicula, en Transylvanie (Illus. 10).
Instrument de création, le tonneau devient alors également instrument de rédemption pour l’imaginaire humain.