Les premières années de la décennie 2020 ont malheureusement contribué à faire de la question sanitaire l’objet central des discours publics, culturels et scientifiques. L’intérêt des chercheurs et chercheuses en LSHS pour la question n’est pas pour autant un phénomène récent. Cet intérêt s’est concrétisé par l’émergence et la diffusion de perspectives de recherche interdisciplinaires, à l’intersection de la médecine, de la philosophie, des sciences humaines et sociales, des lettres et des arts, regroupées sous la dénomination d'humanités médicales et de santé. Ces recherches novatrices visent à établir des dialogues entre ces disciplines pour explorer, outre les conséquences socio-culturelles de certains problèmes sanitaires, les perspectives de certains individus ou groupes affectés par la maladie, tout en apportant un regard inédit sur le développement de certains savoirs et de pratiques médicales ou de santé. Comme le souligne Claire Crignon, faire de la recherche en humanités médicales et de santé nécessite de « plaider pour une approche interdisciplinaire des questions de santé en montrant comment le croisement de ces approches contribue à l’acquisition d’une culture qui peut être partagée par les soignants, les chercheurs en sciences biomédicales, les spécialistes de lettres et de sciences humaines et sociales1 ». Que ce dialogue prenne la forme d’études sur les savoirs médicaux, ou celle de collaborations avec les acteurs du monde de la santé, il est nécessaire d’interroger la constitution et la diffusion des savoirs médicaux et de santé à partir des perspectives et des outils des sciences humaines et sociales. Ces croisements disciplinaires font preuve d’une fertilité considérable, comme en témoigne la multiplication récente des publications leur étant consacrées, notamment en langue française2. Comme le rappellent Céline Lefève, François Thoreau et Alexis Zimmer dans l’introduction de leur ouvrage collectif, les humanités médicales et de santé ne sont apparues que depuis une dizaine d’années en France3, alors même que les pays anglo-saxons qui ont été pionniers dans leur développement4, à la faveur d’un mouvement de remise en cause critique d’une narrativisation individuelle de la maladie faisant fi des conditions socio-économiques et culturelles5. Ici comme ailleurs, les savoirs, les dialogues et les collaborations sont situés dans des contextes d’une grande diversité temporelle, géographique et disciplinaire, ce qui contribue à valoriser la pertinence des croisements méthodologiques et thématiques entre les LSHS et le domaine des études de santé.
Ce numéro d’Éclats ne prétend pas à explorer de manière exhaustive un champ aussi riche et diversifié à nouveaux frais, mais apporter une contribution au domaine grâce à une série d’articles témoignant de la vigueur de la recherche en humanités médicales et de santé dans le domaine francophone. Les contributions de ce numéro soulignent leur caractère fermement ancré dans des savoirs et des méthodes disciplinaires pour aborder des questions habituellement envisagées comme relevant strictement des sciences exactes et des savoirs médicaux. L’interdisciplinarité est ici balisée selon les besoins spécifiques des sujets traités par les auteurs et les autrices. La pluralité des approches et des pratiques présentées dans les articles, les entretiens et les recensions, sans parler des bornes historiques larges que couvre ce numéro, témoignent à ce titre du potentiel considérable des projets de recherche rattachés au champs des humanités médicales et de santé.
Ouvrant le dossier scientifique de ce numéro, Camille Brouzes et Jérôme Laubner proposent une étude des figures croisées de l’impuissance sexuelle masculine et des symptômes de la syphilis dans la poésie médiévale et renaissante de langue française. Ce travail à quatre mains se concentre sur l’histoire de la perception des maladies vénériennes et de leurs représentations poétiques, tant la défaillance corporelle masculine ouvre des voies inédites en matière de création littéraire. Anthony Le Berre se focalise quant à lui sur L’Anatomie du petit monde (1584) de Joseph du Chesne, qu’il considère comme une « anatomie moralisée » de l’être humain, soulignant ainsi la souplesse des catégories disciplinaires et génériques qui séparent les écrits médicaux d’un champ littéraire encore appelé à se former. Plus contemporain est le sujet abordé par Mohamed Sami Alloun, qui étudie les récits contemporains de la transhumanité dans un choix de romans de littérature francophone. Dans un contexte médical fictionnel dominé par l’omniprésence du numérique, la mécanisation des gestes de soin et la digitalisation des pratiques de diagnostic entraînent des conséquences si marquées sur les rapports des individus aux corps, aux personnes et aux structures sociales, que la question de la frontière entre le soin et l’eugénisme devient poreuse. Forte de son expérience en tant que professionnelle de santé, Sylvie Douet démontre comment la lecture d’albums pour la jeunesse abordant des thèmes de santé peut permettre de sensibiliser efficacement les jeunes publics aux enjeux sanitaires les concernant directement. L’autrice présente, à travers des expériences de terrain inestimables, des outils pédagogiques précieux, et une réflexion plus large sur la valeur de la lecture en classe, dès le plus jeune âge. Mettant lui aussi son expérience de professionnel de santé au service de sa pratique de chercheur, Abderrafiî Khoudri propose une étude sociolinguistique particulièrement riche des pratiques langagières des soignants dans le contexte hospitalier marocain, fortement marqué par la diglossie ; l’auteur décrit ainsi les interactions et les intersections, parfois délicates, qui se tissent dans le milieu hospitalier entre sociolecte et technolecte.
Les entretiens soigneusement menés par les membres du comité éditorial d’Éclats témoignent de l’inclusion des préoccupations médicales et de santé dans des pratiques artistiques et créatives diverses, que ce soit dans les arts du spectacle, dans le design médical, mais aussi dans l’inclusion de la question du bien-être dans le monde de l’entreprise. En effet, si le développement d’outils pédagogiques (l’entreprise Foxar) ou les services offerts aux collectivités et aux particuliers en matière de gestion arboricoles par la SCOP Aubépine ne relèvent pas des humanités médicales, ils partagent son souci du bien-être individuel et collectif.
Nous remercions chaleureusement les collègues évaluateurs et évaluatrices pour leur inestimable collaboration, ainsi que les collègues auteurs et autrices pour leur participation essentielle. Nous remercions la plateforme Préo, et plus particulièrement Daniel Battesti, pour son soutien technique et humain. Nous remercions nos lecteurs et lectrices et nous espérons nourrir leurs réflexions et, sans doute, leurs propres recherches.