Alfred Wahl, Les Archives du football. Sport et société en France (1888-1980), 1989. Couverture.
Il est des livres dont on ne se sépare jamais et qui deviennent, au gré des années, des objets et des questionnements qui jalonnent toute carrière universitaire, de véritables bréviaires. On sait exactement où ils se trouvent dans la bibliothèque, on pense en connaître chaque ligne, et pourtant, leur relecture est riche de nouvelles découvertes, de nouveaux étonnements, de nouvelles interrogations. On le voit volontiers comme un trésor précieux qu’on transmet aux cadets, tel un patrimoine indispensable, le premier qu’on livre aux novices pour entrer en religion et qui y verront le livre d’heures dans les pages duquel ils puiseront chaque jour. Il est même probable qu’en consultant l’exemplaire que chaque historien(ne) du football a dans sa bibliothèque, en s’attardant sur les annotations, sur les pages cornées ou sur les marque-pages qui traînent çà et là, Les Archives du football diraient comment s’est écrite l’histoire du football depuis la fin du xxe siècle. Pour les différentes générations d’historien(ne)s du football qui constituent aujourd’hui une petite communauté, Les Archives du football appartiennent assurément à cette catégorie qui renvoie ici aux temps pionniers de l’histoire du football hexagonal, que les moins de quarante ans ne peuvent pas connaître.
Professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Metz, spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et des relations franco-allemandes au xxe siècle, Alfred Wahl emprunte, dans la deuxième moitié des années 1980, un « chemin de traverse » inédit, au moment où l’historiographie succombe aux charmes de l’histoire culturelle. Restée à l’écart des recherches historiennes, l’histoire du football est alors la propriété autant de journalistes hagiographes que de contempteurs qui, depuis les années 1970, lisent ce sport et les passions qu’il génère au filtre d’une grille d’analyse marxiste. Évitant ces deux impasses, faisant fi de la « distance culturelle » observée par ses pairs à l’égard d’un sport considéré comme trivial et peu digne d’intérêt, Alfred Wahl, en moins de 400 pages, fait du football un authentique et légitime objet d’histoire, ce qu’il revendique dès ses premières lignes. Tout est d’ailleurs dit dans le titre et le sous-titre de ce petit livre, qui trouve sa place dans une collection désormais riche d’ouvrages de référence : inventorier, autant que faire se peut, la riche palette des sources disponibles ; montrer que le « jeu de balle au pied » peut être regardé autant pour ce qu’il est (et les années 1980 sont aussi celles d’une historiographie sportive émergente, longtemps confisquée par le champ des STAPS) que pour ce qu’il permet de lire des sociétés qui l’auront vu naître puis croître et connaître nombre de mutations, ici observées selon des niveaux d’échelle différents ; offrir enfin une série d’entrées (les instances, les compétitions, les acteurs, le jeu, le spectacle du football…) qui, aujourd’hui encore, demeurent des points cardinaux incontournables.
Le livre d’Alfred Wahl ne saurait se comprendre sans la collection dans laquelle il est publié. Elle en explique autant la nature que la raison d’être. Les dizaines d’ouvrages parus dans la collection Archives, que Pierre Nora et Jacques Revel dirigent chez Gallimard, ont pour ambition de recueillir des archives parfois inédites sur des thèmes aussi variés que Ravachol et les anarchistes (par Jean Maîtron), L’An Mil (par Georges Duby) ou Les Camisards (Philippe Joutard). Fidèle à la ligne éditoriale de la collection – « se situer (déjà !) entre érudition et littérature historique et demander aux meilleurs spécialistes de publier les sources » –, Alfred Wahl installe les archives au cœur de l’ouvrage. En effet, par leur mobilisation tout au long du texte, elles viennent nourrir une chronologie qui installe des temporalités permettant de distinguer les grands pans de l’histoire du football : la greffe du modèle anglais dès la fin du xixe, la structuration des instances légiférantes et l’essor des premières formes de pratiques, à peine contrariées par le « football dans la Grande Guerre » ; leur « take off » décisif au premier vingtième siècle et les enjeux du professionnalisme ; le ressac idéologique de la France de Vichy ; les changements d’échelle que connaît le football hexagonal sous des Quatrième et Cinquième Républiques qui consacrent les sports en tant qu’éléments insécables de la culture de masse des individus (médiatisation, financiarisation pour ne citer que deux traits saillants), ainsi que ses premières dérives, tels l’affairisme et les violences. Enchâssé en son siècle, le football français est traversé par les enjeux politiques et sociaux de son temps et là encore, les voies ouvertes par Alfred Wahl auront constitué un socle premier que la génération qui suivra a pu creuser davantage : l’immigration, les usages patronaux du football, sa résistible féminisation, l’émergence du tiers arbitral, la construction de la figure du « héros sportif », les épopées de l’équipe de France ou de clubs emblématiques, à l’image des « Verts » de l’Association Sportive de Saint-Etienne. La variété de nature des sources mobilisées aura de même tracé le chemin que suivront les chercheurs qui viendront ensuite : les articles d’une presse spécialisée ou non, les extraits d’archives institutionnelles, fédérales ou locales, aussi bien à destination du grand public qu’interne au fonctionnement des instances dirigeantes, les témoignages tirés d’autobiographies d’acteurs du jeu, sans oublier un carnet de trente-cinq pièces iconographiques qui mériterait à lui seul un article.
C’est dire toute l’importance d’un legs historiographique et méthodologique, que l’auteur saura par ailleurs prolonger par d’autres ouvrages et articles remarqués, régulièrement cités. C’est dire aussi combien l’Histoire relève de logiques d’imprégnation et de capillarité, et qu’il faut décidément du « temps pour écrire sur le temps », selon la jolie formule de Jean-François Sirinelli. Celui du football n’échappe pas à la règle et Les Archives du football sont sur ce point exemplaires, au sens où elles renvoient aux canons de la méthode historique tout en proposant un nouvel horizon pour celles et ceux qui mettront leur pas dans ceux d’Alfred Wahl. Réduites à quelques pages en fin de volume, les orientations bibliographiques tiendraient aujourd’hui lieu de chapitre à part entière dans n’importe quel ouvrage traitant du football. C’est dire une dernière fois combien Alfred Wahl aura été notre « premier de cordée ».