Émilie Sermadiras, Croire et Souffrir. Religion et pathologie dans le roman de la seconde moitié du xixe siècle

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Émilie Sermadiras, Croire et Souffrir. Religion et pathologie dans le roman de la seconde moitié du xixe siècle, Paris, Classiques Garnier, coll. « Études romantiques et dixneuvièmistes », 2021. ISBN 978-2-406-11390-4

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L’ouvrage d’Émilie Sermadiras est la version éditée de sa thèse de doctorat préparée sous la direction de Pierre Glaudes (Sorbonne Université) et soutenue en 2019. L’autrice y explore les enjeux littéraires et idéologiques de l’association courante dans la culture lettrée et scientifique française du second xixe siècle entre religion et pathologie, et plus généralement entre foi et souffrance, physique ou psychologique. Son objectif principal est le suivant : saisir un moment charnière de l’histoire des représentations de la médecine et du corps en France, lesquels sont en passe de s’affranchir du patronage religieux, sans pour autant que les écrivains, les philosophes et les scientifiques souscrivent sans réserve au matérialisme le plus total. Sur le plan thématique, l’ouvrage aborde non seulement la notion de corporalité, et en particulier de corporalité souffrante, mais aussi des questions liées au genre et à la sexualité, à la déchristianisation progressive de la France, ainsi qu’aux interactions textuelles et idéologiques (souvent ambiguës) entre littérature, sciences et religion. Après une synthèse religieuse, médicale et historique sur les liens entre religion et pathologie, l’ouvrage traite successivement de l’influence de la physiologie des personnages (et plus généralement de leur corps) sur l’intrigue dans les romans du sentiment religieux, puis de l’association équivoque entre christianisme et souffrance dans la culture lettrée, et enfin des idéologies philosophiques qui sous-tendent l’écriture du corps souffrant : la pathologie est-elle symptôme d’un dérèglement biologique causé par la foi ou signe bienvenu, témoignant de la présence du divin ?

Adoptant une approche théorique essentiellement épistémocritique, l’ouvrage utilise une méthodologie dont la spécificité est de juxtaposer des microlectures de textes romanesques, des approches notionnelles de textes religieux et des éclairages contextuels issus de sources historiques appartenant au domaine disciplinaire des sciences médicales : physiologie, thérapeutique, aliénisme et psychologie. L’approche employée relève largement des enjeux formulés par Kazuhiro Matsuzawa et Gisèle Séginger dans l’introduction de l’ouvrage collectif La mise en texte des savoirs paru en 2010 aux Presses Universitaires de Strasbourg : le texte littéraire y est envisagé au sein des tensions épistémiques qui parcourent son contexte d’élaboration, lesquelles permettent en retour de positionner l’auteur dans son contexte idéologique et épistémologique1. À ce titre, et bien qu’il s’inscrive dans une collection exclusivement consacrée aux études littéraires dixneuvièmistes, l’ouvrage d’Émilie Sermadiras s’adresse en outre aux chercheurs et chercheuses proches des domaines de l’histoire culturelle, de l’histoire des idées et, ponctuellement, de l’histoire des sciences et de l’histoire religieuse. Notons à titre d’exemple la première partie, intitulée « Vie physique et vie spirituelle » (75-192), qui utilise à bon escient les données de l’histoire des sciences et de l’histoire de la philosophie religieuse pour éclairer la question du corps croyant comme corps souffrant à travers une série de disciplines scientifiques complémentaires, certaines déjà bien établies – la physiologie et la gynécologie (123-192) –, d’autres émergentes et en passe d’institutionnalisation, comme la proto-sexologie (75-121). Il convient aussi de remarquer la section que l’autrice consacre à la « Démystification du surnaturel chrétien », qui situe les enjeux idéologiques des phénomènes religieux dans un contexte scientifique charnière, tiraillé entre épistémologie positiviste et attachement culturel aux dogmes chrétiens (315-371).

L’autrice a nourri son enquête d’un corpus romanesque considérable, s’éloignant des perspectives monographiques ou semi-monographiques caractéristiques des études littéraires traditionnelles. Convoquant non seulement des monuments du canon français (notamment Barbey, Flaubert, Huysmans, Mirbeau et Zola) mais aussi des minores du domaine francophone davantage négligés (Camille Lemonnier en particulier), elle balaie ainsi un large éventail de positionnements esthétiques et idéologiques, présentant au lecteur un panorama de la question propice à la formulation de tendances synthétiques, notamment en ce qui concerne les questions de poétique (195-240). Ayant adopté une périodisation souple (1860-1890), Émilie Sermadiras complète son corpus littéraire principal par des éclairages venus de textes antérieurs essentiels (Balzac), ainsi que de romans postérieurs (Émile Baumann) dont l’apport vient considérablement enrichir son analyse des enjeux littéraires de l’association culturelle entre religion et pathologie. De même, la sélection d’ouvrages scientifiques et religieux venant soutenir l’analyse littéraire juxtapose pertinemment des récits hagiographiques et des ouvrages de dévotion fort connus avec des éclairages de figures scientifiques et religieuses éminentes de l’époque : Joseph de Maistre, l’Abbé Boullan, ainsi que les médecins Cabanis, Maury ou Charcot, entre autres.

La focalisation quasi exclusive de la recherche sur des romans (et dans une moindre mesure des nouvelles) permet à l’autrice d’aborder des questions de poétique générique en interrogeant comment les positionnements scientifiques et religieux des écrivains influencent l’élaboration formelle et thématique de leurs textes littéraires. Dans quelle mesure et de quelles manières le traitement conjoint du corps souffrant et du corps croyant dans les textes littéraires est-il influencé par des sources scientifiques et philosophiques ? Que font, matériellement, la science et la religion non seulement à la facture, à l’organisation, à l’écriture d’une œuvre de fiction, mais aussi à l’imaginaire du texte, ou bien à l’économie et à la caractérisation des personnages ? L’influence sensible des études intertextuelles sur la méthodologie utilisée par la chercheuse lui permet à ce titre de mettre en regard les extraits littéraires sélectionnés, les correspondances d’écrivains, manuscrits et autres documents personnels, avec des sources scientifiques ou philosophiques multiples. Cet attachement au document historique – présent dans l’intégralité de l’ouvrage et manifeste dans la démarche de son autrice – a permis par exemple des analyses particulièrement fines et nuancées de la corporalité souffrante de la sainte dans Sainte Lydwine de Schiedam de Huysmans, élucidant l’apparente sensibilité physiologique naturaliste du texte par la mise en lumière de ses sources médiévales (162-165).

À son terme, l’ouvrage d’Émilie Sermadiras marque le lecteur et la lectrice par le regard tranché qu’il porte sur la polarisation idéologique des discours et des productions littéraires des écrivains du corpus. La chercheuse oppose en effet d’un côté les écrivains naturalistes et affiliés (Flaubert, Zola, les frères Goncourt, Mirbeau), pour qui le traitement physiologique du corps croyant permet une démystification des phénomènes religieux par les sciences et l’inscription de la littérature dans le domaine de l’enquête, tandis que, de l’autre côté, les écrivains catholiques (Barbey, Huysmans, Bloy) utilisent l’écriture de la corporalité souffrante pour exalter la domination de la vie de l’esprit sur la vie du corps, et ainsi rapprocher l’art et la religion à travers les motifs du prodige et du mystère (373-447). Particulièrement convaincante dans le domaine littéraire, la pertinence de cette polarité nécessite cependant d’être davantage explorée dans le domaine de l’histoire des idées et des sciences du long xixe siècle français, en considérant spécifiquement l’héritage épistémologique de la Naturphilosophie et le développement subséquent du positivisme spiritualiste dont on retrouve, par exemple, des balbutiements annonciateurs chez Cabanis2.

Notes

1 MATSUZAWA Kazuhiro, SÉGINGER Gisèle (éd.) (2010), La mise en texte des savoirs. Strasbourg : Presses universitaires de Strasbourg, p. 10-11. Return to text

2 Voir à ce sujet : BOCQUET Antoine (2020), « Politiser la science morale : métaphysique et question sociale de Cabanis à Gérando ». In Cahiers de philosophie de l’Université de Caen, no 57, 2020, p. 57-70 ; GUSDORF Georges (1985), Le savoir romantique de la nature. Paris : Payot, p. 175-176. Return to text

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Manon Raffard, « Émilie Sermadiras, Croire et Souffrir. Religion et pathologie dans le roman de la seconde moitié du xixe siècle », Éclats [Online], 4 | 2024, . Copyright : Licence CC BY 4.0. URL : https://preo.u-bourgogne.fr/eclats/index.php?id=595

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Manon Raffard

Université de Bourgogne, CPTC

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