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À propos de Fútbol y Patria. El fútbol y las narrativas de la nación en la Argentina de Pablo Alabarces (5e édition, 2022)

Le football compte sans nul doute parmi les manifestations socio-culturelles les plus importantes aux yeux des Argentins. Cependant, il n’est devenu un objet légitime pour les sciences sociales locales qu’à partir des années 1990 et ce, en grande partie, grâce à Pablo Alabarces. Titulaire d’un doctorat en sociologie de l’Université de Brighton, professeur et chercheur, Alabarces est une référence incontournable dans le domaine des études sociales latino-américaines appliquées au sport. Son œuvre abondante, qui comprend des centaines d’articles et des dizaines de livres, a pour principal sujet d’étude le football au sein des cultures populaires et de masse.

« Football et Patrie », publié pour la première fois en 2002 et réédité pour la cinquième fois vingt ans plus tard, est le livre le plus représentatif de la production d’Alabarces, et un ouvrage central dans les études universitaires sur le football en Argentine. Combinant la sociologie, l’anthropologie, l’historiographie et les études culturelles, l’ouvrage propose un voyage à travers le vingtième siècle sur les traces du football en tant que « machine culturelle productrice de nationalité », dans laquelle se mêlent le cinéma, la musique populaire, le journalisme sportif, la publicité et l’ethnographie des supporters. Alabarces partant du principe que si la nationalité est une construction, alors celle de l’identité argentine ne peut être comprise sans le football. Se démarquant des discours de bons sens qui consistent à voir dans le football « un reflet de la société », Alabarces soutient que le football construit davantage qu’il ne reflète toute une série de significations sociales, ce qui en fait un espace particulièrement fertile à l’heure de réfléchir à des constructions plus démocratiques du récit national, loin des sempiternelles manipulations politiques.

L’analyse de « Football et Patrie » commence dans les années 1920, lorsque le football a commencé à s’imposer comme un espace de cohésion pour les classes populaires issues de l’immigration européenne (en particulier pour les Espagnols et les Italiens), renforçant ainsi le processus d’intégration nationale que l’école publique s’était proposé de développer depuis le xixe siècle. Alabarces montre comment, dans le melting pot qui caractérisait l’Argentine de l’époque, le football s’est « argentinisé » pour se différencier du football anglais, jusqu’à développer son propre style de jeu – reposant sur l’agilité, le dribble, le jeu individuel et la virtuosité face à la discipline européenne – et générer ses premières idoles. Les années 1930 ont ouvert la porte à la professionnalisation du football, l’institutionnalisation et le développement des clubs et l’établissement du sport comme une forme légitime d’ascension sociale.

L’ouvrage se penche ensuite sur les gouvernements de Juan D. Perón (1945-1955), lorsqu’un lien étroit et sans précédent s’est tissé entre le sport, la politique et l’État. Pour la première fois, le spectacle sportif et les classes populaires sont apparus comme une association légitime pour intégrer le répertoire national. Plus tard, les dictatures militaires qui se sont succédé au pouvoir en Argentine (de 1955 à 1983, avec de brèves interruptions), ont également utilisé le sport pour renforcer leur propre rhétorique. Alabarces affirme que la Révolution argentine d’Onganía l’a fait, à partir de 1966, lorsqu’en pleine « modernisation » du football, « la structure défensive, le tempérament, la discipline et l’esprit de combat » ont été privilégiés sur le terrain par rapport au jeu habile précédent, dans une métaphore de ce que le gouvernement militaire exigeait des Argentins. Ces années coïncident précisément avec les succès de l’Estudiantes de La Plata d’Osvaldo Zubeldía, une équipe qui a remporté la Coupe intercontinentale, battant Manchester United en pratiquant un football tactique, rude et collectif, à la limite des règles. Mais c’est surtout la dernière dictature militaire, entre 1976 et 1983, qui a porté le nationalisme footballistique à son sommet, lors de la Coupe du monde 1978 organisée en Argentine.

Dans cette démarche historique, Diego Maradona apparaît comme une synthèse de l’épopée sportive, incarnant simultanément l’ascension sociale, la rébellion, l’opposition aux puissants et la perversité du système qui détruit ce qu’il idolâtre. Pour Alabarces, Maradona crée chez les Argentins l’illusion que le pays occupe une place importante dans le concert des nations. Son parcours, et surtout son déclin, deviennent une clé de lecture précieuse de la transformation de la société argentine dans les années 1990, marquée par la crise et l’inefficacité de l’État néolibéral à articuler des récits nationaux opérants. Dans sa conclusion de la première édition de « Football et Patrie », publiée en 2002, Alabarces postulait que, face au retrait de l’État, à la faiblesse de la société civile et à l’effondrement de toute légitimité, le football (objet de merchandising et de spectacle) montrait ses limites et ses lacunes en tant qu’élément créateur de citoyenneté et de cohésion vis-à-vis du concept même d’identité nationale.

Dans les articles qui viennent compléter cette cinquième édition du livre, qui fait l’objet de ce compte rendu, Alabarces ajouté à son propos des précisions à la lumière des nouveaux processus sociaux et footballistiques qui se sont produits en Argentine au cours des vingt dernières années. Le premier élément pris en compte par l’auteur est le kirchnerisme (2003-2015) qui, utilisant avec succès le vieux récit national-populaire du péronisme, signale la réapparition de l’État comme grand narrateur de la Patrie au détriment du football. Le second est la figure de Lionel Messi, qu’Alabarces situe comme une idole du football contemporain et non comme un héros national par ses origines sociales (il n’est pas issu des milieux populaires), son manque de charisme, son expatriation précoce en Europe et son timing historique (il n’a pas marqué de buts contre l’Angleterre trois ans après la guerre des Malouines), entre autres choses. Ainsi, la juxtaposition constante entre Messi et Maradona fonctionne comme un raccourci pour observer la construction des idolâtries et les formes de représentation de l’identité nationale à travers le football en Argentine. Le livre se clôt sur la mort de Diego Maradona, l’événement le plus triste de l’histoire nationale attachée au football. Pour Alabarces, son passage à la postérité fait de Maradona un personnage unique dans la mesure où il représente autant la figure du héros populaire dépositaire de l’amour collectif et que celle du mythe.

Diego Murzi et Thomas Evellin

Brésil

Quel nouveau parcours muséographique pour le Musée du football brésilien à São Paulo ?

Ouvert en 2008, le Musée du football est situé dans le bâtiment du premier stade public brésilien, le Pacaembu, un projet d’enceinte sportive réalisé par la mairie de São Paulo à la fin des années 1930. Depuis son inauguration il y a presque quinze ans, ce musée sert de référence dans le pays pour la construction d’un lieu de mémoire du football, puisqu’il s’agit d’un équipement situé dans un stade devenu symbole du professionnalisme et de la massification su sport au milieu du xxe siècle. Le passé est ainsi vécu non seulement à travers l’atmosphère d’un monument de la culture de masse du Brésil urbain du siècle dernier, mais comme un territoire de rencontre et de circulation, de visite et de recherche sur les multiples dimensions des pratiques et des représentations de ce sport dans le pays.

Plus d’une décennie plus tard, on peut constater le succès du musée, tant national qu’international, fréquenté par des visiteurs de différentes régions du pays, voire du monde, et par les habitants de la ville qui ajoutent le football à la liste des attractions touristiques, culturelles et de loisirs de São Paulo. C’est le défi que doit relever aujourd’hui ce musée, celui de penser la rénovation de son exposition permanente. L’acte de renouvellement remet en question l’actualisation de la première version narrative proposée pour l’espace, telle qu’elle a été conçue dans sa genèse par la talentueuse équipe de conservateurs. Ceux-ci, au début des années 2000, ont conçu et mis en marche une forme de muséographie adaptée au récit de l’histoire de cette « passion nationale ».

Changer une formule qui marche est délicat en raison du succès du musée auprès du grand public, même auprès de visiteurs a priori intéressés par la vie sportive et la fréquentation des stades. Dans sa conception initiale, le musée voulait raconter l’histoire moderne et contemporaine du Brésil à la lumière du football, de la culture et même des arts en général. La muséographie a donc dû s’adapter à sa configuration architecturale originale. Le Musée est installé sur trois étages, qui suivent longitudinalement et vers le haut la légère courbe de la façade du stade, ouverte sur la plaza Charles Miller, dédiée à l’introducteur du football au Brésil. Celle-ci se déploie sur un plan horizontal, comme s’il s’agissait d’un prolongement de l’espace public du jeu et des autres installations athlétique-sportives.

Le stade a été édifié sur les pentes de la vallée de Pacaembu, dans une aire relativement déserte et inhabitée de la ville dans la première moitié du xxe siècle, au moment de sa construction. À partir de ce support architectural, l’exposition permanente a été conçue comme une chaîne narrative structurée en salles, à commencer par la « Grande Área » [surface de réparation], au premier étage. Dans celle-ci, la taille et la hauteur du stade permettent aux visiteurs d’apprécier la grandeur de l’espace, sous des colonnes et une structure en béton armé. « Grande Área » est encadrée par des images et des objets issus de l’imagerie du football et des clubs collés sur ses murs – fanions, badge de clubs, photos, caricatures, publicités et autres accessoires de cet univers protéiforme et multicolore.

Cette entrée est flanquée de l’espace destiné aux expositions temporaires qui, à leur tour, à travers un ancien tunnel accédant au terrain, permettent à la fois d’aborder différents thèmes du moment – les arbitres, les gardiens, les Coupes du monde, le modernisme – et, dans cette immersion vers le terrain, de faire ressentir les anciennes utilisations du stade – il y avait un logement pour que les joueurs dorment la veille des matchs – dans le football d’antan.

Les escalators mènent les visiteurs au deuxième étage et qui sont accueillis par le roi Pelé qui apparaît sur le dispositif technologique d’un écran, comme s’il était de présent physiquement, face à ses hôtes. Le déplacement y est latéral : on va vers la droite comme si l’on entrait dans un labyrinthe sombre, dans lequel des œuvres d’art vidéo simulent des manières de traiter corporellement le ballon, le grand objet de désir du football, dans une myriade de proportions et d’espaces, captés par des écrans et des images en mouvement. L’atmosphère de pénombre créée par la scénographie amène à la salle Anjos Barrocos (anges baroques), référence à l’histoire et à la culture du Brésil colonial, avec pour effet de faire flotter les plus grandes idoles du football dans une ambiance crépusculaire et sculpturale à la Aleijadinho, le grand artiste du xviiie siècle brésilien.

Toujours dans ce même espace, on trouve la salle des totems et des cabines où sont présentées les manières de raconter les matchs, que ce soit à la radio ou à la télévision. Les grands commentateurs sportifs radiophoniques sont évoqués, tandis que les journalistes et les personnalités se souviennent de leurs matchs inoubliables, de leurs buts les plus remarquables, en un mot, de leur mémoire affective du football. Au bout de cette promenade, toujours dans l’obscurité, on atteint l’escalator qui mène du deuxième au troisième étage.

Avec une surprise visuelle : plus qu’un simple passage, la montée vers l’étage supérieur permet d’apprécier la construction de la partie intérieure de la tribune, appuyée sous les rochers de la vallée de Pacaembu. La solution muséographique proposée est encore plus étonnante : dans cet environnement presque caverneux, des images bruyantes et explosives des principaux groupes de supporters du pays sont projetées dans les stades, avec leurs cris, leurs ovations, leurs performances, leurs huées, les tambours et autres instruments à percussion, les rythmes régionaux les plus divers, qui sensibilisent et intègrent le visiteur dans le rituel de fête et de guerre du sport.

Comme si on sortait de la caverne de Platon, la salle Exaltação (exaltation) laisse place à une autre salle, illuminée, intitulée Origens (origines). En revanche, l’omniprésence de la lumière crée un effet doré dans l’environnement et éclaire dans des cadres en bois, dont certains sont tournants et maniables, des scènes de ce qu’on appelle la « belle époque du football », dans les premières décennies du siècle, lorsque les sports modernes ont été introduits au Brésil. Cette salle flanque une autre intitulée Heróis (héros) dans une progression de la chronologie vers les années 1930 et 1940. Au cours de ces deux décennies, sous l’égide du modernisme et de l’ère Vargas, le football a définitivement « conquis » le Brésil et s’est fondu dans sa culture et ses arts, de telle sorte que les écrivains, artistes et intellectuels modernistes se sont mêlés à Leonidas da Silva, Fausto, Domingos da Guia, parmi d’autres joueurs emblématiques de l’époque.

L’exposition se déploie dans d’autres salles – Rito de Passagem (rite de passage), Copas do Mundo (coupes du monde), Números e Curiosidades (chiffres et curiosités) – qui parcourent désormais de droite à gauche la façade du stade, dans un croisement qui éveille la curiosité du visiteur, je le répète, même de ceux qui ne sont peut-être pas des fans invétérés, mais qui apprécient l’histoire du pays, racontée de manière ludique et attrayante. De là, après avoir traversé un parcours avec des détours à gauche et à droite, on revient à la descente successive du troisième au deuxième étage, un espace réservé à l’interaction, avec des tirs au but et d’autres types de participation interactive, jusqu’à ce que, comme un supporter à l’intérieur du stade, le jeu soit terminé, on descend au niveau de départ et on sort du musée.

Les questions qui se posent sont nombreuses : comment, après quinze ans, arriver à renouveler l’expérience de la visite d’un musée aussi attractif et performant, en actualisant les supports technologiques, en ajoutant des compétitions, en créant des liens avec les nouvelles générations et en apportant des perceptions du football non envisagées au départ ?

Comment intégrer l’émergence du football féminin, qui passe inaperçu dans la première version ? Comment parler des différents niveaux de pratique du football, au-delà et en deçà du professionnalisme de haut niveau, c’est-à-dire comment aborder de nos jours la várzea, le terrain plus ou moins informel de pratique amateur ? Comment rendre compte de la mondialisation du football, dans laquelle l’identité de l’équipe brésilienne s’étiole ? Sommes-nous encore « le pays du football » ? Comment aborder des sujets préoccupants tels que le racisme, la xénophobie et la violence des supporters, qui, au xxie siècle, sont en hausse et continuent de se manifester dans la société brésilienne et, par extension, dans le sport ?

Quoi qu’il en soit, voici quelques-unes des questions initiales, mais cruciales, auxquelles une équipe de conservateurs est confrontée, face à l’énorme défi de repenser un musée avec corps et âme. En tout cas, celui-ci devra être à la hauteur de la grandeur de l’histoire du football au Brésil. Pour en savoir plus : https://museudofutebol.org.br/.

Bernardo Buarque de Hollanda

Italie

Une renaissance des études historiques sur le football en Italie ?

Il fallait peut-être une pandémie pour relancer les études historiques sur le football en Italie. Bien évidemment, les deux choses n’ont a priori rien à voir, mais il est indéniable que depuis le mois de février 2020, on assiste à une croissante légitimation des études académiques sur l’histoire du football dans la péninsule. Le mérite de cette renaissance revient à deux groupes de travail différents qui ont commencé récemment à dialoguer. Le premier a lancé son activité à partir du 7 février 2020 autour de la Società Italiana per lo Studio della Storia Contemporanea (SISSC) et de la Società Italiana di Storia dello Sport (SISS) qui ont organisé un cycle de cinq séminaires intitulé L’Italia e il calcio: prospettive storiografiche. Le but était de discuter l’état de l’historiographie sur l’histoire du football en Italie et de réfléchir aux possibles pistes de recherches futures. Le premier rendez-vous qui a eu lieu à l’Université de Bologne le 7 février 2020 a fourni l’occasion de revenir sur l’historiographie, mais aussi sur les sources, les archives et la périodisation du football. Le deuxième séminaire du 14 octobre 2020 à l’Université de Sienne avait comme thématique les relations entre le football et la société. Le troisième tenu le 4 décembre 2020 et intitulé calcio, identità e territori (Université de Palerme) a été l’occasion pour souligner un déficit important. À savoir le manque de recherches sur le football à un niveau local qui empêche de développer des analyses croisées et des recherches comparatives. En même temps les travaux des participants et la publication récente par Aldo Agosti e Giovanni De Luna de leur l’histoire de la Juventus semblent pouvoir ouvrir une nouvelle saison d’étude sur l’histoire de clubs et sur l’impact du football dans les villes. Le quatrième séminaire, organisé à l’Université de Cagliari le 15 avril 2021, avait une approche plutôt d’histoire politique et répondait à la question : qui commande dans le football ? La dernière rencontre mise en œuvre le 21 mai 2021 par l’Université de Florence a été enfin dédiée à la vulgarisation de la recherche et aux musées du football.

Le deuxième groupe de recherche qui, en cette période particulière, a décidé de se pencher sur le calcio est l’Academic Football Lab (AFLab). Il s’agit d’un groupe pluridisciplinaire de différentes universités, composé aussi d’historiens qui, n’avaient jamais abordé le football dans leur parcours académique. Après avoir publié le livre Visioni di gioco en 2020, AFLab s’est ouvert à d’autres chercheurs et a lancé une programmation triennale. Si deux autres deux volumes sont en chantier, un cycle de séminaires et de conférences a été défini. La thématique choisie pour 2022 a consisté dans le rapport entre football et système neolibéral, vu du point de vue des marchés, de règles et de pouvoirs. Sur les cinq séminaires préparatoires organisés par l’Université de Naples, trois (Football in neo-liberal times ; Making Sport Great Again ; Sport and Neoliberal Univeristy) ont été dédiés à la discussion des plus récentes publications sur la thématique, deux aux rapports entre le football et la guerre (en Europe le premier et en Afrique et Amérique du Sud pour le second), et ont ouvert la voie jusqu’au colloque conclusif. Ce dernier a eu lieu le 27 mai 2022 au Musée archéologique national de Naples.

Bien que, après la publication du classique Storia sociale del calcio in Italia par Antonio Papa et Guido Panico (première édition en 1993), ce soient surtout des chercheurs français ou britanniques qui aient contribué à nourrir l’étude historique sur le calcio, la deuxième décennie du xxie siècle semblent annoncer un important changement de paradigme dans la légitimation académique des études sur le football et son histoire. Toutefois, malgré cet optimisme, il faut quand même souligner que, du point de vue des thèses de doctorat et des postes consacrés à l’histoire du football, en particulier, et du sport, en général, l’Italie reste très en retard par rapport à beaucoup d'autres pays européens.

Nicola Sbetti, Université de Bologne

Pérou

De la Bombonera à l’éternité : la mémoire de la qualification du Pérou à la Coupe du monde 1970

Le 11 juin dernier à Doha, le Pérou est battu par l’Australie lors du match de barrage qui aurait pu le qualifier pour la Coupe de Monde organisé par le Qatar où les Sud-Américains, en cas de victoire, auraient dû intégrer le Groupe D aux côtés de la France et le Danemark, comme en Russie 2018.

Cet échec a été reçu comme une douche froide pour les Péruviens qui croyaient posséder une tradition et une pratique du football beaucoup plus solide que celle des Australiens. D’autant que les descendants des Incas pensaient qu’après la qualification pour le mondial russe, ils reviendraient régulièrement de la Coupe du Monde à laquelle ils n’arrivaient pas réussi à qualifier depuis 1982. Mais la défaite face aux Socceroos a fait revivre au Pérou le souvenir d’un match devenu mythique ainsi que le plus bel exploit de la Blanquirroja : la qualification pour le Mundial de 1970, au Mexique, événement ancré dans la mémoire collective du pays avec la même vénération que celle des batailles pour l’indépendance nationale.

Cette affirmation de la nation eut lieu l’après-midi du dimanche 31 août 1969 à Buenos Aires, au redoutable stade de la Bombonera de Boca Juniors, un match nul (2-2) qui offrit au Pérou son billet d’avion pour le pays des Aztèques. L’Amérique du Sud s’était vu attribuer trois places, et les dix équipes nationales de la CONMEBOL étaient réparties en trois groupes de qualification. Celui du Pérou était aussi composé de l’Argentine et de la Bolivie. Bolivie-Argentine (3-1) à La Paz fut le premier match du groupe, suivi du Pérou-Argentine (1-0) à Lima. La Bolivie obtint encore un autre succès à domicile face au Pérou, 2-1, facilité de manière évidente par l’arbitre Sergio Chechelev dont le nom, est depuis synonyme d’opprobre. Elle perdit ensuite la main et tomba à Lima (0-3) et en Argentine (0-1). Pour le dernier match de la poule, une victoire argentine ferait rejouer les trois pays grâce à l’égalité des points (la différence de buts n’était pas prise en compte) ; un nul suffisait aux Péruviens pour se qualifier.

Le Pérou est arrivé à Buenos Aires conscient que jouer à la Bombonera était toujours délicat car la configuration des gradins surplombant verticalement le terrain y est plus qu’intimidante, que les hinchas argentins savent s’y montrer hostiles envers les visiteurs, que les joueurs de l’Albiceleste peuvent être agressifs pour « se faire respecter à la maison ». En même temps, les joueurs péruviens étaient convaincus que la meilleure manière d’obtenir un match nul était de chercher à gagner, qu'ils formaient une équipe brillante, douée et sans complexes, rassemblée par son entraineur, le brésilien Didi, qui avait insufflé à la Selección une rage de vaincre, un style de jeu qui lui était propre, élégant et gai ; de plus, les Péruviens connaissaient les Argentins car ils avaient joué contre eux plusieurs fois lors de la Copa Libertadores de América, la compétition continentale interclubs. Mais pour cette rencontre décisive les Péruviens eurent à déplorer un forfait de dernière minute : l’ailier gauche titulaire, Gallardo, l’une des valeurs sûres de l’équipe, contracta la veille un gros rhume, qui l’empêcha de jouer. Si son remplaçant, Oswaldo « Cachito » Ramírez, était apprécié pour sa rapidité et parce que c’était le meilleur buteur du championnat péruvien, il n’avait pas le dribbling de Gallardo.

Soixante mille spectateurs garnissait la Bombonera ce dimanche-là, faisant trembler les structures du vieux stade par leurs sauts, applaudissements, chants et cris ; une poignée de Péruviens, pour la plupart des étudiants à Buenos Aires ou La Plata, brandissaient leur drapeaux rouge et blanc. La match démarre d’une manière intense mais désordonnée. Toutefois, peu à peu, les Argentins commencent à dominer le jeu. Vers la vingtième minute, le Péruvien León tombe par terre suite à un banal choc avec un Argentin ; les masseurs entrent précipitamment pour le soigner, mais l’arbitre, le Chilien Rafael Hormazábal, les fait sortir immédiatement car il voit León assis, montrant à Didi son short déchiré. Le jeu est arrêté, une nouvelle culotte est enfilée par le joueur péruvien mais les Argentins ont perdu leur allant et commencent à s’énerver. Juste avant la fin de la mi-temps, le Péruvien Challe, après un coup de sifflet du directeur de jeu, doit rendre le ballon, mais il le pose sur la tête d’un Argentin, Rulli, qui lève les bras au ciel devant l’arbitre. Celui-ci ne réagit pas, les hinchas explosent, insultent, les Péruviens jettent des objets sur le terrain, une bagarre entre joueurs menace d’éclater. Challe exaspère les Argentins en les provoquant, en se moquant d’eux, attitude courageuse autant que dangereuse dans un lieu comme la Bombonera. La presse argentine le baptisera « el Niño terrible » à cause de son allure juvénile, de ses farces et autres diableries.

La deuxième mi-temps fut pour les Argentins une lutte contre le temps et leur angoisse. À la soixante-quinzième minute, Ramírez récupère un ballon sur le côté gauche, voit le gardien Cejas avancé, tire et marque un but. Stupeur dans les gradins, allégresse chez les Péruviens qui célèbrent joyeusement. L’Argentine égalise à la quatre-vingt-sixième minute par un penalty tiré de manière irrégulière, en deux temps, mais validé par Hormazábal. L’espoir renait, mais le temps presse. Le match devient tendu, incertain. À la quatre-vingt-neuvième minute, au bout d’une course en diagonale de gauche à droite, le Péruvien Ramírez inscrit un deuxième but. La Bombonera est plongée dans un silence sépulcral. Les hommes de Didi sont tout près d’une qualification historique. Certes, le milieu argentin Rendo marque peu après un but magnifique mais insuffisant car un match nul qualifie encore le Pérou. Tout se joue en fait à la toute dernière minute du temps supplémentaire, quand une clameur ébranle le stade et laisse les Péruviens pantois. L’Argentin Miguel Brindisi vient d’inscrire un troisième but pour l’Albiceleste. Toutefois, peut-être au risque de sa vie comme il le dira plus tard, l’arbitre Hormazábal l’annule en raison d’une violente charge contre le gardien Rubiños qui a été empêché de manière irrégulière de se saisir du ballon. L’arbitre siffle faute en faveur du Pérou puis la fin du match. « Cachito » Ramírez entre avec ses deux buts dans l’histoire du football péruvien et gagne le surnom de « bourreau de la Bombonera ». Le Pérou participe à nouveau à la Coupe du Monde après 40 ans d’absence : le nul de la Bombonera marque un avant et un après dans l’histoire du football péruvien.

L’Argentine a été éliminée au sein même de son temple footballistique le plus sacré. Le mythe peut naître, un mythe indissociable du contexte social et politique du Pérou de 1969, de l’atmosphère et de l’état d’esprit dominant alors. La composition même de l’équipe nationale suscite l’adhésion. La plupart des Péruviens s’y voyaient représentés : Liméniens et provinciaux, blancs, métisses, cholos, Afro-péruviens, tous de culture criolla, qui est celle de Lima, certes, mais représentant aussi d’une manière ou d’une autre tout le pays. La capitale péruvienne avait commencé à subir la transformation de sa physionomie démographique et urbaine, provoquée notamment par l’immigration des paysans andins. La vieille capitale des vice-rois accueille désormais le Pérou dans sa diversité, représentée par « le onze » national.

Le Pérou de 1969 traversait depuis un an une expérience politique sans précédent dans son histoire : en 1968, suite à un coup d’État, un groupe de militaires prend le pouvoir, « encore un autre » se disent les Péruviens, habitués à la fragilité de la vie démocratique du pays. Mais à la différence de celles du passé, cette Junta militar s’affiche idéologiquement à gauche, et au lendemain du coup d’État exproprie les exploitations pétrolières étatsuniennes, sous les acclamations de la population. Le chef de la Junte, le général Velasco, lui-même d’origine modeste, est un homme charismatique s’exprimant dans une langue qui touche les classes populaires. En juin 1969, le régime de Velasco décrète l’expropriation de la grande propriété agraire, la popularité du général croît, mais les groupes de pouvoir économique lui déclarent la guerre. Deux mois plus tard, Velasco se rend à l’Estadio Nacional de Lima où la Blanquirroja recevait la Bolivie, en match de retour, prête à venger défaite illégitime de La Paz obtenue avec l’aide de l’arbitre Chechelev. Les supporteurs, dans un stade plein à craquer, applaudissent les joueurs, Velasco entre sur le terrain, les salue et est à son tour acclamé. Le match pouvait commencer. Les héros de la Bombonera seront reçus par le chef de l’État au palais de gouvernement, au centre historique de Lima, à leur retour de la capitale argentine. La vieille Plaza de Armas conçue par Francisco Pizarro au xvie siècle est occupée par milliers de personnes qui rendent hommage à leur sélection.

L’exploit de la Bombonera a eu aussi sa chanson, devenue depuis une sorte l’hymne chaque fois que l’équipe nationale participe à des éliminatoires. Il s’agit de Perú campeón, un vals criollo, la musique traditionnelle de Lima, enregistrée sur un rythme entraînant et gai par un duo populaire de chanteurs « Los Ases del Perú », et dont les paroles avaient été écrites par un médecin, Félix Figueroa, musicien à ses heures. Figueroa raconte qu’il décide d’écrire Perú campeón immédiatement après la match Bolivie-Pérou à La Paz, indigné par le comportement de Chechelev. Dans sa chanson, il nomme les joueurs titulaires de l’équipe, celle qui joua contre l’Argentine à Lima, avec Gallardo mais sans Ramírez. L’enregistrement, la diffusion radiophonique et la distribution commerciale du disque furent très rapides et, à la veille du match contre l’Argentine, l’air était déjà un succès.

Les Péruviens ont regardé la rencontre de Buenos Aires à la télévision et à la radio. Les images en noir et blanc montraient le stade de Boca Juniors en effervescence, avec ses balcons et auvents, avec ses gradins en pente, très proches du terrain. Les voix des envoyés spéciaux, tous très connus du public, étaient par moments étouffées par les cris et chants des Argentins. Mais la plupart l’ont suivie à la radio, notamment par l’émission sportive Ovación, la plus écoutée du Pérou. Le commentateur avait à ses côtés l’animateur d’émissions de variétés, forte personnalité à la voix imposante, qui, à quatre-vingt-dixième minute s’exclama plusieurs fois, au bord des larmes, « Ils ne nous battent pas, même pas avec Chechelev ».

Sans doute, le souvenir de l’exploit de la Blanquirroja à la Bombonera est nourri par les échecs successifs du football péruvien dans les années 1980, mais les noms de « Cachito », Challe et de leurs coéquipiers rappellent encore aujourd’hui un accomplissement heureux qui dépasse le football. Car l’élimination de l’Argentine vaut pour la qualité l’adversaire, mais pas seulement. Une victoire contre le Brésil ou l’Uruguay, tous deux champions du monde, auraient été aussi extraordinaire sur le plan footballistique. Toutefois, ni les Brésiliens ni les Uruguayens ont ce quelque chose de prétentieux des footballeurs argentins, qui, à l’exception de leurs glorieux voisins, regardent les autres équipes sud-américaines avec un insupportable dédain, spécialement à Buenos Aires. Ce qui fait aussi toute la saveur du match nul de Buenos Aires. Quelques semaines avant que les Péruviens ne gagnent leur billet d’avion pour México 70, Neil Armstrong avait fait sur la Lune un petit pas qui était en fait en un grand saut pour l’humanité ; « el verdugo de la Bombonera », avec ses deux petits buts offre à tout un peuple un bonheur à jamais inoubliable.

Jorge Cuba-Luque

Citer cet article

Référence papier

Diego Murzi, Thomas Evellin, Bernardo Buarque de Hollanda, Nicola Sbetti et Jorge Cuba-Luque, « Correspondances de l’étranger », Football(s). Histoire, culture, économie, société, 1 | 2022, 205-214.

Référence électronique

Diego Murzi, Thomas Evellin, Bernardo Buarque de Hollanda, Nicola Sbetti et Jorge Cuba-Luque, « Correspondances de l’étranger », Football(s). Histoire, culture, économie, société [En ligne], 1 | 2022, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : https://preo.u-bourgogne.fr/football-s/index.php?id=165

Auteurs

Diego Murzi

CONICET – IDAES Université de San Martín

Thomas Evellin

Enseignant et traducteur

Bernardo Buarque de Hollanda

Fondation Getulio Vargas (FGV CPDOC – Brésil)

Nicola Sbetti

Université de Bologne

Articles du même auteur

Jorge Cuba-Luque

Écrivain péruvien et docteur en Études sur l’Amérique latine à l’université Jean Jaurès de Toulouse

Droits d'auteur

Licence CC BY 4.0