Les actes du colloque « Présences et représentations des corps des femmes dans la littérature et les arts » parus en 2023 engagent une réflexion sur les esthétiques, éthiques et politiques qui sous-tendent les représentations genrées des corps féminins dans la production littéraire et artistique moderne et contemporaine. Les vingt contributions rassemblées dans l’ouvrage couvrent, suivant une méthodologie comparatiste, différents siècles – allant du xviie jusqu’à l’ultra-contemporain, à l’instar des pièces de Rébecca Chaillon performées en 2016 et 2018 – mais aussi différentes aires culturelles, qu’il s’agisse de la France, du Canada, de l’Angleterre, de l’Espagne, du Mexique ou encore de la Serbie. Les corps des femmes y sont envisagés comme des lieux de tension, à la fois lieux de reconduction de normes esthétiques ou sociales masculines et hétéronormées, notamment au travers des stéréotypes et des clichés, mais aussi comme lieux de possible distanciation et rupture avec les discours dominants et normatifs. L’ouvrage se structure autour des concepts sémantiquement riches et complexes de la jouissance, de la reproduction et du pouvoir, permettant en outre le développement d’une pensée autour de la relation entre les représentations genrées des corps de femmes et une possible émancipation politique.
Les auteur·ices partent du constat que les corps des femmes sont rarement représentés comme des sujets de plaisir dans les arts et la littérature, mais bien plutôt comme des objets offerts aux regards et aux fantasmes masculins. Une grande partie des articles aborde dans cette perspective la jouissance des corps de femmes comme possibilité d’être à la fois sujet et objet de son propre plaisir, en se focalisant sur l’aspect transgressif de la jouissance – abordée comme tel de l’Antiquité jusqu’au xxe siècle avec des théories comme celles de Bataille ou Foucault – qui se situerait du côté de l’excès et de la perte de contrôle. On peut par exemple penser au théâtre lesbien et trash de Rébecca Chaillon étudié par Élise van Hæsebrœk qui met en scène des sexualités cannibales bannies du domaine légitime du sexe, à l’œuvre autofictionnelle de Catherine Millet analysée par Marie-Ève Laurin qui fait de la jouissance sexuelle un moyen de s’accomplir en tant que sujet de son écriture, ou encore à la réécriture du conte de Barbe Bleue par l’écrivaine québécoise Audrée Wilhelmy dans son roman Les Sangs, qui, selon Hawha Sylla, réinvestit une écriture libertine mettant au premier plan les fantasmes sexuels des femmes, confisquant ainsi l’absolutisme du pouvoir masculin propre à l’œuvre originale.
Néanmoins, dès l’introduction générale de l’ouvrage, Muriel Plana nuance la portée transgressive de la jouissance en insistant sur les aspects genrés et stéréotypés du concept : si elle offre une possibilité d’émancipation par et pour les corps des femmes, la jouissance est aussi un « concept piège » qui renvoie encore une fois les femmes du côté de la sexualité et de l’irrationalité. Florence Fix s’attache justement à montrer la réversibilité du concept dans son article sur les représentations des femmes de la Commune de Paris, période souvent mentionnée comme étape fondamentale dans l’histoire de l’émancipation des femmes. Tantôt exaltée comme reprise de pouvoir sur leur propre corps, tantôt objet de condamnation et de pathologisation, la sexualité libérée de « la bougresse » sert tous les fantasmes d’une société qui n’arrive pas à penser les corps des femmes indépendamment des effets produits sur les hommes.
En réalité, la portée émancipatrice des fictions étudiées ne viendrait pas tant du pouvoir que les femmes auraient sur la jouissance des hommes, mais au contraire de la capacité des corps féminins à sortir de l’injonction à produire de la jouissance masculine, soit par une absence de jouissance, soit par une jouissance sortant du cadre hétéronormatif. Certains articles – à l’instar de celui de Muriel Plana concernant trois romans modernes masculins, dont le roman à succès de Victor Margueritte La Garçonne – s’attachent à nuancer la portée politique de trajectoires de femmes, pourtant hors-normes, mais toujours rappelées à l’ordre patriarcal ou hétéronormé. C’est pourquoi une grande place se voit accordée dans l’ouvrage aux corps de femmes minoritaires et/ou dissidents en révolution par rapport aux normes de leur temps. Qu’ils soient laids, vieux, stériles, ou monstrueux, de nouveaux corps féminins se voient exhibés dans des écritures où prime une esthétique de l’hors-norme, de l’incongru, de l’ordurier et du bizarre. Hélène Marquié s’attache à montrer dans quelle mesure la visibilisation de nouvelles morphologies chez les danseuses à la fin du xixe siècle (corps plus petits et plus enrobés) s’accompagne d’un renouvellement des pratiques et des gestuelles au sein de nouveaux espaces populaires dédiés aux arts à l’instar des café-concerts. Andréa Léri étudie quant à elle la pièce de théâtre Les Trois Grâces de l’écrivaine québécoise Francine Ruel qui prend pour protagonistes trois femmes grosses dont la transgression provient de la liesse collective qui advient autour de l’acte de manger, ces dernières abandonnant toute retenue dictée par les injonctions faites au genre féminin. S’alimenter goulûment devient sous la plume de l’autrice un acte politique ritualisé permettant d’éprouver à la fois pleinement son corps et d’habiter le monde.
Parmi les corps dissidents mentionnés plus haut, notons la prévalence de ceux de femmes vieilles, stériles, à l’image de la sorcière – figure centrale et fantasmatique mise à l’honneur dans l’article de Lila Bisiaux portant sur la pièce de théâtre Los Maromeros de Verónica Musalem – refusant le complexe idéologique et social de la reproduction qui fait peser de nombreuses contraintes (biologiques, psychologiques, morales et politiques) sur le corps des femmes. Les corps féminins refusant la reproduction biologique et normative – la reproduction étant définie comme condition de possibilité de persistance de la norme – deviennent alors une menace pour l’ordre social et politique établi. Qu’il s’agisse de personnages comiques issues de pièces de théâtre classiques ou bien de l’humoriste Jacqueline Maillan étudiée par Corinne François-Denève, la présence de femmes ménopausées sur scène interroge le droit à jouir pour des corps débarrassés de la question de la procréation. Comme le montre Lola Marcault dans un article portant sur les représentations de la vieillesse des femmes dans cinq comédies de l’âge classique, le désir sexuel chez la femme ménopausée s’articule à la question de la folie et de la maladie, tant il est perçu comme contre-nature et symptôme d’un dérèglement corporel. En outre, si ces femmes sont qualifiées de folles, c’est qu’elles représentent une menace pour l’ordre social masculin, ainsi que le montre Pierre-Yves Boissau dans un article portant sur la misogynie littéraire de l’auteur et philosophe Cioran, qui n’a de cesse de prendre dans ses Cahiers les femmes, et particulièrement les femmes vieilles qu’il nomme avec mépris « bonnes femmes » ou « poufiasses », pour cibles.
Finalement, un des enjeux principaux des représentations et des présences des corps des femmes dans les arts et les lettres tiendrait en leur capacité à mettre en échec les clichés et stéréotypes fonctionnant comme des contraintes et des obstacles à une émancipation politique, voire à une appréciation esthétique. À ce titre Julien Garde et Stéphane Escoubet étudient la manière dont les genres musicaux font l’objet d’un partage genré, entre d’un côté la musique des Lumières marquée du sceau du féminin, et spécifiquement certaines pièces musicales du compositeur Edelmann travaillées par une recherche de sensibilité, de mélodie et de transparence ; d’un autre côté, ils analysent la pratique contemporaine du jazz, genre marqué par une prévalence masculine, où il sera question d’interroger l’incidence des représentations genrées sur l’appréciation de la musique auprès d’un public d’étudiant·es inscrit·es dans le parcours jazz à l’université Jean Jaurès de Toulouse. Les protagonistes des œuvres abordées dans les articles contestent ou malmènent la dissymétrie entre les sexes de même que l’assignation de lieux, rôles ou fonctions entre hommes et femmes, souvent à l’avantage des premiers. Quelques femmes, à l’instar de Mary Wollstonecraft et Élisabeth Vigée Le Brun étudiées par Véronique Léonard-Roques, s’aventurent sur des terrains physiques, notamment par le voyage en solitaire, symboliquement attribués aux hommes. Tous ces déplacements en dehors des attentes et des espaces qui leur sont réservés – en l’occurrence l’espace domestique – constituent autant de pas de côté permettant d’envisager la possibilité politique des corps de femmes.