Goethe envisageait en 1822 la circulation des hommes comme une condition essentielle à celle des idées, et donc, également, à l’interaction.1 Voyage et diffusion des idées impliquent nécessairement une confrontation avec l’Autre (de la compréhension mutuelle à l’affrontement). Tant par sa position géographique que par son histoire culturelle et politique, l’espace germanique paraît constituer un cadre privilégié pour étudier les relations dynamiques entre circulations et interactions dans leurs différentes formes.
La mine représente un motif qui a passionné certains romantiques allemands, tels que Ludwig Tieck, E.T.A. Hoffmann ou Novalis. Merveilleuse, fantastique, magique voire mystique, elle constitue un lieu de rencontres fortuites et fantasmées, de rêves et de cauchemars où l’individu se trouve en proie à ses démons intérieurs. Descendre dans la mine équivaut à descendre au cœur de la terre, à se retrouver face à soi-même, face à ses interrogations, ses angoisses et ses blessures. La mine conduit éventuellement à une perte du sens de la réalité, à une fracture, à une dissociation voire à une dislocation de son identité. Délicieusement danereux, le voyage au cœur de la mine correspond à la fois à une tentative d’introspection et à une mort potentielle. Ingrid Lacheny étudie ces aspects chez Tieck (Der Runenberg), Hoffmann (Die Bergwerke zu Falun) et Novalis (Heinrich von Ofterdingen) et montre ainsi leur modernité.
Thomas Buffet s’intéresse à l’allégorie du voyageur chez Hölderlin et à son originalité littéraire et philosophique dans la littérature européenne. Hölderlin introduit dans son œuvre l’allégorie de la pérégrination pour présenter le travail du poète comme celui d’un intermédiaire chargé, non seulement d’entretenir le lien des mortels et des dieux, mais aussi d’établir un relais culturel entre la Grèce antique et le monde occidental. Pour nourrir cette allégorie, le poète recourt à toute une symbolique propre à établir une relation entre l’aspect personnel et le sens religieux ou métaphysique que suppose le lien entre les mortels et les dieux. L’originalité littéraire et philosophique de la pérégrination allégorisée par Hölderlin consiste en son double geste : d’une part, elle permet d’émettre une critique de la civilisation trop cloisonnée qui mène à un éclatement des savoirs, et d’autre part, dans une logique néo-platonicienne, elle propose en même temps le remède au mal dénoncé par la contemplation de la beauté à laquelle elle invite le lecteur. Enfin, Hölderlin se distingue de ses contemporains allemands et européens en établissant par l’allégorie de la pérégrination une filiation non seulement entre les Grecs et les Occidentaux, mais aussi entre les Grecs et les Indiens, faisant de ceux-ci, non pas, sur le modèle de ses contemporains, les égaux de ceux-là, mais le véritable modèle historique de l’Occident.
Cécile Chamayou-Kuhn étudie la circulation des modèles culturels dans Der einzige Ort de Thomas Stangl, un récit de voyage mêlant fiction et réalité historique. Stangl y narre le périple entrepris dans la première moitié du XIXe siècle par l’explorateur écossais Alexander Gordon Laing puis par le Français René Caillié pour tenter d’atteindre la ville de Tombouctou. Les expéditions qu’ils ont conduites vers cette ville surnommée la « perle du désert » représentent dans l’œuvre de Stangl la destination fantasmée d’un itinéraire personnel. Au cours de celui-ci, le regard que portent les deux hommes sur l’Afrique a une fonction très précise qui sert de fil conducteur à l’analyse. L’article étudie dans quelle mesure la rencontre avec l’« autre » permet aux deux personnages d’interroger et de déconstruire les catégories sur lesquelles repose le monde dont ils sont issus. Cette rencontre étant par ailleurs nécessairement faite d’interactions (culturelles), elle permet de faire émerger un « espace tiers » pouvant être défini comme une « topographie de l’intermédiaire.
Aglaia Bianchi se focalise sur les éléments liés à la danse et à la mort dans Todesfuge de Paul Celan et analyse le rapport étroit qui les unit. Ce rapport renvoie notamment à la tradition de la danse macabre dans l’histoire culturelle européenne ainsi qu’à la pratique nazie du Todestango ou tango de la mort. L’article explore les connotations que ces renvois évoquent, notamment le lien entre la Shoah et la culture européenne ainsi que la perpétuation de la mémoire de la Shoah.
Dirk Weissmann, aborde l’œuvre d’Elias Canetti à partir de l’un de ses livres les moins commentés : Die Stimmen von Marrakesch, datant de 1954, mais paru seulement en 1967. Ce livre, dont le succès auprès du grand public est considérable, reste quelque peu sous-estimé par la critique universitaire. Pourtant, dans la perspective d’une approche interculturelle de la littérature de langue allemande, ce texte se révèle d’un très grand intérêt et d’une considérable complexité. Partant du modèle d’une « littérature en mouvement » développé par Ottmar Ette, l’auteur met en évidence l’existence d’un complexe de réseaux mémoriel transculturel, à la fois sur le plan temporel, spatial et linguistique, qui traverse tout le texte. Le voyage à Marrakech de Canetti apparaît ainsi comme la matrice d’une réflexion littéraire sur la destinée de la civilisation européenne, de 1492 à la Seconde guerre mondiale.
C’est à autre type de transfert que s’intéresse Agathe Mareuge dans son article consacré au travail d’(auto-) traduction multimodale du poète et sculpteur dadaïste Jean Hans Arp (1886-1966). Prédestiné au bilinguisme de par ses origines alsaciennes et à la multimodalité esthétique par ses créations tant en littérature que dans les arts plastiques, Arp n’a eu de cesse d’expérimenter les transferts et transfuges, que ce soit d’un système linguistique à l’autre à partir du couple de langues français et allemand, ou d’une forme artistique à une autre, entre sculpture et écriture poétique. A partir de plusieurs cas de figure, l’auteure s’attache à montrer comment ces expériences traduisent les conceptions de Arp en matière d’identité linguistique et culturelle mettant en avant la différence et l’écart qui, dans la droite ligne des principes dada, deviennent moteur de la création.
Simon Hagemann consacre son étude aux médias de communication qui représentent un facteur majeur pour la circulation et l’échange des idées. Les innovations technologiques des XIXe et XXe siècles ont bouleversé le paysage médiatique. Ainsi, les bases de la communication humaine se sont massivement modifiées. L’espace germanophone est un endroit important à la fois du développement des médias et de l’art médiatique. L’auteur analyse quelques œuvres majeures et pionnières de l’art médiatique comme les expérimentations de la radio de Brecht dans les années 1920, les mises à l’épreuve de la télévision de Wolf Vostell ou Valie Export dans les années 1950 et 1960, ou la mise en scène des télex et de la circulation des nouvelles de Hans Haacke en 1969. L’article présente ensuite quelques œuvres majeures contemporaines focalisées sur la nouvelle réalité numérique en réseau et les perspectives d’avenir. À travers ces analyses, l’auteur cherche à questionner le potentiel de l’art médiatique, la circulation des informations à l’ère des médias de masse audiovisuels et l’image qui se crée de l’espace médiatique germanophone à l’ère de la mondialisation.
Leslie Brücker s’intéresse de son côté au rôle de médiateur qui fut celui de Adolphe François de Loève-Veimars, traducteur et diplomate qui joua un rôle de premier plan dans les relations littéraires franco-allemandes dans les années 1830. Partant des origines judéo-allemandes de Loève-Veimars et de leurs contreparties linguistiques, l’auteure analyse tout particulièrement ses traductions d’une part des œuvres complètes de E.T.A Hoffmann et d’autre part de H. Heine. Dans les deux cas, il concourra de façon significative à leur diffusion en France, et par-delà, aux échanges culturels et intellectuels entre les aires culturelles européennes et non-européennes (Russie, Orient, Amérique du Sud). Croisant son activité de traducteur avec celle de diplomate, L. Brücker conclut en redéfinissant le rôle de Loève-Veimars comme celui d’un médiateur interculturel.
Christine Schmider s’intéresse à l’auto-traduction chez Walter Benjamin. Toute traduction fait circuler le sens d’une langue à l’autre, interagir deux systèmes linguistiques et deux contextes culturels. La traduction en français d’un texte écrit en allemand – l’essai sur L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique – non pas par un traducteur extérieur, mais par son auteur lui-même, crée une dynamique tout à fait particulière. Ce cas est hautement intéressant, dans la mesure où il met en évidence une interaction complexe entre les deux langues. On constate des déplacements sémantiques, des glissements de sens qui, loin d’être innocents, finissent par changer le sens du texte à des endroits stratégiques. La comparaison concrète des deux versions de l’essai permet de mettre en évidence les signes d’une interaction linguistique, donnant lieu à une circulation d’idées politiques et de dégager les raisons du durcissement idéologique de la version française.
Ludolf Pelizaeus présente le peintre voyageur Johann Moritz Rugendas, l’un des rares Européens qui, suite à ses nombreux voyages, connaissait bien l’Amérique Latine du début du XIXe siècle. Par son œuvre, publiée en France, Rugendas a profondément influencé la naissance des mythes et des modèles pour certains genres littéraires et artistiques en Amérique Latine. C’est lui qui créa l’image du « Gaucho » pittoresque comme celle du « Cautivero », la figure de la femme captive des indigènes. En outre, Rugendas échangea régulièrement avec Alexander von Humboldt et réalisa pour lui des esquisses d’animaux et de plantes. L’article retrace, en étudiant quelques gravures de Rugendas, l’origine de ses motifs et suit ainsi la circulation des images des Balkans à l’Amérique Latine, son père et son grand-père ayant été peintres voyageurs dans les Balkans pendant le XVIIIe siècle. L’auteur souligne à la fois la transmission des motifs au sein d’une famille de peintres et l’influence de Rugendas pour le développement d’un art et d’une identité nationale dans le Nouveau Monde, en prenant l’exemple de l’Argentine, du Chili et du Mexique.