Christian Bromberger, Passion football. Anthropologie d’une pratique et d’un spectacle

p. 227-230

Référence(s) :

Christian Bromberger, Passion football. Anthropologie d’une pratique et d’un spectacle, Grane, Éditions Créaphis, 2022, 170 p.

Texte

Couverture de l’ouvrage Passion football. Anthropologie d’une pratique et d’un spectacle.

Couverture de l’ouvrage Passion football. Anthropologie d’une pratique et d’un spectacle.

Professeur émérite à l’Université d’Aix-Marseille, Christian Bromberger1 est aujourd’hui considéré comme l’un des meilleurs spécialistes du supportérisme et du football, qu’il observe de son regard d’ethnologue depuis au moins trois décennies. En attestent ses travaux pionniers et une abondante bibliographie, certains de ses ouvrages étant devenus des classiques (on pense ici au « match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin », Paris, MSH, 1995). La lecture des 170 pages de son dernier titre, qui embrasse les conclusions et apports de ses travaux majeurs sur ces questions, ravira autant le chercheur que le profane, tant le propos est accessible et exigeant à la fois, précis et fluide dans l’écriture, engagé et distancié dans la posture. Là où certains chercheurs en sciences sociales considèrent que la multiplication des concepts et autres figures rhétoriques sont indispensables à la mise en récit du « savoir savant », Christian Bromberger nous offre une belle leçon d’érudition et de simplicité.

Une courte introduction rappelle combien le tournant pris par l’ethnologie à la fin des années 1960 (le souci du « proche », le recours à l’ethnographie et l’usage du comparatisme) a précisément permis d’observer le spectacle du sport depuis ses tribunes, à partir de d’enquêtes de terrain et de la prise en compte des travaux de Norbert Elias : les formes prises par le supportérisme en Europe depuis un demi-siècle illustrant aujourd’hui, à leur manière, les lentes transformations de l’économie émotionnelle des sociétés. Et en matière de violences, leurs actions peuvent se lire comme autant de « buttes-témoins » résiduelles, soulignant ainsi la pertinence du procès de civilisation.

Les six chapitres offerts au lecteur montrent toute la pertinence de cette lecture anthropologique du football : en interrogeant en premier lieu sa popularité, qui s’explique par cette étonnante capacité du « jeu de balle au pied » d’incarner pour partie l’idéal des sociétés méritocratiques contemporaines où « n’importe qui peut devenir quelqu’un ». Et les comburants indispensables fonctionnent de manière efficace : l’esprit d’équipe (au point que le monde de l’entreprise s’en est emparé), la part considérable d’aléa qui gouverne chaque match, indépendamment de son niveau, l’intrication entre la justice et l’injustice sportive… Autant d’éléments qui font du football contemporain un « univers discutable », à l’image des sociétés du temps présent.

Un autre élément mis en exergue, celui des identités et des styles de jeu, montre que le football est un « jeu profond », contrairement à ce que peuvent parfois écrire ses contempteurs. Parce que le panoptique du stade permet de « voir sans être vu » (même si le supportérisme suppose aussi d’être visible aux yeux de tous), il est un lieu privilégié et unique d’expression des identités les plus variées, qu’elles renvoient à la nation, aux religions, aux partis politiques, aux antagonismes sociaux et culturels. Et en ce domaine, les exemples italien (AC Torino/Juventus), yougoslave (au moment de l’éclatement du pays), irlandais (Celtic/Rangers) sont des illustrations connues. Les recherches effectuées par l’auteur en Iran montrent également combien les clubs de football structurent parfois les espaces urbains et les quartiers (Pirouzi/Esteghâl à Téhéran) lorsqu’ils ne contribuent pas à la promotion de la ville elle-même, à l’image du Racing-Club de Lens ou de l’Association Sportive de Saint-Etienne. Cette capacité à produire de l’identité et à la diffuser s’observe également via les styles de jeu qui, comme le dit justement l’auteur, ont cette capacité à épouser les imaginaires locaux ou nationaux.

Les pages ensuite consacrées aux supporters rappellent les principaux ingrédients de ces partisaneries : univers visuels et sonores déployés dans les virages des stades lors des matchs, trophées pieusement conservés ou exhibés (à l’image des bâches des groupes adverses) pour défier le camp d’en face ; formes de sociabilités développées au sein de sections dont Christian Bromberger, à partir de ses analyses des sections de l’Olympique de Marseille (ces « professionnels du supportérisme », notamment depuis l’ère Tapie), rappelle qu’elles répondent à une hiérarchie stricte et à des codes qui donnent précisément du sens à l’engagement de ceux qui refusent d’être des supporters « lambda ». La récente judiciarisation du supportérisme (on pourrait ici employer l’expression d’une véritable « frénésie législative », empruntée au constitutionnaliste Guy Carcassonne) et la « disneylandisation » des stades viennent contrarier cette « rage de paraître » individuelle et collective. Étrange paradoxe qui consiste à vouloir aseptiser le spectacle sportif et fustiger des groupes dont Christian Bromberger rappelle qu’ils sont aussi, par-delà des débordements complètement condamnables, des lieux de socialisation juvéniles et d’expression politique, là où les institutions traditionnelles ont précisément failli. Les nouvelles configurations des stades, l’étanchéité des sectorisations, des usages qui ne sont plus uniquement réservés au seul match de football ont également modifié la donne. En définitive, les groupes ultras sont peut-être les derniers « gardiens du temple » d’un monde perdu, conséquence de la financiarisation du football d’élite et de sa globalisation.

Si le football est aussi populaire, il le doit également à sa capacité à fabriquer « des héros de notre temps ». Les quatre portraits esquissés (Kopa, Platini, Zidane et Maradona) permettent à l’auteur de dégager les traits communs de ces « grands singuliers » sportifs : une origine sociale modeste et une ascension au firmament de leur discipline, la capacité à réhabiliter, par leur trajectoire, leur réussite et leur reconversion, une communauté urbaine méprisée (les corons, la Castellane, Naples…). Avec toutefois, à l’exception de Raymond Kopa peut-être, un « côté obscur » (affairisme pour Michel Platini, « coup de boule » de Zinedine Zidane) voire une véritable descente aux enfers s’agissant de Diego Maradona, qualifié de « fripon génial ». S’ils incarnent les valeurs de leur temps, ces héros sportifs sont également à l’image de nos vies propres, faites de moments heureux et d’instants ratés.

L’avant-dernier chapitre, consacré au rapport masculin/féminin dans les sports en général et dans le football en particulier, montre combien ils demeurent des espaces de discrimination, tant en matière du nombre de licenciées que des « consommatrices » du spectacle sportif, même si l’on observe un lent processus de féminisation des stades et des fédérations. L’Iran constitue de ce point de vue une exception, la République Islamique considérant que la mixité dans les stades pose un problème social et moral (ainsi une fatwa interdit-elle aux femmes de « regarder les jambes nues des hommes »). Exemples à l’appui (Iran/Corée en 2005, Iran/Cambodge en 2019), l’auteur rappelle que la division sexuelle des espaces sportifs est une véritable obsession pour les autorités religieuses, soulignant au passage l’hypocrisie de la FIFA s’agissant du port du Hejâb, curieusement considéré comme « un signe culturel »…

Faut-il également considérer que les inflexions économiques observées depuis le milieu des années 1980 (et une « télé-dépendance » qui bouleverse les hiérarchies sportives de clubs désormais aux mains de milliardaires, holdings et autres fonds de pension) ? Christian Bromberger identifie fort bien les conséquences de la financiarisation des clubs de l’élite qui, à la réflexion, n’ont pas vraiment besoin de se retrouver au sein d’une « Super-Ligue » européenne : après tout, la phase finale de la Champion’s League fonctionne déjà comme une Ligue fermée, réunissant peu ou prou les mêmes clubs dans le dernier carré (à l’exception du PSG…). Cette globalisation financière touche des clubs aujourd’hui « déterritorialisés » et devenus, tout comme les joueurs et les entraîneurs les plus en vue, de simples objets spéculatifs.

Face à ces constats, et sans pour autant verser dans la nostalgie d’un football sépia aujourd’hui disparu, Christian Bromberger souligne combien le match de football demeure un môle de résistance, face aux nouvelles temporalités et des modes d’engagement plus éphémères des individus. Comme l’évoquait Jean-Pierre Rioux à propos des associations, il retisse inlassablement les « liens distendus du social ». Et ce petit livre le démontre fort bien.

Notes

1 Christian Bromberger est membre du comité de rédaction de la revue Football(s). Histoire, économie, culture, société. Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence papier

Olivier Chovaux, « Christian Bromberger, Passion football. Anthropologie d’une pratique et d’un spectacle », Football(s). Histoire, culture, économie, société, 3 | 2023, 227-230.

Référence électronique

Olivier Chovaux, « Christian Bromberger, Passion football. Anthropologie d’une pratique et d’un spectacle », Football(s). Histoire, culture, économie, société [En ligne], 3 | 2023, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : https://preo.u-bourgogne.fr/football-s/index.php?id=571

Auteur

Olivier Chovaux

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