Ce numéro 4 de la revue Éclats est consacré à la notion de « culture sensorielle » qui, comme nous le signalions déjà dans l’appel à contributions paru à l’été 2023, est une notion particulièrement flottante, polymorphe, voire polysémique, tant l’expression même peut être perçue comme paradoxale, si ce n’est oxymorique. Dès 2006, David Howes et Jean-Sébastien Marcoux signalaient à quel point l’intérêt des sciences humaines et sociales pour la vie des sens découlait largement du « virage matériel » de ces disciplines et, conséquemment, de l’élaboration de la culture matérielle comme objet de recherche à part entière, en particulier pour les historiens, les historiens de l’art, les anthropologues et les sociologues (HOWES ET MARCOUX, 2006). Cette approche de la perception sensorielle et de ses manifestations culturelles repose essentiellement sur une perspective matérialiste – largement influencée par la pensée de Marx –, en ce qu’elle considère la vie de sens comme un phénomène construit culturellement et socialement plutôt que strictement biologique et idiosyncratique (BULL ET AL., 2006 ; HOWES, 2003, chap. 8 ; 2024). Chaque culture aurait à ce titre un sensorium qui lui serait propre, à savoir un ensemble de communs sensoriels qui serait à la fois producteurs, témoins et messagers des croyances et des représentations d’un lieu et d’une époque donnée (ROUBIN, 1989 ; ONG, 1991 ; SEREMETAKI, 1996). Toute expérience sensorielle peut ainsi se faire medium du fait culturel et de son contenu sémiotique, non seulement par l’intermédiaire des objets – tangibles, matériels –, mais aussi des représentations (qu’elles soient fictionnelles ou non) de cette même expérience sensorielle (PERRAS ET WICKY, 2022). En parallèle, l’intérêt croissant de la communauté académique et du grand public pour les sciences cognitives a contribué à l’émergence de considérations pleinement incarnées de l’expérience sensorielle des faits culturels (VARELA, THOMPSON, ET ROSCH, 1993 ; LAKOFF ET JOHNSON, 2010 ; SHUSTERMAN, 2012). Bien que ces approches courent parfois le risque d’un réductionnisme malvenu, voire d’une essentialisation dangereuse de l’expérience culturelle, il n’empêche que l’appareillage notionnel qu’elles ont contribué à élaborer a permis la production de réflexions dont la valeur scientifique ne saurait, nous l’espérons, attendre le nombre des années pour être reconnue. En effet, là où l’on pourrait s’attendre à ce que la juxtaposition de ces deux perspectives que tout semble opposer soit conflictuelle, les contributions du quatrième numéro de la revue Éclats articulent malgré tout fructueusement les apports du matérialisme culturel hérité de l’anthropologie sensorielle avec ceux des données présentées par les sciences naturelles. Considérer la sensorialité des expériences culturelles, en partie à travers la sensorialité des objets qui participent à leur production, cela revient en effet à interroger la pertinence des traditions notionnelles constitutives du paysage intellectuel de la modernité européenne, en particulier l’opposition – en apparence irréductible – entre sensible et intelligible (CARAION, 2020). C’est à ce titre que ce quatrième numéro de la revue Éclats, loin de fournir à ses lecteurs et lectrices un panorama théorique exhaustif venant statuer sur la notion de « culture sensorielle », propose des éclairages pluri- et interdisciplinaires complémentaires permettant d’éclairer certains angles, certains enjeux et certains problèmes de la vie culturelle de nos sens.
Évalués en double-aveugle par des experts extérieurs aux comités de la revue, les articles du dossier scientifique témoignent à ce titre du dynamisme plurivoque et audacieux du champ des sensory studies dans le domaine francophone. L’article de Federica Fratagnoli et Lou Sompairac allie pertinemment les méthodes de l’anthropologie sensorielle à des enjeux propres aux arts du spectacle, et en particulier aux performances dansées : la mise en mouvement du corps s’y fait intermédiaire d’une forme novatrice d’intelligibilité incarnée pour les expériences olfactives. De même, l’article de Viviana Gobbato explore les enjeux théoriques soulevés par l’inclusion des notions de la « cognition incarnée » dans la considération sensorielle de l’espace muséal : se concentrant exclusivement sur la lumière, l’autrice explicite en quoi l’expérience sensorielle implicite des spectateurs façonne leur expérience muséale et, de ce fait, la signification qu’ils y apportent. Tout aussi riche de potentialités théoriques stimulantes, l’article de Hermann Essoukan Épée s’attache à considérer les enjeux herméneutiques des effets sensoriels dans le cadre du visionnage de films-essais : l’auteur y ébauche une posture de « percep’acteur » venant se substituer à la passivité du spectateur habituel pour articuler perception sensorielle et compréhension intellectuelle de l’œuvre cinématographique. Dans son article consacré à l’œuvre romanesque de Jerome Charyn, Michaëla Cogan aborde la médiation culturelle du sensible dans le texte littéraire à partir du point de vue des trauma studies : l’expérience sensorielle du personnage, en apparence insignifiante, signale en réalité des effets de résurgences mémorielles essentiels à la compréhension globale des enjeux historiques et poétiques de l’œuvre de Charyn. En cinquième position dans notre dossier scientifique, la contribution de Léa Fougerolle au sujet de l’œuvre de Chrétien de Troyes souligne la curieuse absence d’une modalité sensorielle particulière dans l’œuvre du poète médiéval, l’odorat : l’autrice contextualise cette absence par rapport aux données historiques du sensorium français médiéval pour dégager des pistes de recherches essentielles à une meilleure compréhension future de la culture olfactive des siècles anciens, ainsi que de l’insertion des odeurs dans le domaine de la fiction. À ce titre, l’article d’Olga Kulagina explore l’imaginaire sensoriel dans l’œuvre de Jacques Prévert à partir d’une perspective stylistique pour ouvrir des pistes encore fraîches concernant la métaphorologie de Prévert : l’étude stylistique permet d’ébaucher les contours d’un sensorium individuel, propre à un auteur spécifique, et dont les enjeux pourraient potentiellement être éclairés grâce aux apports de la génétique textuelle et des études culturelles. Le riche dossier scientifique de ce quatrième numéro de la revue Éclats est complété, comme à notre habitude, par des entretiens, des comptes-rendus de manifestations et d’ouvrages universitaires venant contextualiser certains des enjeux soulevés par le thème du numéro dans les cadres plus larges de la vie culturelle contemporaine, du paysage scientifique actuel, et des initiatives entrepreneuriales de jeunes chercheurs et chercheuses.
Publiée selon les principes de la voie « Diamant » de l’accès ouvert depuis son premier numéro, l’inscription de la revue au Directory of Open Access Journals en décembre 2022 grâce au soutien de la plateforme Préo a permis de pérenniser le référencement et la portée de la revue au-delà des structures institutionnelles locales. Nous remercions à ce titre Daniel Battesti et Armelle Thomas pour leur participation à la publication digitale et à la diffusion de la revue. Nous remercions en outre, très chaleureusement, les auteurs, autrices, évaluateurs et évaluatrices pour leur patience et pour la qualité de leur travail, contributions sans lesquelles le numéro n’aurait, bien entendu, pas pu aboutir.