Jean-Bernard Marquette, De la vigne du pape au Château Pape Clément

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Jean-Bernard Marquette, De la vigne du pape au Château Pape Clément, Bordeaux, Ausonius éditions, 2018 (ScriptaReceptoria 12), 240 p.

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Le dernier ouvrage du regretté Jean-Bernard Marquette († 2020) plonge le lecteur dans la micro-histoire d’un domaine prestigieux de Pessac, le Château Pape-Clément. Aujourd’hui grand cru classé de Graves, bien connu des amateurs de vin de Bordeaux, ce domaine, comme bien d’autres, revendique dans la littérature œnologique une histoire chargée d’anecdotes, qui rattache notamment ses origines au pape Clément V, le premier des papes d’Avignon de 1309 à 1314. Dès la première page l’auteur critique les approximations et les erreurs qui « maillonnent » ce dispositif historique, et justifie ainsi sa démarche d’historien par la volonté d’écrire une histoire véritable du domaine, c’est-à-dire une histoire débarrassée des oripeaux d’un discours publicitaire bien ancré qui a su se faire oublier ou rester discret, comme cela est très souvent le cas dans la production culturelle liée à la vigne et aux grands vins. Cet ouvrage revient ainsi aux sources, qui sont passées au crible d’une critique historique rigoureuse. Il reconstitue sur cette base l’histoire du domaine qui, dans les grandes lignes, résulte de la fusion en 1810 des domaines des anciennes seigneuries de La Mothe de Pessac et de Sainte-Marie de Belair. L’auteur parcourt ainsi plus de 500 ans d’histoire, de 1305 à 1940, c’est-à-dire depuis la donation de la seigneurie de La Mothe de Pessac à l’archevêché de Bordeaux, jusqu’au rachat de la SCI Pape Clément par la SARL Montagne & Compagnie qui gère aujourd’hui encore le domaine.

Jean-Bernard Marquette commence par reprendre le dossier de la soi-disant donation, en 1308, de la seigneurie de La Mothe de Pessac à l’archevêché de Bordeaux par Bertrand de Got, le futur pape Clément V. C’est en effet sur cette donation que repose l’idée de la postérité du pape comme donateur du domaine. Or, si Bertrand de Got, alors pontife, produit bien un acte de donation en faveur de l’archevêque de Bordeaux en 1308 concernant cette seigneurie, en réalité, un acte de 1305 produit par son frère Gaillard de Got avait déjà rendu effective la donation du domaine à l’archevêque Arnaud de Canteloup trois ans auparavant. La donation de 1308 entre donc en contradiction avec celle de 1305, et l’auteur émet l’hypothèse que cette dernière avait été oubliée trois ans plus tard, alors que Gaillard de Got était mort. En tout état de cause, c’est donc lui qui était propriétaire de la seigneurie de La Mothe de Pessac et non Bertrand de Got, quand bien même ce dernier y fit des séjours répétitifs avant son accession au trône pontifical.

Les archives relatives à cette seigneurie permettent en outre de reconstituer l’occupation des sols dans le domaine à cette époque. Loin de présenter le paysage intégralement en vigne qui prévaut à l’heure actuelle, la réserve du domaine est alors essentiellement un espace boisé, dans lequel émergeaient seulement deux parcelles de vigne séparées. Ce sont celles qui prendront le nom de « vigne du Pape Clément » pour la première fois en 1560, dans un livre de recette des dîmes. Ces deux vignes, cœur de l’appellation, étaient exploitées en direct par les archevêques qui rémunéraient un « bordilier » (sorte de régisseur viticole en Gascogne) jusqu’au début du XVIe siècle. Après cette date, le mode d’exploitation change et le vignoble est successivement confié à des vignerons qui prenaient en charge les travaux contre la moitié de la récolte et un revenu de 105 sous. Quant aux surfaces anciennement boisées appartenant à la réserve seigneuriale, elles sont transformées en tenures pendant l’Époque moderne. Cela conduit à leur replantation progressive en vigne, au point que le territoire de la seigneurie en est entièrement couvert à la fin du XVIIIe siècle.

À l’ouest de la seigneurie de La Mothe apparaît à la fin du XVIe siècle un ensemble appelé domaine de Sainte-Marie de Belair, dont l’auteur retrace la généalogie des différents propriétaires du XVIe au XVIIIe siècle. En partie viticole, c’est cet ensemble qui constitue aujourd’hui le cœur du domaine de Château Pape Clément. On le voit passer de main en main au sein de la noblesse parlementaire bordelaise pendant toute l’Époque moderne, jusqu’à devenir la propriété de Firmin Jarrige en 1804. C’est ce dernier qui rachète en 1810, après le passage des biens de l’Eglise dans le patrimoine national, les deux parcelles appelées « Pape Clément » qui constituaient une partie de l’ancienne réserve de la seigneurie de La Mothe de Pessac, et les unifie au patrimoine foncier du domaine de Sainte-Marie de Belair.

Il s’agit de l’acte de naissance du domaine actuel, et le commencement d’une nouvelle ère dans la promotion de ses vins. Sous l’action des promoteurs infatigables que furent d’une part Firmin Jarrige et son fils, et d’autre part Jean-Baptiste Clerc qui acquiert le domaine en 1858, Pape Clément joua ainsi, dans le courant du XIXe siècle, pour la renommée de Pessac le rôle que Haut-Brion joua pour la renommée des vins de Bordeaux. Ainsi, la revendication d’un cru « Pape Clément » apparaît pour la première fois, selon l’auteur, dans l’édition de 1822 de la Topographie de tous les vignobles connus d’André Jullien (on reprochera ici une approximation de sa part, car en effet l’édition de 1816 en fait déjà mention), tandis que l’appellation de « Château Pape Clément » voit le jour dans les années 1860, à la faveur de la généralisation de ce type d’appellation dans le Bordelais faisant suite au classement de 1855. Rançon du succès, à la fin du XIXe siècle arrivent sur le marché un cru « Petit Pape Clément » et même un cru « Pape Léon » qui utilisent l’image de marque créée par le Château Pape Clément. Figure marquante de cette nouvelle histoire, Jean-Baptiste Clerc, propriétaire du domaine de 1858 à 1890, donna non seulement au domaine sa configuration architecturale actuelle en faisant bâtir le « château » à partir de c. 1860, et promut en outre une viticulture haut de gamme en travaillant à la sélection des cépages (cabernet) et à la plantation de nouvelles vignes. Le paradoxe, c’est que le château qui prend avec lui le nom de « Château Pape Clément » est en réalité bâti sur l’ancienne maison de maître du domaine de Sainte-Marie de Belair (et non à la place des bâtiments correspondant à l’ancien domaine des archevêques de Bordeaux), et que les vignes qui appartenaient à la réserve des archevêques connues depuis le XVIe siècle sous le nom de vigne du Pape Clément ne représentent pas plus de 10% du domaine à la fin du XIXe siècle. Et encore moins à l’heure actuelle puisque le domaine est encore agrandi par le propriétaire suivant, Jean Cinto, dont les héritiers transmettront le patrimoine à la Société civile Château Pape Clément en 1938, avant de le vendre à la SARL Montagne en deux lots, entre 1939 et 1940.

En médiéviste, l’auteur consacre une grande partie de son analyse à la période médiévale, et cela constitue indéniablement l’apport le plus intéressant de l’ouvrage. Le spécialiste de cette période y trouvera une analyse très fouillée de la viticulture médiévale en Bordelais , appuyée sur une documentation abondante. Le livre souligne que la belle série des comptes de gestion du vignoble des archevêques de Bordeaux compris dans la seigneurie de La Mothe de Pessac n’a pas d’équivalent pour cette région et que nulle autre documentation ne permet d’approcher de si près les techniques de la viticulture bordelaise à la fin du Moyen Âge. Cerise sur le gâteau, Jean-Bernard Marquette se donne la peine d’éditer intégralement tout ce qui concerne la gestion du domaine dans les comptes de l’archevêché. Il prolonge ainsi, avec les années 1400-1459, l’édition incomplète de ces comptes que Léo Drouyn avait effectuée en 1881 pour la période 1332-1400. Ce faisant, il offre au chercheur intéressé tout le matériel brut pour continuer la réflexion sur un « bourdieu » (= domaine viticole) médiéval en Gascogne. Tous les travaux des vignes sont passés en revue, depuis la taille jusqu’aux vendanges, et la démonstration est agrémentée d’un lexique complet des termes médiévaux des obras de la vinha. On renvoie le lecteur aux détails nombreux fournis par l’ouvrage, en soulignant simplement une originalité forte de la pratique viticole dont l’auteur se demande à quel point elle était répandue dans la région : les vignes du domaine de Pessac étaient manifestement plantées en lignes, puisque les labours se faisaient avec un araire tiré par des bœufs. Cela contraste fortement avec l’image traditionnelle de la viticulture médiévale, dans laquelle la vigne était majoritairement conduite en « foule », de même qu’avec l’idée que la plantation en rangs serait une évolution due à la mécanisation des pratiques culturales dans le courant du XIXe siècle. Les agronomes de cette époque, qui considéraient unanimement cette technique comme « nouvelle » quand ils en abordaient la description, avaient donc oublié les racines médiévales de cette pratique, que cet ouvrage remet à jour. Du coup, les vignes du domaine pouvaient être labourées jusqu’à quatre fois dans l’année. Cela fait une façon de plus que dans bien des domaines princiers (celui des ducs de Bourgogne par exemple) où le travail se faisait à la houe, ce qui place certainement le domaine des archevêques dans la viticulture d’élite de cette époque. On voit en outre le bordilier mener de la vase de mer (de l’estuaire de la Gironde) sur les jeunes plants en 1368 et en 1383, ou bien les travaux de vinification être transférés à partir de 1380 de Pessac au cellier de l’archevêché à Bordeaux où une équipe de spécialistes devait recevoir la vendange, autant d’éléments qui prouvent encore le soin avec lequel ces vignes étaient traitées. On en tirait un vin clairet et un vin rouge, appréciés de la suite des archevêques, si l’on en croit les envois de « vin de Pessac » qui était expédiés partout où elle se trouvait.

Voilà donc un ouvrage qui, s’il pourra laisser sur leur faim les spécialistes des périodes moderne et contemporaine, dans la mesure où ces époques ne sont abordées presque exclusivement que sous l’angle de l’histoire foncière du domaine, trouvera sa place, par la richesse des informations fournies à ce sujet, parmi les incontournables de l’historiographie du vignoble bordelais à la fin du Moyen Âge.

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Thomas Labbé, « Jean-Bernard Marquette, De la vigne du pape au Château Pape Clément », Crescentis [Online], 4 | 2021, . Copyright : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/crescentis/index.php?id=1203

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Thomas Labbé

UMR6298 ARTEHIS (Archéologie-Terre-Histoire-Sociétés), Université de Bourgogne

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