Entretien autour de la résidence Design et Santé au Centre François-Georges Leclerc

  • Interview on the Design and Health residence at the François-Georges Leclerc Centre

Notes de l’auteur

Du 15 novembre 2021 au 11 février 2022, le Pôle Culture de l’Université de Bourgogne-Franche-Comté présentait l’exposition Prototype Objet Particulier à l'Atheneum, centre culturel de l’Université de Bourgogne. De cet événement autour de l’objet-prototype est née une collaboration entre le Pôle Culture de l'université de Bourgogne, le Centre George-François Leclerc (CGFL) au CHU de Dijon, l’association ARCADE Design à la Campagne et l’agence de design Humaniteam Design and Healthcare autour d’un objectif commun : organiser une brève résidence de deux jours au CGFL pour permettre à une petite équipe de designers d’intervenir auprès des patients et des équipes de soignants pour proposer immédiatement des prototypes venant résoudre des problèmes spécifiques liés au milieu hospitalier. En juin 2023, la bibliothèque universitaire le Cortex exposait à Dijon des photographies prises et des prototypes créés pendant la résidence de deux jours ayant eu lieu en juin 2022. L’équipe d’ECLATS a rencontré deux des designers qui ont travaillé sur le projet.

Texte

Illustration 1 : Affiche de l'exposition Design et Santé.

Illustration 1 : Affiche de l'exposition Design et Santé.

© Pôle Culture de l'Université de Bourgogne.

Loli Jean-Baptiste et Manon Raffard (ECLATS) : Présentez-nous vos structures. Comment avez-vous abordé le projet en amont par rapport à vos préoccupations professionnelles et personnelles respectives en tant que designers ? En amont, avant d’arriver au Centre, quels étaient vos a priori et vos objectifs ? Avez-vous été surprises ou, au contraire, face à des problématiques très familières ?

Marine Hunot (MHAD) : Je suis designer intégrée dans le projet ARCADE Design à la campagne depuis 2020. Avant ça, j’ai été bénévole et active au sein de l’association ARCADE Design, qui fait de la promotion et de la diffusion autour du design et des métiers d’arts. Je m’occupe de programmer chaque année les résidences des designers accueillis à ARCADE sur différentes temporalités. Pour ce qui est de la résidence ayant eu lieu au Centre Georges-François Leclerc de Dijon (CGFL), la première étape a été une discussion avec Baptiste Cottard de la mission culture scientifique de l’Université de Bourgogne car ARCADE Design leur avait demandé la permission d’emprunter des pièces pour une exposition ayant eu lieu en 2020. Nous nous sommes vite rendu compte que nous partagions des préoccupations similaires et un lexique commun entre sciences et design autour de l’objet « prototype ». C’est autour de cette notion que s’est créée initialement la résidence. Au cours de nos échanges sur les processus de création des chercheurs et des designers, nous sommes arrivés à la conclusion que nos deux disciplines partageaient des méthodes communes tout en les mettant en application de différentes manières. Je trouvais intéressant de faire dialoguer les disciplines scientifiques et le design en réfléchissant à des possibilités de collaboration. J’ai ensuite contacté Claire Fauchille, que je connaissais personnellement depuis mes études, pour lui proposer de se joindre au projet.

Claire Fauchille (CFHT) : Je représente Humaniteam, une petite agence de design parisienne, spécialisée dans la santé et l’innovation sociale. Nous accompagnons essentiellement les hôpitaux dans des projets qui mettent en œuvre l’innovation pratique au quotidien ; l’inscription dans le projet commun de l’Université de Bourgogne et d’ARCADE Design était donc parfaite pour les préoccupations et l’expérience d’Humaniteam.

ECLATS : Pouvez-vous nous dire brièvement comment s’est déroulée une journée de résidence ? Quelles ont été les différentes étapes ?

CFHT : La résidence a véritablement commencé dès que le Dr. Truc1 est allé voir ses équipes, a fait une véritable tournée préliminaire des services pour savoir quelles problématiques ils pouvaient rencontrer. Ensuite, sur les deux jours d’intervention, nous avons installé le « bureau des designers » sur un lieu de passage du Centre, puis nous avons réparti le travail de l’équipe de designers par thématique. Le premier jour, des équipes référentes du Centre étaient présentes pour observer le cadre de la démarche : cela nous a permis de faire une réunion de lancement quelque peu « officielle ». Les designers se sont ensuite réparties dans différentes salles, autour des personnes qui avaient fait remonter un besoin spécifique dans leur service. Les discussions autour de leurs besoins ont duré environ une heure, puis nous nous sommes tous retrouvés pour transmettre directement les besoins au service de soins, et finalement pour établir un plan d’action et organiser la chaîne de conception et de production des prototypes sur le temps des deux jours de la résidence. Il y avait une autre équipe, dont Marine faisait partie il me semble, qui s’était rendue en repérage dans la « caverne d’Ali Baba », à savoir les locaux dédiés à l’entretien et à la réparation du matériel.

Illustration 2 : L'accueil des patients et des soignants.

Illustration 2 : L'accueil des patients et des soignants.

© Humaniteam Design and Healthcare.

Illustration 3 : Le recueil des besoins.

Illustration 3 : Le recueil des besoins.

© Humaniteam Design and Healthcare.

MHAD: Oui, en ce qui me concerne, j’ai principalement passé mon temps dans les sous-sols de l’établissement auprès des équipes, dans les ateliers dédiés à la réparation et à l’entretien. Nous nous sommes plutôt concentrés sur des étapes de maquettage, en concevant des prototypes un peu faits sur le vif, à base de matériaux récupérés, avec une envie d’aller rechercher dans les zones où on ne se rend jamais à l’hôpital. C’était assez chouette, et ça nous a permis aussi d’embarquer avec nous des corps de métier essentiels qui sont assez peu présents au contact des patients et dont on parle assez peu !

CFHT: Avec certains services, nous avons conçu des maquettes en carton et avons laissé la possibilité aux utilisateurs de dessiner leurs propres idées, pour qu’on puisse ensuite réutiliser leurs dessins comme « sources » pour de vrais prototypes. Cela nous a permis d’avoir des maquettes, des dessins mais, aussi, de recycler des outils ou des objets déjà existants, en général mis de côté parce que non-fonctionnels, mais que nous avons pu rendre utilisables en les modifiant légèrement. En parallèle, sur certains projets, nous avons pu créer des prototypes originaux, les produire très rapidement grâce à l’imprimante 3D que nous avions apportée, et les mettre en démonstration immédiatement. Cette rapidité de production des prototypes initiaux nous a permis d’accueillir des « curieux » et de discuter avec des personnes qui venaient simplement voir ce qu’il se passait, pour finalement engager un dialogue au sujet de la résidence et des besoins des usagers.

MHAD: Globalement, nous devions faire plusieurs allers-retours entre le studio de design créé pour deux jours au sein de l’hôpital et les différents points d’intervention. Les maquettes et prototypes, une fois mis au point, étaient testés directement tels qu’ils allaient devoir être utilisés. Si ça ne fonctionne pas, on reprend le prototype, on le modifie autant de fois que nécessaire, jusqu’à ce qu’on obtienne une solution satisfaisante. Ces allers-retours ont rythmé les deux jours de la résidence, notamment parce que le temps des soignants est très précieux, et que nous étions là pour offrir des solutions viables immédiatement.

CFHT: C’était assez intéressant, car un de nos projets n’a pas pu aboutir d’un point de vue physique, mais il a vraiment fait avancer notre méthode. Un ingénieur biomédical que nous sommes allées voir dans le local où étaient entreposées des télécommandes de lit était réfractaire à l’idée d’imprimer un objet pour le placer sur un équipement pré-existant. Il craignait que l’installation ne soit pas assez solide. Pourtant, le lendemain, il est venu spontanément nous rencontrer pour observer l’imprimante 3D et, à ce moment-là, la discussion s’est ouverte. Il a fini par nous donner sa carte. Pour nous, un des intérêts du projet réside dans ce type de collaborations qui permettent d’engager un dialogue entre différents acteurs du monde biomédical. Finalement, cet intérêt réciproque pour nos fonctions respectives a permis de faire avancer le projet dans sa globalité : c’est ce même ingénieur, au départ sceptique, qui nous a guidées vers la personne compétente pour faire les tests de sécurité nécessaires à la mise en place et à l’utilisation de nos prototypes. C’est vraiment un travail avec des écosystèmes miniatures d’acteurs très différents autour d’un même objet, d’une même solution très concrète.

MHAD : Et je pense qu’il y a beaucoup de choses qui passent par le toucher grâce aux maquettes et aux prototypes ; dès qu’on commence à parler d’une solution qui se manipule, immédiatement, ça débloque beaucoup de choses pour les soignants et les patients. On tourne, on regarde, on bidouille, on bricole ensemble, et on fait ensemble : c’est là que les dialogues entre les designers et les usagers de l’espace médical deviennent intéressants ! Et ce sont ces dialogues autour des prototypes et des maquettes, même peu aboutis, qui ont fait fonctionner le projet.

Illustration 4 : La conception du prototype par ordinateur.

Illustration 4 : La conception du prototype par ordinateur.

© Humaniteam Design and Healthcare.

Illustration 5 : L’impression sur place du prototype.

Illustration 5 : L’impression sur place du prototype.

© Humaniteam Design and Healthcare.

ECLATS : Vos pratiques individuelles mettent la collaboration interdisciplinaire et les échanges humains au sein du processus de conception des objets. Dans quelle mesure et comment ce principe collaboratif a-t-il été mis en place, notamment avec la communauté des usagers de vos objets (patients, familles et professionnels de santé) ?

MHAD : En ce qui me concerne, il n’y avait pas de véritable part de création, plutôt un rôle d’intermédiaire et de coordination, pour justement faciliter la collaboration. Le but était de laisser « carte blanche » à l’équipe d’Humaniteam. Les ressentis collectifs autour de son approche ont été positifs, notamment parce que tout s’est fait d’une manière très fluide, notamment pour un sujet médicalement aussi difficile que le traitement du cancer. C’est davantage là que se situe la contrainte. C’est aussi grâce à la complicité du Dr. Truc que le bon fonctionnement logistique et humain de la résidence a été garanti, ce qui a permis à l’équipe de designers d’intégrer le service sans vrais heurts et de garantir une forme d’immersion complète.

CFHT : Je suis complétement d’accord. Le Dr. Truc a été un pilier essentiel pour nous, parce qu’il était très ouvert aux solutions qu’on a pu proposer. Il a joué un vrai rôle porteur de la démarche au sein du Centre. Il y a toujours des questions managériales sous-jacentes à prendre en compte, de transmission des informations, de la place de l’intervention extérieure dans le Centre, et de la communication entre les services, qui, quand elle est défaillante, joue sur la perception de l’intervention d’une équipe extérieure. C’est la seule vraie difficulté de ce genre de projet. Cela dit, pour tous les intervenants sur ce projet, la question de la collaboration humaine, interprofessionnelle et interdisciplinaire était au cœur de la démarche, notamment parce que nous devions réfléchir à la meilleure manière de solliciter les professionnels de santé sur le terrain pour obtenir leur collaboration sans les gêner. En amont du projet, nous sommes passées par une importante phase de préparation et de construction, et il a fallu que le CGFL rassemble des problématiques et des préoccupations du quotidien directement issues des besoins des patients et des soignants. Le Dr. Truc avait déjà identifié auprès de ses équipes des problèmes pratiques et leurs besoins correspondants, comme une poignée pour accrocher un crochet en hauteur dans les salles de radiothérapie, ou, par exemple, le besoin de pouvoir expliquer clairement aux patients le déroulement d’un soin. Cela consistait en tout 6 ou 7 micro-problèmes très techniques du quotidien hospitalier. Pour le designer, il faut reformuler ces problèmes pour pouvoir les transformer en projet de design et les inclure dans des opportunités de projets plus larges. Par exemple : ce crochet de radiothérapie interroge la notion de « confort au travail ». Du côté patient, c’est surtout la question de l’image de soi par rapport à la maladie, d’autant plus centrale dans le traitement du cancer. Comment reformuler ces problématiques, soit très pratiques, soit très sensibles, en champs de recherche pour le design ? On a donc utilisé une méthodologie exploratoire, qui ne va pas seulement chercher à répondre à un problème technique, mais qui va aussi prendre en compte, dans l’organisation en amont de la résidence, le fait que, dès que les soignants viennent participer au projet en partageant leurs problèmes, nous pouvons répondre à leurs questions et proposer une solution concrète pour résoudre certains des problèmes évoqués. Il reste tout de même important de garder à l’idée que c’est un projet créatif qui a pour but de faciliter l’ouverture disciplinaire de manière pratique. C’est un travail qui cherche toujours à préserver un certain équilibre entre une réponse pratique aux problèmes des soignants et le maintien d’une pratique créative, exploratoire, en amenant des innovations par des méthodes et des protocoles variés.

Illustration 6 : Le dessin d'un premier prototype.

Illustration 6 : Le dessin d'un premier prototype.

© Humaniteam Design and Healthcare.

ECLATS : Avez-vous travaillé davantage avec les soignants ou avec les patients ?

CFHT : Lors de la résidence, nous avons aussi travaillé avec des patients, mais l’angle d’approche était axé principalement sur les soignants. Il s’agissait d’une demande de l’hôpital pour les soignants, ce qui permettait de circonscrire un rayon d’action restreint et précis, parce que le temps était déjà assez court. Les patients ont été tout de même sollicités, parce que pour l’un des projets, nous devions questionner l’accueil et le temps d’attente entre deux consultations, à savoir comment il pouvait être utilisé et potentialisé. Nous avons réalisé de courts entretiens avec certains patients dans les zones d’attente, mais c’était davantage dans le but d’isoler certains de leurs problèmes et d’apporter des solutions que le Centre pourrait ensuite développer si besoin, plutôt qu’une véritable sollicitation des patients.

ECLATS : Vous décrivez une méthode qui part de choses très concrètes pour aller vers des objectifs plus abstraits. Les problèmes techniques ou humains sont circonscrits en amont par l’équipe médicale sur place, et vous devez répondre à leurs besoins à votre arrivée, bâtir sur les enjeux que l’on vous donne.

CFHT : Partir de choses très pragmatiques nous permet d’engager le dialogue autour des besoins divers des usagers avec des personnes dont ce n’est pas forcément le métier d’innover, dont, en tout cas, l’innovation n’est pas au centre du métier. Il est donc nécessaire de bâtir tous ensemble un langage commun pour comprendre comment ils appréhendent leurs propres problèmes du quotidien au travail. Il faut que nous ayons suffisamment de matière concrète pour en extraire une connaissance satisfaisante du terrain, et ne surtout pas proposer des initiatives déconnectées des besoins, ou tout simplement impossibles à mettre en œuvre. Il est nécessaire de montrer que c’est utile et faisable pour obtenir l’accord pour la collaboration.

ECLATS : Parlez-nous un peu de vos interactions avec l’équipe sur place (les usagers) sur le design, sa perception en tant que discipline artistique. Quel ressenti avez-vous eu dans vos interactions avec les usagers du centre autour de la question du design ? De la curiosité, de l’enthousiasme, un intérêt poli, de l’incompréhension, de l’indifférence ? Y’a-t-il une part de pédagogie artistique et culturelle dans ce genre de projet situé et très concret finalement ?

CFHT : Le mot « design » a été assez peu employé avec les patients et les soignants parce qu’il fait peur. La perception du grand public est généralement : « oulala, on va faire un truc beau, ce sera pas pratique, ça marchera pas » ! Malgré tout, la communication a été facile, voire enthousiaste, à partir du moment où nous restons dans une démarche concrète, qui doit aboutir à la fabrication d’un objet, que ce soit la production d’une maquette, d’un prototype. Donner à voir un objet concret, fabriqué, manipulable, est essentiel pour que la démarche soit comprise et acceptée. Cette méthode incarnée est nécessaire dans ce type de terrain. On utilise donc des outils de médiation pour intéresser les patients et les soignants : l’équipe de designers s’installe dans un lieu neutre et passant du CGFL2 et nous utilisons des affichettes pour signaler l’existence de ce bureau de conception temporaire. Les usagers viennent voir nos machines en fonctionnement et notre travail par curiosité, et se mettent donc plus aisément à parler. C’est aussi l’intérêt d’utiliser un lieu neutre, hétérotopique, pas intégré hiérarchiquement dans un service. Nous avons aussi mis en place des équipes volantes entre les salles pour aller directement au contact du public et ainsi isoler les besoins les plus spécifiques des personnes. Par exemple : le besoin a été émis d’avoir un support pour le micro des patients en train de passer la radiothérapie. Aller voir directement sur place nous a permis de voir à quel point ça gênait les patients et les soignants, mais aussi de pouvoir optimiser le prototype en prenant des mesures directement sur l’appareillage déjà en place ! Ce genre de détails est très important pour nous, parce que les objets créés doivent être adaptés aux usages qui en seront faits, et pour qu’une véritable collaboration se mette en place entre l’équipe de designers, les patients et les soignants.

Illustration 7 : Maquette du « Skinis », un dispositif destiné à faciliter l’usage du microphone entre le soignant et le patient pendant la radiothérapie.

Illustration 7 : Maquette du « Skinis », un dispositif destiné à faciliter l’usage du microphone entre le soignant et le patient pendant la radiothérapie.

© Humaniteam Design and Healthcare.

Illustration 8 : Prototype du « Skinis » exposé à l’Atheneum.

Illustration 8 : Prototype du « Skinis » exposé à l’Atheneum.

© Humaniteam Design and Healthcare.

MHAD : Je pense qu’il faut aussi prendre en compte la vision de terrain que les designers ont adoptée en se déplaçant fréquemment au sein de la structure, sans souci de se cantonner à un service ou à un autre, et en adoptant une vision transversale des interactions entre les équipes et les patients. L’un des objectifs principaux était d’aller directement au contact des équipes pour montrer comment les designers peuvent apporter des solutions utiles dans un temps très court. Cela implique nécessairement de tenir compte des interrogations et des appréhensions que les personnes peuvent avoir face à l’univers du design. Le temps est une ressource précieuse dans ces espaces médicalisés sous pression : agir dans un temps court pour obtenir un résultat utilisable rapidement est essentiel, quitte à ce que la solution fournie ne soit disponible qu’à moyen terme.

ECLATS : Y’a-t-il une posture éthique particulière, une responsabilité du designer en milieu hospitalier ? Les questions liées à la dignité des patients, à la qualité de vie au travail et aux relations humaines positives (hospitalité, accueil, humanité, bien-être, bienveillance, etc.) dans le parcours de soin reviennent souvent dans les textes qui accompagnent les prototypes exposés au Cortex. Comment abordez-vous ces préoccupations ?

CFHT : L’équipe de designers est venue avec sa propre imprimante 3D pour pouvoir concevoir et produire des prototypes rapidement : ça attire énormément le regard et favorise le contact avec les usagers. Les gens se déplacent pour venir voir comment la machine fonctionne ! Ça nous permet de lancer la conversation autour d’un objet attractif, avec de petites lumières, quelque chose d’un peu ludique, de presque léger, tout en gardant à l’esprit les normes et les réglementations très strictes auxquelles les dispositifs médicaux sont soumis. Le design en milieu hospitalier reste, dans les faits, un processus créatif soumis à une multitude de contraintes extérieures. Par exemple, nous avons conçu et fabriqué un petit crochet à ventouses à installer sous les plaques d’IRM pour suspendre un fil : cet ajout apparemment anodin devient finalement un dispositif médical qui se surajoute sur le dispositif déjà existant, lequel est partie intégrante du processus de soin. C’est un dispositif médical de classe 3, la plus restrictive quand on doit intervenir en milieu hospitalier. On ne peut pas faire n’importe quoi, n’importe comment, et les restrictions changent d’autant plus selon le statut de l’ajout, s’il est temporaire ou pérenne. Une petite pièce peut avoir des conséquences vitales. Quel que soit le rôle de chacun, on doit tous se soumettre aux mêmes normes d’intervention, aux mêmes réglementations d’hygiène et de sécurité. Bien entendu, il ne faut pas commencer par ce genre de préoccupations avec les personnes impliquées, sinon on ne ferait rien, parce que c’est trop intimidant…

Illustration 9 : L’organisateur de câbles, un dispositif destiné à faciliter l’accrochage temporaire de câbles sur la table de radiothérapie.

Illustration 9 : L’organisateur de câbles, un dispositif destiné à faciliter l’accrochage temporaire de câbles sur la table de radiothérapie.

© Pôle Culture de l’Université de Bourgogne.

Illustration 10 : L’organisateur de câbles, autre vue.

Illustration 10 : L’organisateur de câbles, autre vue.

© Pôle Culture de l’Université de Bourgogne.

MHAD : Dans la préparation de cette résidence, ce qui m’a vraiment marquée pendant les premières réunions entre ARCADE, l’Université de Bourgogne et le CGFL, c’est que le Dr. Truc pense que le projet a un sens « grand », « noble », parce que le design amène du bien-être à son équipe en rendant son travail un peu plus confortable, ce qui, en même temps, a des répercussions sur le bien-être des patients. Cette ligne directrice du « bien-être à l’hôpital », tant pour les équipes que pour les patients, a énormément facilité par la suite l’intervention des designers dans le contexte médical, et a nécessairement permis une meilleure collaboration avec les membres du personnel.

ECLATS : Comment avez-vous abordé la question de la pérennité des solutions apportées, surtout dans le contexte d’une résidence si courte ?

CFHT : Il faut aborder la question de la viabilité à long terme dès le départ quand on intervient dans ce type de contexte. L’ingénieur biomédical qui est chargé de tester le fonctionnement de la machine doit être intégré dès le début, parce que si les usagers ont l’impression qu’on fait tout « dans leur dos », sans les solliciter, l’accueil est beaucoup plus négatif. Si on les intègre dès le départ, c’est là que la vraie collaboration peut avoir lieu.

ECLATS : Est-ce qu’intervenir en milieu médical, notamment pour améliorer la qualité de vie au travail des personnels, est aussi une forme d’activisme ?

MHAD : Activisme, je ne sais pas. Vis-à-vis d’ARCADE en tout cas, c’est certain qu’on défend un engagement éthique, social et environnemental, et que la ligne directrice de la structure est tournée vers les enjeux actuels, quels qu’ils soient, liés à l’humain, à son environnement et plus largement au vivant. Donc, nous étions en plein dans notre sujet vis-à-vis de ça en tout cas.

CFHT : Le côté « activisme », je ne sais pas non plus en ce qui concerne les projets faisant intervenir le design à l’hôpital. Je pense qu’il serait plus juste de parler de « militantisme » peut-être, un militantisme discret et doux, mais un militantisme tout de même. Pour nous, il y a bien entendu une dimension d’« empouvoirement » des professionnels, le but étant de redonner une certaine capacité d’agir à des personnes qui sont gênées par des équipements qui ne fonctionnent pas bien, par des pièces manquantes, etc. Effectivement, ce sont des problèmes qui peuvent contribuer à créer beaucoup de tensions sur le lieu de travail… Mais aussi, nous adresser directement à des personnes à qui on demande rarement leur avis, les aides-soignantes, les infirmières, qui doivent être quotidiennement dans le « tout de suite et maintenant », nous a permis de mettre en lumière les besoins de tous les personnels. On a vraiment pu ouvrir une réflexion avec ces soignants et soignantes en posant simplement les questions : De quels outils avez-vous besoin ? Comment pouvez-vous faire pour pouvoir les modifier vous-même, et les adapter à vos propres pratiques ? Je pense que c’est aussi une forme de militantisme, même si personnellement, je ne suis pas trop fan de cette étiquette.

ECLATS : Vous parliez de la réutilisation de ces objets : que se passe-t-il une fois qu’ils ont été conçus et produits ? Comme ECLATS est une revue en Open Access, la question des droits de la propriété intellectuelle sur les prototypes nous intéresse, notamment puisque le CGFL est une structure publique.

CFHT : Il faudrait le formaliser officiellement, mais cela relève du Creative Commons pur, c’est-à-dire que nous pourrions donner accès aux fichiers dans un cadre de réutilisation non commerciale. En tout cas, cela n’a pas été posé comme une suite naturelle de la résidence, mais ça pourrait l’être, avec comme objectif : Comment est-ce qu’on donne accès à cette base de données des projets ? Je pense que, pour que le projet garde son sens humain initial, les données doivent être en accès libre, notamment parce que c’est de la recherche et qu’il y a beaucoup de participants impliqués. Après, dans un rêve un peu fou, il faudrait une base de données ouverte à enrichir, et vraiment spécialisée dans le domaine de la santé. Il me semble que certains hôpitaux le font déjà ! Je pense qu’il est essentiel d’avoir quelque chose de spécialisé pour les établissements de santé, parce qu’il est nécessaire de documenter le projet d’une manière très spécifique pour que les soignants qui n’ont pas le temps ou les mêmes outils que nous puissent quand même utiliser les objets.

ECLATS : « Améliorer l’expérience sensible des usagers » : comment avez-vous perçu cet objectif ? Qu’est-ce que cela veut dire pour vous ? Quelles contraintes esthétiques ou sensorielles avez-vous dû gérer pendant la résidence ?

CFHT : Pour ce qui est de la sensorialité, ou de l’esthétique de la démarche, c’était, pour le coup, davantage visible dans les entretiens avec les patients, notamment autour de la notion d’accueil, avec un certain désir d’avoir une identité de lieu assez forte. Il y avait certains patients qui proposaient d’avoir une sorte de parfum CGFL, pardonnez la comparaison, comme dans certains parkings ou centres commerciaux. Un parfum d’ambiance conçu « sur-mesure » y est diffusé, surtout dans les lieux de passage, ce qui permet de donner une identité olfactive forte au lieu3. Sur l’expérience sensorielle des usagers en général, nous n’avons pas vraiment eu le temps de l’explorer, parce qu’un autre projet était déjà présent sur ce sujet, avec pour objectif de « décentrer » l’attention des patients pendant un soin difficile : comment fait-on pour s’évader ? La question de l’image et du son a été abordée, mais pas vraiment poussée : quelques jours de résidence en plus auraient été nécessaires. Mais, comme a pu le dire Marine, le fait de manipuler quelque chose, un objet matériel produit très rapidement, permet de représenter une idée, de la manipuler entre ses propres mains, et de pouvoir dire immédiatement ce qui fonctionne ou non, alors même que dans le cadre hospitalier, tout prend généralement beaucoup de temps, puisqu’il faut obtenir la validation officielle d’une multitude de responsables, avec un très long circuit de signatures. Par exemple, en intervenant directement, comme nous l’avons fait, on peut discuter de la granularité de tel ou tel prototype avec les équipes opérationnelles d’hygiène, et leur demander : « Si cet objet existe dans le service demain, est-ce que la granularité de l’objet imprimé en 3D fait qu’on peut l’utiliser aisément, le nettoyer rapidement et efficacement ? Est-ce que cet objet serait réellement perçu comme un plus par l’intégralité des personnels ? Est-ce qu’il serait vraiment accepté et utilisé ? »

ECLATS : Justement, y-a-t-il eu un rendu final auprès des personnels ayant participé ?

MHAD : Ils venaient plutôt sur leur temps de pause, de manière individuelle, dans notre « studio de design », mais, en général, c’est nous qui allions plutôt les rencontrer à leur poste de travail. Il n’y a pas eu de restitution à l’hôpital, mais il y en a eu une à ARCADE, autour d’une exposition, l’année dernière en septembre pour la France Design Week et à l’Université de Bourgogne en juin 2023.

CFHT : À la fin de la résidence, pour que ce qui du « rendu » littéral des objets, les prototypes ont été restitués au Dr. Truc pendant le vernissage de façon très pratico/pratique : il les a mis dans le coffre de sa voiture (rires) ! Il faudrait qu’on le contacte pour savoir quand les équipes ont reçu les prototypes, et ce qu’ils sont devenus. En tout cas, c’était très important pour nous que les prototypes puissent exister aussi dans les services pour avoir quelque chose de concret à la fin, des objets qui puissent « rester » au sein des services.

MHAD : Notamment pour que l’équipe puisse en reparler en ayant quelque chose sous la main, et puis pour éventuellement lancer une deuxième phase si les équipes en montrent l’envie et le besoin.

ECLATS : C’était justement ma dernière question : est-ce vous prévoyez une suite au projet ?

MHAD : Pour l’instant, il n’y a rien de prévu. Je pense que, tant du côté de l’Université, tant du côté d’ARCADE, et j’espère du coté de Claire, il y a cette envie. Il faudrait que le CGFL puisse donner l’élan maintenant pour poursuivre si l’envie est aussi présente de leur côté. Il faudrait aussi aborder le cadre qui, pour l’instant, n’existe pas en tant que tel. Est-ce que c’est un second temps de résidence ? Est-ce que c’est vraiment la volonté du CGFL ? Auquel cas, cela prendrait probablement une autre tournure, plutôt liée à une commande. Pour l’instant, nous n’avons pas encore eu ces discussions.

Notes

1 Dr. Gilles Truc, directeur de la patientèle du CGFL. Retour au texte

2 L’Espace Rencontres et Informations (ERI) Retour au texte

3 Voir notamment à ce sujet l’ouvrage Designing with Smell. Practices, Techniques and Challenges, publié sous la direction de Victoria HENSHAW, Kate MCLEAN, Dominic MEDWAY, Chris PERKINS, et Gary WARNABY (Routledge, 2018). Retour au texte

Illustrations

  • Illustration 1 : Affiche de l'exposition Design et Santé.

    Illustration 1 : Affiche de l'exposition Design et Santé.

    © Pôle Culture de l'Université de Bourgogne.

  • Illustration 2 : L'accueil des patients et des soignants.

    Illustration 2 : L'accueil des patients et des soignants.

    © Humaniteam Design and Healthcare.

  • Illustration 3 : Le recueil des besoins.

    Illustration 3 : Le recueil des besoins.

    © Humaniteam Design and Healthcare.

  • Illustration 4 : La conception du prototype par ordinateur.

    Illustration 4 : La conception du prototype par ordinateur.

    © Humaniteam Design and Healthcare.

  • Illustration 5 : L’impression sur place du prototype.

    Illustration 5 : L’impression sur place du prototype.

    © Humaniteam Design and Healthcare.

  • Illustration 6 : Le dessin d'un premier prototype.

    Illustration 6 : Le dessin d'un premier prototype.

    © Humaniteam Design and Healthcare.

  • Illustration 7 : Maquette du « Skinis », un dispositif destiné à faciliter l’usage du microphone entre le soignant et le patient pendant la radiothérapie.

    Illustration 7 : Maquette du « Skinis », un dispositif destiné à faciliter l’usage du microphone entre le soignant et le patient pendant la radiothérapie.

    © Humaniteam Design and Healthcare.

  • Illustration 8 : Prototype du « Skinis » exposé à l’Atheneum.

    Illustration 8 : Prototype du « Skinis » exposé à l’Atheneum.

    © Humaniteam Design and Healthcare.

  • Illustration 9 : L’organisateur de câbles, un dispositif destiné à faciliter l’accrochage temporaire de câbles sur la table de radiothérapie.

    Illustration 9 : L’organisateur de câbles, un dispositif destiné à faciliter l’accrochage temporaire de câbles sur la table de radiothérapie.

    © Pôle Culture de l’Université de Bourgogne.

  • Illustration 10 : L’organisateur de câbles, autre vue.

    Illustration 10 : L’organisateur de câbles, autre vue.

    © Pôle Culture de l’Université de Bourgogne.

Citer cet article

Référence électronique

Claire Fauchille, Marine Hunot, Loli Jean-Baptiste et Manon Raffard, « Entretien autour de la résidence Design et Santé au Centre François-Georges Leclerc », Éclats [En ligne], 3 | 2023, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : https://preo.u-bourgogne.fr/eclats/index.php?id=420

Auteurs

Claire Fauchille

Humaniteam Design and Healthcare

Marine Hunot

ARCADE Design à la Campagne

Loli Jean-Baptiste

Université de Franche-Comté

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Manon Raffard

Université de Bourgogne

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Droits d'auteur

Licence CC BY 4.0