1. Introduction : de l’intérêt d’une comparaison entre deux poétesses
Regrouper dans une même étude deux femmes aussi différentes en apparence que Karoline von Günderrode et Louise Brachmann et, disons-le d’entrée de jeu, deux poétesses au renom inégal – Karoline von Günderrode a laissé son empreinte dans la littérature allemande, alors que Louise Brachmann est aujourd’hui largement ignorée – se justifie par le fait qu’au-delà de leurs différences sociales – l’une est noble, l’autre issue de la petite bourgeoisie cultivée –, des similitudes apparaissent, aussi bien dans leur vie personnelle que dans leur itinéraire de poétesse et leur conception de l’écriture. Elles connaissent aussi la même fin tragique : elles se suicident. L’œuvre de ces deux représentantes du romantisme allemand ne comprend pas seulement des poèmes : Karoline von Günderrode a écrit quelques drames et un récit en prose, et Louise Brachmann un assez grand nombre de nouvelles et de romans. Mais c’est par leur œuvre poétique, touchant à un genre noble, qu’elles ont souhaité s’illustrer et offrir à la postérité le florilège des sentiments qui les ont animées, de l’hymne à la liberté au chant de la passion amoureuse en passant par la célébration de l’amitié. Les thèmes abordés semblent a priori assez conventionnels, mais étonnent par leur variété sous une plume féminine à cette époque.
Cette étude s’efforcera de montrer que le choix du genre poétique et les thèmes traités sont en fait plus ou moins novateurs et spécifiques d’un itinéraire poétique au féminin au début du XIXe siècle. En choisissant de tenter de se faire un nom parmi les poètes, Karoline von Günderrode et Louise Brachmann font fi du contexte socio-historique de l’époque qui cantonne généralement les femmes aux salons littéraires, à la littérature intime – des journaux aux correspondances –, et au roman comme le seul genre fictionnel concédé à une plume féminine. Il est notable d’ailleurs – et ce n’est aucunement un hasard – que les écrivaines allemandes un tant soit peu connues de l’époque romantique, comme Caroline Schlegel-Schelling (1763-1809), Dorothea Veit-Schlegel (1764-1839), Henriette Herz (1764-1847), Sophie Mereau-Brentano (1770-1806) ou Rahel Levin-Varnhagen von Ense (1771-1833), sont justement de grandes salonnières, filles, sœurs et/ou épouses des célébrités intellectuelles dont elles tenaient les salons, ayant travaillé à l’ombre de leurs grands hommes et exercé leurs talents littéraires dans les genres convenus, traditionnellement réservés aux femmes. La réflexion proposée ici vise à mettre en lumière l’originalité de Karoline von Günderrode et Louise Brachmann de ce point de vue.1 Il s’agira d’abord d’étudier la façon dont les deux poétesses cherchent à ancrer leur œuvre dans leur temps, s’inscrivant dans l’histoire tout en libérant leurs émotions personnelles. Puis sera évoquée l’explosion des sentiments à laquelle donne lieu la poésie lyrique, corrélative tout à la fois d’une quête amoureuse et littéraire dans le sillage du courant romantique et d’une tentative d’affirmation individuelle. La dernière partie de cette étude sera consacrée à l’émergence d’une conscience poétique conduisant à l’affirmation d’un véritable credo esthétique et à l’ébauche d’une carrière littéraire.
2. Une œuvre ancrée dans le temps : le poids de l’histoire
Karoline von Günderrode et Louise Brachmann vivent à l’entrée dans leur vie adulte une période très difficile de l’histoire allemande : elles naissent peu de temps avant la Révolution française et toute leur jeunesse se déroule sous le signe des guerres révolutionnaires et napoléoniennes. Leur vie personnelle et leur œuvre en portent la trace. Lorsque Karoline von Günderrode entre en 1797 au Damenstift de Francfort-sur-le-Main en Hesse, une institution religieuse protestante accueillant des femmes de la noblesse désargentées, célibataires ou veuves, la rive gauche du Rhin est déjà entièrement aux mains des Français. Et même si, au cours des années suivantes, les combats se déplacent vers le Sud et l’Est de l’Europe, les Rhénans et les Hessois ne peuvent ignorer les conséquences de la guerre : Napoléon Bonaparte devenu Napoléon Ier procède à une réorganisation politique de cette partie de l’Allemagne, et les Etats de cette région se placent sous son protectorat, lui fournissant en échange vivres et troupes. L’Europe est mise à feu et à sang, en particulier certains territoires allemands comme la Saxe, où vit Louise Brachmann et où les combats font rage jusqu’aux Guerres de libération en 1813, qui permettent à la Prusse de relever la tête et de reprendre son rang parmi les grandes puissances victorieuses au Congrès de Vienne en 1815. Karoline von Günderrode et Louise Brachmann, témoins de leur temps, font ainsi leur entrée sur la scène poétique dans une atmosphère d’héroïsation de la gente militaire.
2.1. L’admiration de l’héroïsme guerrier et l’espoir de liberté
Karoline von Günderrode n’exprime qu’une seule fois très clairement dans son œuvre son sentiment vis-à-vis des grands événements historiques qu’elle et ses contemporains sont en train de vivre. Mais il s’agit d’un témoignage assez fort, d’un poème intitulé „Buonaparte in Egypten“ (« Bonaparte en Egypte »), rédigé en 1799, où la poétesse dit sans ambiguïté son admiration pour le général français :
Alte Bande der Knechtschaft löset die Freiheit,
Der Begeisterung Funke erwekt die Söhne Egyptens. –
Wer bewirkt die Erscheinung? [...]
Bonaparte ist’s, Italiens Erobrer,
Frankreichs Liebling, die Säule der würdigeren Freiheit.2
(Günderrode 1990 : I, 369-370)
Cet hymne à la liberté, vibrant de sincérité, d’admiration et d’espoir, en dit long sur les aspirations politiques de la poétesse. Au détour d’un poème au thème convenu, la célébration du conquérant Napoléon Bonaparte, Karoline von Günderrode exprime la conviction très forte que le bonheur des peuples passe par la liberté. Il en va de même pour l’individu – féminin en particulier. Mais Karoline von Günderrode reste discrète à ce sujet. La liberté individuelle est encore à bien des égards un sujet tabou pour les femmes. Il n’y a guère qu’aux autres femmes, aux amies de toujours, qu’elle avoue au détour d’une lettre sa passion de liberté et sa soif d’action et d’indépendance : « J’ai déjà eu souvent le désir si peu féminin de me jeter au sein d’un combat sauvage et de mourir – pourquoi ne suis-je pas un homme ! Je n’ai pas le sens des vertus féminines, du bonheur au féminin. Je n’ai de goût que pour les actions sauvages, grandioses et éclatantes. »3 (Behrens 1981 : 33)
Louise Brachmann fait preuve du même enthousiasme et d’une semblable générosité. Elle se révèle éprise de liberté et vibre de plaisir lorsque les armées napoléoniennes, porteuses des idéaux de la Révolution française, font leur entrée dans sa ville. Son ami et biographe le professeur Schütz note qu’elle fait porter à Napoléon Ier en personne, après la signature de la paix de Tilsit en juillet 1807, une ode qu’elle a composée en français en l’honneur du grand homme (Schütz 1824 : LVII). Malheureusement, ce poème n’a pas été conservé. Mais l’œuvre de Louise Brachmann comporte une douzaine de poèmes en allemand consacrés au thème de l’héroïsme guerrier et qui s’inscrivent dans la veine de la poésie patriotique de l’époque romantique. Cette fois, le contexte historique n’est plus le même. Les guerres napoléoniennes ont ravagé le cœur de l’Europe, et la résistance prussienne contre les envahisseurs français commence à s’organiser. Ces poèmes de Louise Brachmann ne peuvent être datés avec précision puisqu’ils nous sont parvenus dans l’édition posthume des Auserlesene Dichtungen von Louise Brachmann (« Poésies : Morceaux choisis de Louise Brachmann ») de 1824, qui n’adopte pas de classement chronologique mais ordonne les poèmes selon leur genre poétique (« poésie lyrique », « poésie élégiaque », « poésie idyllique »). Il est toutefois évident grâce à de petits détails comme l’évocation du retour du combattant dans son foyer, celle de la fiancée du guerrier ou encore la mention d’un prénom à consonance germanique qu’il s’agit désormais de chanter les louanges des soldats de Prusse et de Saxe qui combattent autour de la petite ville de garnison de Weissenfels où habite Louise au moment des Guerres de libération de 1813-1814. L’inspiration aussi est différente de celle de Karoline von Günderrode : il s’agit moins de glorifier un idéal de liberté que d’évoquer le courage et l’abnégation de ces hommes qui se battent pour une noble cause, la libération de leur pays.
2.2. La compassion pour les malheurs de la guerre
Outre la grandeur et la dignité du guerrier, les thèmes évoqués par Louise Brachmann, la fiancée du soldat, les adieux, le repos du guerrier ou encore le retour de la guerre, confèrent un aspect humain à cette peinture de l’épopée de la lutte contre la puissance napoléonienne.4 On sent nettement que la poétesse est frappée par les atrocités de la guerre tout autant que par l’héroïsme des combattants. La blessure et la mort sont des thèmes récurrents, par exemple dans le poème „Am Abend nach der Schlacht“ (« Au soir du combat ») : „Blutend kehrt ihr, Kämpfe-müde, / Arme Krieger aus der Schlacht!“5 (Brachmann 1824 : 92) ou dans cet autre poème dédié à la mémoire d’un soldat décédé de ses blessures :
Friede sei mit Dir und Segen,
Süßer Schlummer nach der Schlacht!
Auf den blutgetränkten Wegen
Gingst Du zu der heil’gen Nacht!6
(Brachmann 1824 : 93)
Les poèmes de Louise Brachmann sont très éloignés de l’ardeur patriotique et de la soif de combat exprimées par les chantres des Guerres de libération que sont Theodor Körner, Max von Schenkendorf ou Ernst Moritz Arndt. Ils n’appellent pas de leur vœu le « doux jour de la vengeance »7 et ne résonnent pas du « cri joyeux de la victoire ».8 Vision apaisée des combats, évocation sereine de la mort, promesses d’amour et d’amitié : la poésie permet à Louise Brachmann de transcender les horreurs de la guerre dont elle est pendant de longues semaines le témoin à l’hôpital militaire de Weißenfels, où elle s’est engagée comme infirmière. Pour elle et Karoline von Günderrode, qui appartiennent à la génération tourmentée de cette époque de grands bouleversements historiques, écrire devient vite une nécessité vitale, psychologique et littéraire.
3. L’explosion des sentiments dans la poésie lyrique
Lorsque Goethe découvre en 1804 le premier recueil de poésie Gedichte und Phantasien (« Poésies et rêveries ») publié par Karoline von Günderrode sous le nom d’emprunt Tian, il qualifie cette publication de « parution vraiment remarquable » (Brinker-Gabler 1978 : 159).9 Et le poète Clemens Brentano écrit, selon sa sœur Bettina : « aucune femme n’a encore écrit ni ressenti de cette manière » (Günderrode 1990 : III, 60).10 Il ne s’agit pourtant que d’une vingtaine de poésies, mais Goethe comme Brentano en admirent « la perfection souvent tout à fait classique ».11 (Günderrode 1990 : III, 60) Leur publication est suivie en 1805, sous le même nom d’emprunt, de celle des Poetische Fragmente von Tian (« Fragments poétiques de Tian »), comprenant seulement trois poèmes ainsi qu’une ébauche de drame en vers, Hildgund, et un drame plus achevé, mêlant poésie et prose, Mahomed, der Prophet von Mekka. Les quatre autres textes publiés du vivant de la poétesse dans des revues littéraires sont trois drames en vers et un court récit. Il s’agit donc d’une œuvre au volume très réduit, mais qui frappe par son érudition, la maîtrise de la versification, une langue musicale et une sensibilité exceptionnelle.
L’œuvre de Louise Brachmann paraît en comparaison beaucoup plus fade, mais elle est aussi plus volumineuse et diversifiée. La raison en est double : la poétesse vit plus longtemps et, contrairement à son aînée hessoise, rentière de condition noble, Louise Brachmann, orpheline issue de la petite bourgeoisie saxonne,12 vit de ses écrits, et donc enchaîne la rédaction de nouvelles et de poésies avec une rapidité nuisant souvent à la qualité de l’écriture. On note d’ailleurs que plus les ennuis, notamment financiers, s’accroissent dans la vie de l’écrivaine, plus les œuvres en prose sont nombreuses car elles prennent moins de temps à écrire.13 Comme Karoline von Günderrode, Louise Brachmann se considère toutefois avant tout comme une poétesse. Ses premières publications dans la revue de Schiller Die Horen en 1797 et son Musen-Almanach l’année suivante sont des poèmes signés « L. » ou bien « Louise ».14 Puis viennent d’autres publications ponctuelles dans les revues les plus lues de l’époque, soit sous la signature « Louise », soit sous des noms d’emprunt tels que « Klarfeld » ou « Sternheim ». C’est en 1808, après le décès de ses parents et sous la contrainte financière, que Louise Brachmann publie pour la première fois sous son nom complet à Leipzig un recueil intitulé Gedichte (« Poésies »). Et elle réitère à deux reprises cette audacieuse entreprise à Vienne, où elle a des contacts littéraires : elle publie en 1817 un petit volume de poésies intitulé Romantische Blüthen (« Florilège romantique »), suivi d’un second volume, Romantische Blätter (« Feuilles romantiques »), publié en 1823 juste après sa mort. C’est à son ami le professeur Schütz que l’on doit l’édition la plus complète de son œuvre poétique, Auserlesene Dichtungen von Louise Brachmann (« Poésies : Morceaux choisis de Louise Brachmann ») de 1824. Comme Schütz s’en explique, il ne pouvait « par égard pour la critique, les lecteurs et la défunte poétesse elle-même »15 être question d’une véritable édition complète, étant donné la valeur inégale des œuvres. (Brachmann 1824 : XCVIII) Ces « morceaux choisis » comprennent un premier volume renfermant des poésies lyriques, des sonnets, des élégies et des idylles et un second volume contenant des poésies épiques, des romances et des ballades, le tout occupant cinq cents pages au format 10 x 17.
3.1. L’amour déçu
Les principaux thèmes de cette poésie féminine sont la beauté et l’amour, le destin et la mort – rien de bien original – et on trouve dans ces vers l’exaltation de la nature et des sentiments ainsi que l’exubérance de l’imagination et du discours propres à l’époque romantique.
Chez Karoline von Günderrode, ces ardeurs sont toutefois tempérées par une forme assez stricte, héritée de la poésie antique. Même un poème aussi brûlant d’amour que „Der Kuß im Träume“ (« Le baiser en rêve ») épouse la forme d’un sonnet :
Es hat ein Kuß mir Leben eingehaucht,
Gestillet meines Busens tiefstes Schmachten,
Komm, Dunkelheit! mich traulich zu umnachten,
Daß neue Wonne meine Lippe saugt.
In Träume war solch Leben eingetaucht,
Drum leb’ ich, ewig Träume zu betrachten,
Kann aller andern Freuden Glanz verachten,
Weil nur die Nacht so süßen Balsam haucht.
Der Tag ist karg an liebesüßen Wonnen,
Es schmerzt mich seines Lichtes eitles Prangen
Und mich verzehren seiner Sonne Gluthen.
Drum birg dich Aug’ dem Glanze irrd’scher Sonnen!
Hüll’ dich in Nacht, sie stillet dein Verlangen
Und heilt den Schmerz, wie Lethes kühle Fluthen.16
(Günderrode 1990 : I, 109)
Langue harmonieuse, vers réguliers, comparaison avec l’antiquité d’une part, expression hardie et passionnée d’un fantasme amoureux d’autre part. La poétesse s’en va chercher dans la nuit et le rêve ce baiser que le jour et la réalité n’ont pu lui offrir.17 Refuge des passions impossibles et des quêtes infinies, la poésie ne cesse chez Karoline von Günderrode d’exprimer les souffrances quotidiennes et lancinantes de l’amour déçu et des désirs insatisfaits :
Ist alles stumm und leer,
Nichts macht mir Freude mehr,
Düfte, sie düften nicht,
Lüfte, sie lüften nicht,
Mein Herz so schwer!
Ist alles öd’ und hin,
Bange mein Herz und Sinn,
Möchte, nicht weiß ich was
Treibt mich ohn Unterlaß
Wüßt ich wohin? –18
(Günderrode 1990 : I, 454)
Les drames qui composent cette œuvre expriment la même impossibilité de se réaliser, de trouver ici-bas l’accomplissement nécessaire au bonheur. Melete, le dernier drame, mélange de vers et de prose demeuré inachevé, auquel travaille la poétesse juste avant de se donner la mort en 1806 et qui ne sera publié qu’en 1906, met en scène par le biais d’une correspondance entre Eusebio et son ami le propre itinéraire amoureux et poétique de Karoline von Günderrode, de l’amour-passion à la mort-délivrance en passant par le renoncement philosophique. Eusebio est en effet le nom que Karoline von Günderrode donne à son amant Friedrich Creuzer dans certaines de ses lettres, où elle-même apparaît sous les traits de « l’ami ». Friedrich Creuzer est cet homme marié, professeur de philologie classique à l’université de Heidelberg, qu’elle a rencontré en août 1804 lors d’un séjour chez des amis sur les rives du Neckar et qui est devenu en très peu de temps son mentor et l’amour de sa vie. Cet amour est réciproque, mais Creuzer ne divorcera jamais. Dès le début, la relation revêt un caractère passionnel et quasi religieux : „Mit Freude denk ich oft zurück an den Tag, an welchem wir uns zuerst fanden, als ich dir mit einer ehrfurchtsvollen Verlegenheit entgegentrat wie ein lehrbegieriger Laye dem Hohenpriester.”19 (Günderrode 1990 : I, 351) Cet attachement est si fort, si viscéral, que « l’ami » préfère mourir plutôt que d’envisager une séparation :
Eusebio! wenn mir auch dereinst das freundliche Licht deines Lebens erlöschen sollte, o! dann nimm mich gütig mit, wie der göttliche Pollux den sterblichen Bruder, und laß mich gemeinsam mit dir in den Orkus gehen und mit dir zu den unsterblichen Göttern, denn nicht möcht’ ich leben ohne dich, der du meiner Gedanken und Empfindungen liebster Inhalt bist, um den sich alle Formen und Blüthen meines Seyns herumwinden, wie das labyrintische Geäder um das Herz, das sie all’ erfüllt und durchglüht.20 (Günderrode 1990 : I, 353)
Car au-delà de la communion avec l’être aimé, c’est la fusion de l’individu avec la nature, avec le ou les dieux et avec l’univers tout entier que recherchent Eusebio et son ami – en fait la seule vraie réponse au problème de l’existence : „Ist es nicht ein Winken der Natur, aus der Einzelheit in die gemeinschaftliche Allheit zurück zu kehren, zu lassen das getheilte Leben, in welchem die Wesen Etwas für sich seyn wollen und doch nicht können?“21 (Günderrode 1990 : I, 355) La poésie de Karoline von Günderrode est ici très proche du panthéisme de Novalis. Il s’agit certes d’une œuvre aux formes inachevées, mais dont la portée métaphysique est incontestable.
Les poésies lyriques et les élégies de Louise Brachmann sont également ses œuvres les plus réussies. Elle y célèbre l’amour et l’amitié :
Lieb’ und Freundschaft, willst Du unterscheiden?
O, sie sind zwei Wesen, eng vereint,
Heil’ger Götterursprung wohnt in beiden,
Klein der Raum, der sie zu trennen scheint.22
(Brachmann 1824 : 103)
Les rimes croisées et l’alternance de rimes masculines et féminines créent une langue musicale et fluide. Le nombre de pieds est variable d’un vers à l’autre et les accents toniques propres à la poésie germanique répartis de façon irrégulière, donnant une impression de liberté et permettant de rendre compte de la variation des émotions – dont témoigne, avec son rythme iambique ascendant, l’envolée lyrique du second vers, « deux êtres très proches, étroitement unis », qui constitue le cœur du message poétique délivré ici puisqu’il consacre l’union de l’amour et de l’amitié, si chère à la poétesse.
Nombreux sont les poèmes comme „Treue Liebe“ (« Amour fidèle »), „Der Liebe Geheimnis“ (« Le Secret de l’amour »), „Liebesglück“ (« Bonheur d’aimer ») ou „Liebeszauber“ (« La Magie de l’amour ») qui chantent l’amour, ses joies et ses peines. La souffrance est souvent présente, même au cœur du bonheur le plus intense comme dans „Liebesglück“, car le désir ne s’éteint jamais, suscitant nostalgie et inquiétude :
Licht wohl, doch heimliches Bangen
Auch mit dem Schimmer zugleich;
Sehnendes, tiefes Verlangen,
Schlummer, von Träumen so reich!23
(Brachmann 1824 : 59)
3.2. L’amitié consolatrice
Poésie de l’amour déçu, des langueurs secrètes et des désirs inassouvis, l’œuvre de Louise Brachmann est plus ambiguë encore que celle de Karoline von Günderrode, les sentiments évoluant aux frontières de l’amour et de l’amitié sous l’enveloppe protectrice d’un discours très général ou d’un « je » poétique pour le moins androgyne. Les amours éphémères et ‘indignes’ de la poétesse, qui tombe amoureuse d’officiers beaucoup plus jeunes qu’elle, rencontrés à l’hôpital militaire de Weißenfels (ADB 47 1903 : 157-159), sont trop scandaleuses à l’époque pour trouver leur expression directe dans l’œuvre, de surcroît lorsqu’elle est publiée en nom propre. Le fait que Louise Brachmann ose affronter un monde de l’édition la plupart du temps hostile aux écrivaines est tout à fait remarquable. Elle ne le fait pas toujours, utilisant aussi des pseudonymes ou son seul prénom, mais publie justement la plupart de ses œuvres poétiques sous son nom, comme pour défier son temps et marquer son désir de reconnaissance en tant que poétesse. Karoline von Günderrode ne le fait pas, non plus que les romancières romantiques Sophie Mereau ou Caroline Schlegel, qui gardent l’anonymat lorsqu’elles publient leurs romans au tournant du siècle et déguisent leurs sentiments de femmes amoureuses en les plaçant dans le cœur et les paroles d’un homme : c’est le personnage principal, Albert, qui exprime la passion amoureuse dans le roman Das Blüthenalter der Empfindung (« Le Florilège des sentiments ») de Sophie Mereau (1794) et Florentin dans le roman éponyme de Caroline Schlegel (1801).
Louise Brachmann ne fait pas toutes ces concessions. La passion amoureuse est donc bien présente dans son œuvre, mais elle s’y fait moins ardente, la souffrance y est édulcorée. C’est paradoxalement dans la poésie célébrant l’amitié que les sentiments sont les plus violents, comme dans le magnifique poème dédié à son amie de jeunesse trop tôt disparue, Sidonie von Hardenberg :
Die Thüre öffnet nie sich mehr!
Sie tritt nicht mehr herein,
Ich sehe nimmer hold und hehr
Der lieben Augen Schein!
Wenn sonst die Dämm’rung niedersank,
Da hört’ ich leisen Schritt,
Ich horchte, längst von Sehnsucht krank,
Nach dem geliebten Tritt.
Sie war’s! Ich flog entgegen! Heiß
Erglühte Herz an Herz !
In ihres Lächelns Zauberkreis
Entschwand der Erde Schmerz.24
(Brachmann 1824 : 109)
Encore s’agit-il ici d’un véritable poème dédicacé à une amie puisqu’il porte en titre le prénom de « Sidonie », la sœur du poète Novalis. Il est d’autres poèmes, comme „Treue Liebe“ (« Amour fidèle »), où l’amour et l’amitié se confondent et où l’identité sexuelle du « je » poétique reste dans l’ombre d’une androgynéité protectrice :
Lass stürmen hin, lass stürmen her,
Mein Herz, und zage nicht!
Sei ruhig wie der Fels im Meer,
An dem die Woge bricht.25
(Brachmann 1824 : 11)
L‘« amour fidèle » chanté par la poétesse, rempart contre tous les tourments de la vie, doit remplir tout autant le « cœur » aimant de l’amant(e), de l’ami(e) ou de parents bien-aimés. Entre amitié, amour filial et amour-passion, la frontière est souvent floue. Au début du XIXe siècle, Karoline von Günderrode et Louise Brachmann ouvrent la voie à ces stratégies de la ruse et du déguisement en poésie visant à célébrer l’amour-passion sous les traits de l’amitié. Cette volonté d’évitement restera très présente dans la poésie féminine en général, et allemande en particulier, et ce, jusqu’au XXe siècle. Rappelons ici quelques poèmes de femmes plus connues, qui ont marqué leur siècle en Allemagne : Annette von Droste-Hülshoff (1797-1848), poétesse de l’époque Biedermeier, publie par exemple en 1844 un poème évoquant l’amour fraternel des jumeaux Castor et Pollux, mais qui constitue en réalité une allégorie de sa passion scandaleuse et donc inavouable pour le jeune écrivain Levin Schücking, de dix-sept ans son cadet26 (Droste-Hülshoff 1966 : 159) ; au XXe siècle, la poétesse Elsa Lasker-Schüler (1869-1945) cache encore ses émois de femme amoureuse sous les traits androgynes d’un sphinx antiquisant et d’une mythologie orientale faisant la part belle aux sentiments et aux fantaisies érotiques :
Ich, der brennende Wüstenwind,
erkaltete und nahm Gestalt an.
Wo ist die Sonne, die mich auflösen kann,
Oder der Blitz, der mich zerschmettern kann!
Blick' nun: ein steinernes Sphinxhaupt […]27
(Lasker-Schüler 1969 : I, 43)
L’écriture de l’intime vit donc encore sous la contrainte à des périodes bien plus récentes.
Ces considérations sur l’identité du « je » poétique posent toutefois évidemment la question de la part autobiographique dans ces œuvres. Qui dit « je » dans ces poèmes, la poétesse elle-même ou son double littéraire ? Philippe Lejeune souligne dans Le pacte autobiographique :
Dans la plupart des cas, le « je » des poèmes est un « je » sans référence, dans lequel chacun peut se glisser ; c'est le « prêt à porter » de l'émotion. La subjectivité universelle du lyrisme est assez différente du discours autobiographique qui, lui, suppose une attitude de communication entre deux personnes distinctes. (Lejeune 1996 : 246)
Mais force est de constater que le « je » lyrique des poétesses allemandes du début du XIXe siècle va bien au-delà d’une neutralité subjective de bon aloi, propre à l’expression de l’universalité des sentiments, et qu’il revendique souvent une masculinité pour le moins surprenante – comme lorsque Karoline von Günderrode met en scène son moi sous les traits de « l’ami » au masculin (« der Freund ») dans le drame Melete (Günderrode 1990) – qui ne prend son sens qu’au regard d’un contexte socio-historique peu favorable à l’écriture au féminin. Et si l’expression du moi peut passer par différents ‘personnages’, on est encore très loin de « l’héroïne lyrique »28 de Sarah Kirsch (1935-2013), dans l’œuvre de laquelle tous les avatars de la poétesse sont féminins, exprimant une féminité exacerbée : « Ich bin sehr sanft nenn / Mich Kamille ».29 (Kirsch 1977 : 79)
En outre, il n’est pas permis aux poétesses du XIXe siècle d’exprimer avec trop de force les tourments de la passion. Karoline von Günderrode et Louise Brachmann en sont réduites à traquer les preuves d’amour et d’amitié les plus infimes. Pour les deux femmes en quête d’amour et d’affirmation de soi, l’autre est indispensable. Au regard de la connaissance de soi, autrui est un miroir : « J’ai été pour toi à plusieurs reprises (je m’en flatte) un fidèle miroir, dans lequel tu pouvais te contempler ; oui, je t’ai renvoyé l’image reçue avec une grande sincérité ; mais jamais encore je ne me suis contemplée en toi […]. »30 (Wolf 1981 : 137) Ces quelques lignes de la correspondance de Karoline disent tout le tragique d’une amitié ou d’un amour à sens unique où l’une des personnes se laisse aimer de l’autre sans aimer en retour. Les hésitations, les doutes existentiels et les idées morbides refont leur apparition dès que l’amour s’en va. Les deux poétesses sont convaincues que l’individu ne peut se construire qu’en réaction à son entourage. Aussi multiplient-elles les adresses aux parents, aux amis, à tous les êtres aimés. Leur œuvre se veut dialogue, compréhension et communion. Mais pour que le bonheur soit total et que cette fusion avec l’autre soit pleinement réussie, il faut l’inscrire dans la durée.
4. L’émergence d’une conscience poétique
Au-delà de l’expression du désespoir, l’œuvre des deux poétesses manifeste une force inouïe, celle d’un individu qui ne renonce pas à ses aspirations les plus chères, à ses rêves les plus fous, et qui fait sans cesse reculer les limites de son moi, allant toujours plus loin dans la quête de soi et la découverte du monde.
4.1. Un credo esthétique
La création littéraire passe nécessairement par l’acceptation de la solitude. Louise Brachmann se plaint d’être une recluse privée de la compagnie d’autrui, mais en même temps la solitude est un mal nécessaire :
Wie so still doch entflieht dir der Lenz des beglückenden Lebens,
Du, die zu rühmlicher Bahn früh schon die Götter geweiht!
Wenn wir bei glänzendem Fest die Freuden, die schnellen, umarmen,
Oft verweilest du dann sitzend am Rahmen daheim.31
(Brachmann 1824 : LX)
Et si la poétesse est consciente de renoncer à certaines joies de la vie, elle est aussi assurée de trouver dans son art consolation et satisfaction personnelle. Elle a été élue, choisie entre tous pour recevoir un don précieux. La déesse de la poésie lui a fait présent de fleurs plus belles et durables que les fleurs terrestres, symboles des plaisirs éphémères de la vie :
Siehe hier schönere Blumen, in Thälern des Himmels entsprossen,
Ewig mit magischem Duft blühn sie von neuem dir auf;
Nimm sie! ich schenke sie dir, ein Zeichen des weihenden Bundes!32 (Brachmann 1824 : LXII)
Il en résulte une consécration qui confère à la poétesse le pouvoir magique, mais réel, de dissoudre les maux et de réconforter les hommes :
Und nicht Träume mögt Ihr dieses nennen:
Jene Blumen, die wir liebend ziehn,
Werden, wo des Lebens Schmerzen brennen,
Lind vielleicht manch trauernd Herz umziehn!33
(Brachmann 1824 : 7)
Car la poésie a la vocation ambitieuse de proposer aux êtres humains une alternative, un monde de beauté, de lumière, de douceur et de réconfort qui abolit les frontières entre le rêve et la réalité. Écrire de la poésie, c’est tendre sans cesse vers l’idéal, souvent au prix de terribles souffrances, parfois au péril de sa vie, et faire partager son expérience aux autres hommes. On retrouve ici la vertu messianique de la poésie romantique, qui emprunte le chemin du sacré pour dévoiler la vérité du monde. Et c’est en exerçant ce « métier de poète » correspondant à sa vocation (cf. le poème „Dichterberuf“) que la poétesse pourra entrevoir « des champs de lumière » et connaître une réelle félicité.34 (Brachmann 1824 : 209-210) Pour ce faire, elle doit aussi trouver la langue idéale, la forme la plus adéquate possible pour traduire sa pensée. Du point de vue de la forme artistique, la réflexion de Karoline von Günderrode est bien plus poussée que celle de Louise Brachmann. Ses discussions avec son amie Bettina Brentano en portent la trace.35 L’art doit être composition, forme construite et achevée, mais donner malgré tout l’impression de naturel :
Le plus grand maître en poésie est assurément celui qui utilise les formes extérieures les plus simples pour donner naissance à ce qu’il a ressenti intérieurement, oui, celui pour qui la poésie prend forme en lui donnant en même temps le sentiment d’une concordance intérieure.36 (Arnim Brentano 1840 : II, 135)
C’est pourquoi Karoline von Günderrode et Bettina Brentano admirent tant Hölderlin, dont la poésie est enchâssée dans une forme très épurée. Sa langue est si pure qu’elle s’apparente à la musique originelle de la nature et ressemble plus à celle des dieux qu’à celle des hommes. Voilà qui distingue encore le poète des autres hommes et l’éloigne un peu plus du commun des mortels. Et Karoline von Günderrode de conclure : « Mais celui qui n’est pas divin n’a pas d’avenir. »37 (Arnim Brentano 1844 [1985] : 195)
4.2. L’ambition d’une carrière poétique
L’enjeu de la publication de leurs œuvres est ainsi pour Karoline von Günderrode et Louise Brachmann bien supérieur à un gain financier. Il y va pour l’une et l’autre de l’affirmation de soi. Karoline von Günderrode est très fière de faire œuvre d’écrivaine et revendique vivement les instants de liberté qu’elle consacre à l’écriture. Elle n’hésite pas à faire part à son entourage de l’importance que revêt pour elle cette occupation capable de supplanter toutes les autres : « Je ne puis vous le dire qu’en toute naïveté, j’écris un drame qui occupe toute mon âme, oui, je m’y projette avec tant de force, je m’y sens tellement à mon aise que ma propre vie me devient étrangère […] »38 (Wolf 1981 : 167) Cette faculté de s’abstraire de la réalité pour se réfugier dans son monde intérieur est tantôt prise pour du dédain et de l’orgueil, tantôt pour une folie. Karoline von Günderrode en est blessée. Animée d’un sentiment très profond de son droit et de la justesse de sa démarche, elle persiste et signe : « Gunda dit que c’est idiot de se laisser à ce point dominer par un talent artistique aussi mineur que le mien ; mais j’aime ce défaut, si c’en est un [...] »39 (Wolf 1981 : 167)
Non seulement Karoline von Günderrode et Louise Brachmann restent fidèles à elles-mêmes en publiant leurs œuvres – elles ne renient à aucun moment leur talent poétique et acceptent même peu à peu de dévoiler leur nom sur la place publique –, mais elles progressent aussi toutes deux sur le chemin de la connaissance de soi, conformément à leur conception de l’écriture.
La correspondance de Louise Brachmann conservée à ce jour est trop réduite et trop proche des préoccupations de la vie courante pour qu’on y trouve de telles affirmations de son pouvoir d’écrivaine et de sa soif d’indépendance et de connaissance. En revanche, son œuvre poétique contient quelques poèmes comme „Das Glück der Dichter“ (« Le Bonheur des poètes »), „Phantasie“ (« Imagination »), „Die Muse“ (« La Muse »), „Die Poesie“ (« La Poésie ») ou „Dichterberuf“ (« Le Métier de poète ») qu’on pourrait qualifier de ‘programmatiques’ et qui révèlent ses intentions.40 La poétesse, qui a le don d’imaginer, de jouer avec les couleurs, les sons et les images et d’aller au plus profond des choses par la pensée ou les sentiments, n’a rien à envier au pouvoir des rois car l’imagination est reine : « Tu régis l’espace et le temps », s’exclame Louise Brachmann.41 (1824 : 203) Or, c’est le « bonheur des poètes » que d’affirmer leur suprématie visionnaire et d’ouvrir la voie à leurs semblables, les guidant sur le chemin de leur existence terrestre.42 (Brachmann 1824 : 7)
Briser leur solitude, communiquer avec autrui demeure certes la première motivation des deux poétesses lorsqu’elles font leurs premiers pas sur la scène publique. S’exprimer en tant qu’individu, dire ses souffrances et ses joies, faire partager ses sentiments et ses opinions n’a toutefois rien d’évident pour une femme de cette époque, la plupart du temps cantonnée à la sphère privée. Et face aux réticences de Clemens Brentano à l’égard de la publication de son œuvre, Karoline von Günderrode lui avoue non seulement ne rien regretter, mais désirer beaucoup plus qu’une simple compréhension et des encouragements ponctuels :
[...] je ne l’ai pas encore regretté, car le désir renaît sans cesse en moi d’exprimer ma vie d’une manière durable, sous une forme qui soit digne de m’en aller rejoindre les meilleurs […]43 (Wolf 1981 : 193)
Karoline von Günderrode rêve de gloire et d’immortalité. Elle croit en la poésie comme d’autres croient en Dieu et voue à la forme artistique un véritable culte. Même si Louise Brachmann n’a pas le loisir de poursuivre une réflexion sur l’art aussi approfondie et que la précipitation avec laquelle elle est souvent contrainte d’écrire n’est guère favorable au culte de la forme, elle aussi croit fermement en l’éternité de l’art et son pouvoir consolateur :
Die Kunst ist lang und kurz das Leben [...]
Ergieb vertrauend dich den Musen!
Ein goldner Tag entsteigt der Nacht.44
(Brachmann 1824 : 216)
Mais c’est une femme exténuée, physiquement et psychiquement, qui se donne la mort en 1822. Une existence matérielle difficile, une vie très solitaire, des amours malheureuses et la méconnaissance de son talent font naître en Louise Brachmann le sentiment qu’elle a raté sa vie.45 Ses ambitions de poétesse sont déçues, son rêve d’immortalité se brise. Contrainte d’écrire à la hâte des récits médiocres pour survivre, certaine d’avoir à jamais manqué sa vocation de femme en s’étant vu refusé définitivement le bonheur du mariage, elle décide à quarante-cinq ans que sa vie ne mérite plus d’être vécue et conclut son œuvre par ces vers tragiques :
Wohl von mannigfachen Wunden
Ist mein Herz zum Tode matt,
Und wo werd’ ich denn gefunden,
Als an letzter Ruhestatt? –
Doch auf meines Grabes Mitten
Schreibe man nach Kämpfer-Art:
Daß ich treu den Kampf gestritten,
Treu und muthig ausgeharrt.46
(Brachmann 1824 : LXXXVIII)
5. Conclusion : un itinéraire exemplaire
Karoline von Günderrode et Louise Brachmann considèrent donc l’une comme l’autre que l’art est un moyen d’expression dont elles ne sauraient se passer. Pour ces deux jeunes femmes à la destinée tourmentée, l’écriture est d’abord un exutoire. Nul doute qu’elles expriment dans leurs vers tantôt une soif d’action et de liberté, tantôt une mélancolie et des souffrances amoureuses que la réalité quotidienne leur interdit de dévoiler au grand jour. L’amour vers lequel elles tendent de toutes leurs forces est la clef de voûte de leur existence, mais aussi de leur œuvre. Leur démarche ne vise pas seulement à affermir leur position individuelle dans une société où l’individu, et notamment la femme, compte encore très peu, mais aussi à leur permettre de sortir de la solitude où elles sont plongées. Paradoxalement, c’est en écrivant solitaires à l’abri des regards qu’elles espèrent entrer en contact avec autrui et œuvrer durablement pour le monde qui les entoure. Leur ambition artistique rejoint celle des plus grands poètes. Mais elles échouent dans leur tentative de concilier l’inconciliable : être une poétesse reconnue et mener en même temps une vie de femme normale dans la société allemande du début du XIXe siècle. Les contraintes familiales et les tabous sociaux empêchent la poétesse de mener à bien sa tâche : elle doit constamment porter un masque, faire semblant d’écrire en dilettante, prendre des pseudonymes pour publier son œuvre et souffrir plus ou moins en silence qu’on ne juge pas la qualité intrinsèque de ses écrits, mais son comportement social. Pour ces pionnières du romantisme allemand, la seule issue possible, c’est la mort. Mais leur itinéraire exemplaire, leurs stratégies d’évitement, leur capacité de résistance et leurs premiers succès de librairie ouvrent la voie à d’autres femmes – une chance que saura saisir par exemple Bettina Brentano, qui survivra plus de cinquante ans à sa grande amie Karoline von Günderrode.