1. Une figure exceptionnelle de l’histoire culturelle européenne
Malwida von Meysenbug (1816-1903), est l’une des représentantes emblématiques du premier féminisme allemand à l’époque du Vormärz et surtout « une figure exceptionnelle de l’histoire culturelle européenne du XIXe siècle » (Le Rider 2005 : 15). Elle n’a pas seulement été l’égérie de quelques grands hommes, elle a exercé une influence profonde sur les esprits de son temps. A partir de 1852 et de son émigration à Londres pour des raisons politiques, elle se constitue un réseau d’amis composé d’hommes politiques (Mazzini, Garibaldi), d’écrivains (Baudelaire, Lou-Andreas Salomé), de philosophes (Herzen, Rée, Nietzsche), de musiciens (Berlioz, Wagner) et d’artistes en tous genres, dans un premier temps pour rendre plus supportable sa vie d’exilée et s’enrichir elle-même au contact de personnalités extrêmement brillantes. Mais il s’agit très rapidement aussi de défendre ses convictions politiques et humanistes dans l’espoir d’« éduquer l’Europe », ce qu’elle fera dans sa correspondance avec ses amis, puis en publiant de 1869 à 1876 les Mémoires d’une idéaliste (Memoiren einer Idealistin), suivies en 1898 de l’épilogue Le Soir de ma vie. Suite des Mémoires d’une idéaliste (Der Lebensabend einer Idealistin dans la version allemande). Ces nombreux liens tissés avec l’intelligentsia de son époque lui permettront enfin d’offrir à de jeunes talents comme Romain Rolland un véritable passeport européen pour le monde des arts et des lettres. Nous nous intéresserons en particulier aux modes de sociabilité et d’interactions développés au sein du réseau européen qui se constitue autour de Malwida von Meysenbug : voyages et séjours à l’étranger, fréquentation de cercles politiques et littéraires, enseignement, correspondances, publications et mécénat. Nous étudierons dans un second temps à travers l’exemple de Malwida von Meysenbug le rôle particulier joué par une femme de lettres dans les transferts culturels à la fin du XIXe siècle. Nous verrons enfin comment l’insertion dans un réseau d’intellectuels a favorisé sa propre carrière littéraire.
2. Voyages, modes de sociabilité et interactions au sein d’un réseau européen
2.1. Les circulations concrètes : voyages et séjours en Europe
Malwida von Meysenbug est née en 1816 à Kassel en Hesse électorale. Son père, Carl Rivalier von Meysenbug, était un descendant de huguenots qui avaient quitté la région de Nîmes au moment de la révocation de l’Edit de Nantes. Sa brillante carrière de haut fonctionnaire et de ministre lui vaut d’être anobli en 1825. C’est un réactionnaire, un partisan de Metternich « hostile aux prétentions hégémoniques prussiennes » (Le Rider 2005 : 7).
La révolution de 1830-1831 constitue pour Malwida von Meysenbug une première rupture : le monde de son enfance s’écroule car une vie d’errance commence pour son père dans le sillage du prince de Hesse-Kassel, déchu. Malwida s’installe avec sa mère à Detmold, capitale de la principauté de Lippe-Detmold où étaient installés une sœur et un frère aînés. Malwida est entraînée « dans la mouvance du christianisme social et du radicalisme démocratique » par Theodor Althaus, fils de pasteur et étudiant en théologie, avec qui elle aurait désiré se marier (Le Rider 2005 : 8). Mais il lui préfère une autre femme, et Malwida demeure célibataire.
En 1848, Malwida, âgée de trente-deux ans, se trouve à Francfort, où son père est décédé le 30 décembre 1847. Elle y assiste aux séances du Parlement préliminaire de Francfort dans la Paulskirche et participe activement à la préparation des élections au Parlement.
D’octobre à novembre 1848, elle se trouve à Berlin, où elle suit les débats de l’Assemblée Nationale de Prusse. Elle vit la répression sanglante des différents mouvements révolutionnaires allemands à l’automne 1849 « comme un traumatisme » (Le Rider 2005 : 9).
En 1850, elle s’inscrit à l’Ecole supérieure pour le sexe féminin (Hochschule für das weibliche Geschlecht) qui vient d’être créée à Hambourg par un groupe de démocrates. La principale fondatrice de l’établissement exerce sur elle une profonde influence :
Emilie Wüstenfeld était l’une de ces puissantes personnalités qui, présentant des caractères trop marqués, frappent d’abord par quelques aspects anguleux, pour ainsi dire absolus, de leur être, mais qui, quand on les connaît mieux, inspirent toujours plus de respect et d’amour et dont la grandeur croît de pair avec les objectifs toujours plus élevés qu’elles poursuivent. – Elle m’accueillit très cordialement et, tandis qu’elle m’exposait ses projets, je me rendis compte que mes rêves pouvaient ici prendre forme. Rendre possible l’indépendance économique de la femme en la faisant évoluer vers un être qui soit d’abord une finalité en lui-même et se développe librement suivant ses besoins et ses facultés – c’était le principe sur lequel était fondé l’établissement.1
Malwida von Meysenbug devient ainsi à Hambourg « une figure de proue de l’avant-garde politique démocrate et républicaine de sa génération » (Le Rider 2005 : 9). En 1852, la perquisition de sa chambre et la saisie de « quelques correspondances réputées séditieuses » (Le Rider 2005 : 9) la font fuir à Londres.
Dans les années 1850, elle fréquente à Londres le milieu cosmopolite des exilés politiques. Elle est d’abord accueillie et soutenue par Gottfried et Johanna Kinkel, qui font partie d’un cercle non marxiste d’exilés politiques allemands. Elle fait la connaissance d’Alexander Herzen, écrivain, intellectuel et révolutionnaire russe de premier plan, qui la charge de l’éducation de ses filles (elle habite chez lui jusqu’en 1856), l’introduit dans tous les cercles d’exilés politiques de Londres et l’associe à son réseau de contacts. En 1859-1860 et 1860-1861, Malwida von Meysenbug effectue des séjours à Paris, où elle noue une solide amitié avec Wagner.
En décembre 1862, elle quitte Londres pour l’Italie en compagnie de Natalie et Olga Herzen, les deux filles d’Alexander. Elle séjourne d’abord à Florence auprès d’Alexander Herzen fils, médecin physiologiste. Puis en 1874, après le mariage d’Olga Herzen avec Gabriel Monod, professeur d’histoire en France, elle s’installe à Rome, via della Polveriera, quartier encore populaire. L’Italie deviendra son pays d’adoption. Sa vie se déroule en Italie de 1875 à 1893, entrecoupée de séjours en Allemagne, en Suisse et en France, à Paris chez Olga Herzen et Gabriel Monod.
2.2. Les modes de sociabilité
Malwida von Maysenbug possède selon Jacques Le Rider (2005 : 10) le « génie de la rencontre et de l’amitié ». Sa fidélité en amitié, mais aussi sa largeur de vues la caractérisent, elle qui est capable de côtoyer des personnalités très différentes, voire ennemies.
Le premier mode de sociabilité que pratique la jeune femme est la fréquentation de cercles intellectuels et politiques à Londres : elle côtoie ainsi non seulement le révolutionnaire russe Alexander Herzen, mais aussi le socialiste français Louis Blanc, le Français Alexandre Ledru-Rollin, Ministre de l’Intérieur de la Seconde République en 1848, et le révolutionnaire italien Giuseppe Mazzini.
Le deuxième mode de sociabilité inventé par Malwida von Meysenbug est l’organisation de rencontres et de sortes de séminaires entre de grands intellectuels de son temps. Pendant l’hiver 1876-1877, Malwida organise un séjour à Sorrente dans la baie de Naples, un « conclave littéraire et philosophique entré dans la légende » (Le Rider 2005 : 12), avec la participation des philosophes Friedrich Nietzsche et Paul Rée et d’un étudiant de Nietzsche à Bâle, Albert Brenner – séminaire qui donnera lieu à la publication par les deux philosophes de deux ouvrages majeurs. Elle est touchée par la sollicitude que Rée ne cesse de lui témoigner pendant tout le séjour et ressent pour lui « la sympathie la plus profonde » (Le Rider 2005 : 12). Ces quelques mois riches en conversations et en lectures, mais également en promenades et en excursions au milieu de paysages grandioses, se révèlent particulièrement fructueux sur le plan intellectuel : Rée commence son essai sur L'origine des sentiments moraux (Der Ursprung der moralischen Empfindungen publié en 1877) et Nietzsche écrit une grande partie des aphorismes d’Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres (Menschliches, Allzumenschliches. Ein Buch für freie Geister publié en 1878).
En 1882, Malwida von Meysenbug organise à Rome une rencontre entre Lou von Salomé, Paul Rée et Friedrich Nietzsche. Lou von Salomé avait été recommandée à Malwida par son ancien ami londonien Gottfried Kinkel, devenu professeur d’histoire de l’art à Zurich. Cette rencontre donnera naissance au fameux ‘trio platonique’ des intellectuels Nietzsche, Rée et Salomé.
Malwida tient à Rome une sorte de salon, même s’il n’a pas les fastes de ceux des siècles passés. Et le biographe français de Malwida von Meysenbug de conclure que l’écrivaine « rassemble dans son modeste salon de la Via della Polveriera, avec vue sur le Colisée et le Forum, à deux pas de l’église Saint-Pierre-aux-liens, toute l’Europe intellectuelle, littéraire et artistique » (Le Rider 2005 : 13).
De 1889 à 1891, Malwida von Meysenbug entretient aussi une relation suivie avec un jeune intellectuel français. Romain Rolland, élève de l’Ecole française de Rome, rend des visites hebdomadaires à son amie vieillissante, venant jouer pour elle du piano. Cette amitié n’est pas un simple compagnonnage intellectuel, mais une profonde affection venant du cœur. Voici ce qu’en dit Malwida von Meysenbug :
L’amitié ne critique pas dans les moments de souffrance, elle ne dit pas d’un ton froid et raisonnable « si tu avais fait comme ci ou comme ça », mais elle ouvre tout simplement les bras en disant : « Je ne te pose pas de questions, je ne te juge pas, viens te reposer sur mon cœur. » Si l’on savait toujours à l’avance comment se comporter, on ne commettrait aucune erreur. L’amitié conseille et met en garde auparavant, ensuite elle offre son amour. C’est la seule véritable amitié, la fausse amitié fait l’inverse.2
Enfin, Malwida von Meysenbug participe pleinement à la vie artistique de son temps. Elle assiste à des concerts, organise elle-même des manifestations musicales, et son action relève parfois du mécénat. C’est ainsi qu’elle fait connaissance avec Richard Wagner à l’occasion d’une tournée de concerts en Angleterre en 1855. En mars 1861, elle assiste à la première à scandale de l’opéra Tannhäuser. En mai 1872, elle est présente à la pose de la première pierre du Théâtre des Festivals de Bayreuth, où elle fait d’ailleurs la connaissance de Nietzsche.
3. L’illustration du rôle particulier joué par une femme de lettres dans les transferts culturels à la fin du XIXe siècle
3.1. L’éducation et l’enseignement
Comme beaucoup de femmes cultivées de son époque obligées de subvenir à leurs besoins, Malwida von Meysenbug consacre une grande partie de son temps à l’éducation et l’enseignement. Dans les années 1850 à Londres elle gagne sa vie comme préceptrice, gouvernante et enseignante d’allemand. Elle est notamment chargée par Alexander Herzen de l’éducation de ses deux filles, Natalie et Olga. C’est une éducation véritablement polyglotte qu’elle dispense à Olga Herzen, dont elle est la plus proche, lui apprenant le français, l’anglais, l’allemand et l’italien. Elle s’attache aussi à développer le sens artistique de sa jeune élève, lui donnant l’occasion d’assister à des concerts, de visiter des musées et des expositions. Comme jadis la fondatrice de l’Ecole supérieure pour le sexe féminin à Hambourg, Emilie Wüstenfeld, qui lui sert de modèle, elle est très attachée à l’autonomie de la pensée et du jugement et au développement des facultés individuelles : « Tout être humain a droit à une éducation qui le rende capable de se suffire à lui-même. »3
3.2. La traduction
Comme beaucoup d’écrivaines de sa génération, Malwida von Meysenbug se forme aussi elle-même en autodidacte, s’enrichissant au contact des grands intellectuels qu’elle côtoie et dont elle traduit les œuvres. Elle traduit ainsi en allemand plusieurs textes d’Alexander Herzen écrits en russe, jouant à ce titre un rôle important dans les transferts culturels germano-russes. Les œuvres les plus importantes sont Russlands sociale Zustände (La Situation sociale de la Russie), ouvrage publié en 1854, et Aus den Memoiren eines Russen (Extraits des mémoires d’un Russe), qui paraît en 1855-1856.
Malwida von Meysenbug traduit aussi par la suite les essais sur l’art de son ami italien Marco Minghetti : „Die italienischen Frauen in den schönen Künsten im 15. und 16. Jahrhundert“ (« Les Femmes italiennes dans les Beaux-Arts aux XVe et XVIe siècles ») dans la revue suisse Neue Zürcher Zeitung 1/16 en janvier 1880 et „Die Schüler Rafaels“ (« Les Élèves de Raphaël ») dans la revue allemande Deutsche Revue über das gesamte nationale Leben der Gegenwart 9, publiée à Breslau en 1880.
Comme tout bon traducteur, elle assimile des idées, s’en imprègne, les fait siennes. Puis elle les adapte, les transpose, les faisant coïncider au mieux avec une langue cible et une réalité autre, étrangère. Enfin, elle les fait passer à ses lecteurs par le biais de la publication. La traduction apparaît à la fois comme un art du transfert pour autrui et comme un laboratoire de création pour la traductrice.
3.3. La défense publique d’idéaux moraux, sociaux et politiques
A plusieurs reprises dans son existence, Malwida von Meysenbug intervient aussi pour défendre publiquement des idéaux moraux, sociaux et politiques. Dans les années 1840, pendant le Vormärz, la période prérévolutionnaire précédant la Révolution de 1848, elle noue des contacts avec des cercles démocratiques et républicains. Ses intérêts sont alors la question sociale, l’égalité des droits et des devoirs civiques pour les femmes, la réforme de l’éducation et les libertés individuelles. Elle manifeste alors peu d’intérêt pour la question nationale et concentre ses efforts sur l’émancipation des femmes et de l’individu en général (Le Rider 2005 : 8-9).
Dans les années 1860-1870, l’engagement de Malwida von Meysenbug est plus politisé. L’écrivaine est fidèle à l’héritage idéologique des républicains Mazzini et Garibaldi et défend le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Giuseppe Mazzini, né le 22 juin 1805 à Gênes et mort le 10 mars 1872 à Pise, est un révolutionnaire et patriote italien, fervent républicain et combattant pour la réalisation de l'unité italienne. Joseph Garibaldi, né le 4 juillet 1807 à Nice (Empire français) et mort à Caprera (royaume d’Italie) le 2 juin 1882, est un général, homme politique et patriote italien. C’est un personnage fondamental du Risorgimento italien, pour avoir personnellement conduit et combattu dans un grand nombre de campagnes militaires qui ont permis la constitution de l’Italie unifiée. Il essaie, le plus souvent, d’agir sous l’investiture d’un pouvoir légitime, ce qui ne fait pas de lui à proprement parler un révolutionnaire. Malwida fréquente ces hommes politiques italiens depuis leur exil commun à Londres.
En 1878, elle critique le national-libéralisme en Allemagne après les élections de juin et la promulgation par le chancelier Bismarck des lois antisocialistes en octobre. « La vieille colère s’éveille en moi » (Le Rider 2005 : 13), écrit-elle dans une lettre adressée au philosophe allemand Paul Rée.
Dans l’entourage de Richard et Cosima Wagner, Malwida est une des seules personnes à refuser les théories raciales de Gobineau, auteur de l’Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855). Joseph Arthur de Gobineau (1816-1882), diplomate français, avait lié amitié avec les Wagner à Rome en 1876. Largement ignorées lors de la parution de son essai en France, c'est en Allemagne que les théories de Gobineau suscitèrent le plus l'intérêt. Introduites par Ludwig Schemann, qui les traduisit en allemand, elles connurent une grande vogue dans les milieux wagnériens de la fin du XIXe siècle.
Les engagements humanistes de Malwida von Meysenbug se multiplient. A la fin des années 1880, elle condamne l’aventure coloniale italienne en Erythrée et en Abyssinie, à l’époque du gouvernement de Crispi. A la fin de l’année1897, en humaniste fidèle à la tradition de Rahel Varnhagen et entraînée par celui qu’elle considère comme son gendre, Gabriel Monod, prototype de l’intellectuel de gauche, elle se retrouve « à l’avant-garde du mouvement dreyfusard, bousculant les hésitations et les réticences de son fidèle ami Romain Rolland qui, lui, refusait de s’engager dans le même camp que Zola » (Le Rider 2005 : 14).
3.4. La promotion du progrès économique et social par la défense de l’unité nationale
Malwida von Meysenbug pense toutefois très clairement que le progrès économique et social passe par la défense de la cause de l’unité nationale allemande sous l’égide de la Prusse. Elle a bien sûr sous les yeux le modèle italien puisque Mazzini, Garibaldi et le Risorgimento italien exercent sur elle une grande influence dans les années 1860. Elle devient ainsi dans les années 1878 une ‘nationale-libérale’ ; elle admire Bismarck. Elle se résigne dans un premier temps à l’abandon de son idéal constitutionnel et démocrate puisque l’autre grand idéal de 1848, l’unité nationale, a été atteint. Seules quelques entorses du chancelier allemand à sa politique nationale-libérale, comme le vote des lois antisocialistes, la feront réagir.
C’est ce souci de privilégier une politique nationale pensée comme la condition sine qua non du bien-être de la nation, qui explique aussi en partie son étroite amitié avec le conservateur italien Marco Minghetti, plusieurs fois ministre, président du conseil, qui présida en 1873-1876 le dernier cabinet de droite de Victor-Emmanuel II.
Dans les années 1880-1890, elle fréquente aussi des hommes politiques très conservateurs, liant amitié avec le diplomate et homme de lettres autrichien Alexander von Warsberg, « homme de confiance de l’empereur François-Joseph, chargé d’accompagner l’impératrice Elisabeth à Corfou et d’y coordonner la construction de la villa Achilleion » (Le Rider 2005 : 14). Elle admire également Bernhard von Bülow, futur chancelier de Guillaume II, alors ambassadeur du Reich à Rome (1893-1897).
4. L’influence de ce réseau sur la carrière littéraire de Malwida von Meysenbug
Polyglotte et cosmopolite, Malwida von Meysenbug est très vite attirée par l’écriture. Le réseau d’intellectuels qu’elle fréquente est propice à la mise en œuvre de ses talents d’écrivaine, ne serait-ce déjà que par le biais de la correspondance fournie qu’elle entretient avec ses amis.
4.1. L’art de la correspondance
Malwida von Meysenbug est une « épistolière inlassable » (Le Rider 2005 : 15). Elle entre tout d’abord dans le réseau européen de contacts et de correspondances d’Alexander Herzen. Herzen et Malwida communiquent en français, un peu en allemand. Malwida s’initie au russe.
Elle est aussi une des correspondantes les plus importantes de Nietzsche à compter de 1872. Elle fait la connaissance de Nietzsche en mai 1872 lors de la cérémonie de pose de la première pierre du Théâtre des Festivals de Bayreuth. Nietzsche commence par la complimenter sur sa traduction des œuvres de Herzen. Elle lui dit son admiration pour Die Geburt der Tragödie (La Naissance de la tragédie), publiée en 1872. Ils discutent très souvent de pédagogie. Mais Malwida est jugée jugée trop « vertueuse », trop « faible » par Nietzsche. Der Fall Wagner (Le Cas Wagner), critique acerbe de l’idolâtrie entourant le compositeur, sonne le glas de leur amitié en 1888. Malwida écrit alors à Nietzsche :
Je peux m’opposer à vous en toute franchise et vous dire que vous avez tort. Je suis aussi d’avis qu’on ne doit pas traiter un ancien amour, même lorsqu’il s’est éteint, de la manière dont vous traitez Wagner ; on se fait injure à soi-même en agissant ainsi […] L’expression « guignol » appliquée à Wagner et Liszt est tout à fait répugnante. Bon, et maintenant, après ce sermon, vous allez dire : ah ! cette wagnérienne ! et hausser les épaules, mais je ne fais pas partie du troupeau et j’ai mes propres opinions, je vois beaucoup de choses justes dans votre écrit [...] (Le Rider 2005 : 366-367).
La réponse de Nietzsche est cinglante : « Vous êtes une ‘idéaliste’ – et moi, je traite l’idéalisme d’insincérité faite instinct. » (Le Rider 2005 : 367).
La correspondance de Malwida von Meysenbug avec Romain Rolland est aussi tout à fait remarquable. Mawida et Romain Rolland se rencontrent un jour d’été de 1889 à Versailles, chez Gabriel Monod, fils d’adoption de l’une, maître et ami de l’autre. Rolland est alors un tout jeune universitaire de vingt-trois ans ; Malwida a déjà plus de soixante-dix ans et pourrait être sa grand-mère. Dans « Amore-Pace », le dernier chapitre de son Voyage intérieur publié en 1942 – chapitre consacré à Malwida et qu’il appelle ailleurs un « chant d’action de grâces » –, Rolland évoque le bienfait incomparable dû à la grande amitié que lui prodigue Malwida pendant ses deux années d’École de Rome, puis dans les années suivantes. A l’intimité journalière de Rome succède en effet celle de la correspondance. Malwida et Rolland s’écrivent chaque semaine pendant plus de dix ans, de 1890 à 1903, leur amitié donnant naissance à plus de sept cents lettres. Malwida apparaît certes dans cette correspondance comme une confidente maternelle. Mais elle fait aussi office de conseillère artistique, de mentor et de mécène. Romain Rolland est passionné d’art et de musique (il aime tout particulièrement l’opéra) et il s’intéresse dès sa jeunesse au culte des héros et aux moyens de communion entre les hommes, comme en témoigne son roman fleuve Jean-Christophe, publié en dix volumes de 1904 à 1912 après le décès de Malwida von Meysenbug. Son exigence de justice le poussera par la suite, pendant et après la Première Guerre mondiale, à rechercher la paix « au-dessus de la mêlée », d’après l’essai pacifiste éponyme publié en septembre 1914. Il obtiendra le prix Nobel de littérature en 1915. Nul doute que l’humaniste Malwida von Meysenbug a beaucoup compté pour l’éveil de sa conscience d’écrivain ; il écrit dans une lettre adressée à son amie le 27 août 1893 :
Je vous dois de m’être éveillé plus clairement à moi-même. Ce que vous avez été alors pour moi, nul autre ne l’aurait pu être ainsi. Vous m’avez donné la conscience de mes forces ; vous m’avez donné foi dans mon œuvre, – sinon dans ce que j’avais fait, dans ce que j’avais à faire ; – je sentais en votre cœur un écho de mon cœur ; je sentais donc que j’avais raison d’être ce que j’étais, de sentir ce que je sentais, et que si d’autres ne me comprenaient pas, ils avaient tort et moi raison. […] Je vous aime et je vous remercie de toute ma tendresse. » (Rolland 1948 : 90)
Et Romain Rolland de conclure : « En ce sens, j’ai été créé par Malwida » (Rolland 1948 : 9), mettant nettement en évidence la fonction maïeutique de cette correspondance avec son amie plus âgée.
4.2. L’art de l’autobiographie
La richesse de sa vie, de ses voyages et de ses rencontres, prédestine sans aucun doute Malwida von Meysenbug à écrire ses mémoires. Elle n’est pas seulement l’accoucheuse des âmes des personnes qui l’entourent ; elle est aussi une femme intelligente qui s’analyse elle-même, essayant de tirer profit de ses expériences.
Le premier volume des Mémoires d’une idéaliste, sous-titré (Entre deux révolutions) 1830-1848 paraît anonymement en français à Genève en 1869 (il est en fait imprimé par l’Imprimerie russe de Herzen à Londres). Une deuxième édition augmentée en allemand, également publiée anonymement, Memoiren einer Idealistin, voit le jour en trois volumes à Stuttgart en 1876. C’est le plus grand succès de l’écrivaine. Ces mémoires furent constamment réédités à l’époque et touchèrent un large public. On compte dix rééditions entre 1876 et 1907. Les traductions françaises publiées en 1900 et 1908 grâce au mari de sa fille adoptive, Gabriel Monod, contribuèrent au succès de l’œuvre en France. C’est aussi ce qui poussera Malwida von Meysenbug à écrire une suite en un seul volume, publiée à Berlin en 1898 : Der Lebensabend einer Idealistin. Nachtrag zu den „Memoiren einer Idealistin“ (Le Soir de ma vie. Suite des Mémoires d’une idéaliste dans la traduction française qui paraît à Paris en 1908 avec une préface de Gabriel Monod). Ce dernier ouvrage connaîtra dans sa version allemande six rééditions de 1899 à 1910.
Le premier volume des Mémoires d’une idéaliste, publié en français à Genève en 1869, est encore très centré sur la vie de Malwida. Il s’agit d’une œuvre témoignage, retraçant son parcours individuel, celui d’une pionnière, et présenté comme un exemple à suivre. Cet ouvrage est dédié à tous les « idéalistes » désirant concrétiser un idéal de vie, et notamment aux femmes désireuses d’émancipation, comme l’indique la préface :
J’étais assise un jour au bord d’une des blanches falaises qui sont comme la forteresse naturelle de le fière Albion. Les vagues de l’océan se brisaient à mes pieds, contre le roc de cette terre de la liberté, qui avait été pour moi, comme pour beaucoup d’autres, la terre de l’exil. Je pensais à ma patrie de là-bas, au-delà des mers, à la lutte douloureuse que j’avais soutenue pour me faire une vie conforme à mes convictions. Je songeais aussi à l’heure où l’émancipation des femmes, désormais conquise, leur assurerait, avec le droit incontesté de développer leurs facultés par l’étude, l’égalité devant la loi, et les délivrerait du joug de l’ignorance, de la superstition, de la frivolité et de la mode.
L’idée me vint alors d’écrire mes souvenirs, de retracer la modeste esquisse d’une de ces vies du pionnier obscur, qui, à l’heure où quelque idée nouvelle demande à se frayer sa voie, cherche son chemin dans la nuit, et qu’on traite, sinon de fou ou de criminel, tout au moins d’idéaliste. Je résolus de dédier ces mémoires à celles de mes sœurs destinées au bonheur de se développer un jour librement. Peut-être quelques-unes qui hésitent et qui doutent encore y trouveront-elles un encouragement à la lutte, peut-être d’autres sentiront-elles mieux le prix de leur bonheur.4
Mais l’autobiographie est rapidement comprise par Malwida comme « le lieu de croisement et de convergence d’une quantité de destins exceptionnels » (Le Rider 2005 : 10). Les deux autres volumes, publiés en allemand en 1876, ont un horizon beaucoup plus large. Il est certain que l’auteure cherche à produire un témoignage historique. La vie personnelle de Malwida s’estompe au profit de l’évocation des personnalités rencontrées et des situations historiques, comme lorsqu’elle décrit la première de l’opéra de Wagner Tannhäuser en mars 1861 à Paris, qui déclencha une nuée de protestations et tourna au désastre, affectant profondément le compositeur :
Les nuages s’amoncelaient, toujours plus menaçants, et c’est avec angoisse que j’allai à la répétition générale […] Puis arriva le jour de la première. J’étais dans une loge avec quelques amies et Czermak. L’ouverture et le premier acte se déroulèrent sans interruption. Mais au changement de décor, […] l’attaque préparée depuis longtemps fut déclenchée, un énorme vacarme et des sifflets stridents interrompirent la musique. […] Le lendemain, j’allai chez Wagner. Je le trouvai calme et affichant une assurance virile, et c’était tellement vrai que même les journaux les plus virulents dans la guerre qui éclata simultanément dans la presse reconnurent qu’il s’était comporté très dignement face à la tempête qui s’était déchaînée le soir de la première. Il voulait retirer la partition et empêcher une seconde représentation car il avait jugé d’un coup d’oeil sûr qu’il n’y avait pas à compter sur un véritable succès avec ce public du grand Opéra de Paris.5
Malwida von Meysenbug a le sentiment de « vivre l’histoire », comme elle l’explique elle-même dans un essai qui porte ce titre.6 Elle ressent très fortement le lien entre histoire individuelle et collective : « Lorsque je jette un regard rétrospectif sur ma longue vie, je m’étonne de la quantité de grands moments, d’événements décisifs ou tragiques dont j’ai été bien souvent le témoin passionnément impliqué. » (Le Rider 2005 : 505) Son objectif est d’entretenir la mémoire collective, de décrire et d’analyser avec précision acteurs et événements historiques pour permettre à ses lecteurs de comprendre leur passé et de s’en servir pour mieux vivre le présent et préparer l’avenir. C’est pourquoi elle s’attache dans la deuxième préface de ses mémoires publiée en 1876 à faire l’éloge des pionniers de 1848, auteurs des idées modernes ayant conduit à l’éveil des nations et entre autres à la renaissance politique et culturelle de l’Allemagne sous l’égide de Bismarck :
Ils étaient les pionniers de certaines idées pour lesquelles leur époque n’était pas encore mûre ; voilà pourquoi leurs efforts ne furent pas couronnés de succès […] Mais ils n’en méritent pas moins qu’on se souvienne d’eux avec respect et reconnaissance […] Ils étaient les militants d’un idéal […] Lorsque, bannie moi aussi, je quittai jadis la terre allemande, je fis le vœu de ne pas revoir ma patrie avant qu’elle ne se fût éveillée à une nouvelle vie plus digne de l’esprit allemand. Je bus le calice de l’exil jusqu’à la lie, dans l’attente longue et vaine de ce moment. Enfin il arriva. Le destin offrit à l’Allemagne un de ces hommes admirables qui sont appelés à prendre le gouvernail des Etats, qui poussent de leur main puissante la roue de l’histoire et qui l’obligent à avancer selon leurs plans audacieux, selon leurs vues supérieures. Cet homme put faire ce que ceux de 1848 n’avaient pas pu réaliser.7
Et Malwida von Meysenbug d’entretenir le souvenir des grands précurseurs de Bismarck à ses yeux, des exilés politiques de 1848 comme l’historien de l’art Gottfried Kinkel aux grands génies du peuple allemand comme le compositeur Richard Wagner.
4.3. L’art de la description et du portrait
Dans sa correspondance, ses mémoires, mais aussi ses articles parus dans des revues, Malwida von Meysenbug est ainsi devenue experte dans l’art de la description et du portrait. Le portrait physique qu’elle fait de Nietzsche dans un article intitulé « Frédéric Nietzsche. Souvenirs et correspondance », publié dans La Grande Revue en 1901, frappe par son réalisme et la précision du détail ; on n’y décèle aucune complaisance : « un homme sinon beau, du moins sympathique ; il avait la figure très jeune ; il était de taille moyenne et d’aspect robuste ; les pommettes saillantes décelaient le type slave […] ; ce qui attirait surtout chez lui, c’étaient ses beaux yeux à la fois sérieux et bienveillants. » (Le Rider 2005 : 353) Du révolutionnaire italien Mazzini, elle trace un portrait à la fois physique et psychologique :
Tout naturellement et sans le vouloir, Mazzini dominait ce petit cercle ; il en sera toujours ainsi d’un homme important dont les gens qui l’entourent reconnaissent la supériorité de leur plein gré et s’y soumettent avec plaisir. […] Personne, ne le connaissant pas, n’aurait pu soupçonner en lui le célèbre agitateur lorsque la porte s’entrouvait sans bruit et qu’une mince silhouette d’homme vêtue d’une redingote noire, toute simple, souvent boutonnée jusqu’en haut, se glissait presque timidement dans la pièce. Ce n’est que lorsqu’il prenait sa place habituelle devant la cheminée, presque toujours debout, que, tout naturellement, un cercle se formait autour de lui et qu’il commençait à parler, ses yeux sombres lançant des éclairs, que l’on se sentait en présence d’un homme exceptionnel.8
De même, elle note l’effet produit par Wagner sur son auditoire :
Wagner m’apparaissait maintenant sous son vrai jour ; les brouillards de Londres s’étaient dissipés, et je voyais avec joie et étonnement cette personnalité puissante se révéler à moi. Il était bien plus sociable qu’à Londres. Il recevait une fois par semaine, le soir, et on se pressait en foule à ses réceptions, des gens importants, et assurément aussi pas mal de personnes insignifiantes. Mais Wagner dominait tout le monde, de sorte qu’on ne voyait et n’entendait que lui et qu’on en oubliait toutes les autres personnes.9
4.4. L’art de l’essai
Le talent d’écrivaine de Malwida von Meysenbug ne se limite pas toutefois à décrire les faits et les personnes. Sa capacité d’analyse et sa vision ‘politique’ des choses, au sens où ses sujets de préoccupation englobent tous les aspects de la vie sociale et politique de son temps, la poussent à écrire des essais. C’est suffisamment rare chez une écrivaine du XIXe siècle pour être souligné. Malwida von Meysenbug est elle-même consciente de la valeur de sa réflexion et de son utilité pour ses contemporains puisqu’elle publie en 1879 dans le prolongement de ses mémoires un recueil de ses essais, inédits ou déjà publiés dans les journaux et revues de l’époque. Ce volume ambitieux, intitulé Tableaux et atmosphères légués par une vieille dame (Stimmungsbilder aus dem Vermächtnis einer alten Frau), ne doit toutefois sa parution qu’à l’entremise de son ami Heinrich von Stein, professeur de philosophie à l’université de Rostock. Et Malwida von Meysenbug reformulera par la suite la plupart de ses idées et convictions dans Le Soir de ma vie, la suite de ses mémoires. Les principaux thèmes abordés sont la perfectibilité de l’être humain, le refus de tout dogme ou de toute confession religieuse, la revendication de l’égalité des chances en matière d’éducation, l’égalité des droits pour les femmes, la nécessité d’accorder une place à l’art dans la société et la défense d’un idéalisme actif de nature à contrer les tendances jugées trop ‘réalistes’ de l’époque.
Edouard Monod-Herzen, homme de lettres français et fils de Gabriel Monod et d’Olga Herzen, qui rédige la préface du Choix de lettres à Malwida von Meysenbug dans les Cahiers Romain Rolland en 1848, fait de la force de la pensée de Malwida la raison du succès de son œuvre : « Son œuvre est, avant tout, vision et pensée pénétrantes, sentiment profond, ardentes préoccupations morales. » (Romain Rolland 1948 : 8) Malwida von Meysenbug expose dans ses mémoires et ses essais des points de vue subjectifs, des réflexions personnelles sur des sujets très divers, qui lui tiennent à cœur, mais qui n’excluent pas une argumentation assez poussée. De longs passages ressemblent à des démonstrations théoriques, très bien argumentées, l’auteure illustrant son point de vue par des exemples.
Dans ses textes argumentatifs, Malwida von Meysenbug fait toujours figure d’ardente avocate du progrès, mettant en avant l’idée d’un progrès organique où développement intellectuel, liberté, égalité et prospérité économique progressent de front. Elle est ainsi proche de l’idéal des Saint-Simoniens ou de celui de l’économiste Friedrich List, le grand théoricien et initiateur du Zollverein, l’union douanière allemande réalisée en 1834, et le promoteur de la construction des chemins de fer pour unifier le territoire allemand. Toute son action tend à la réalisation de cet idéal de progrès : « Dans le monde tel qu’il est aujourd’hui, il ne suffit pas de ressentir et d’aimer, il faut surtout penser et agir, et gaspiller toute force pouvant servir à la grande œuvre de notre vie, c’est pécher contre la loi du progrès. »10
La notion de progrès social est aussi au cœur de ses préoccupations concernant les femmes. Le féminisme de Malwida von Meysenbug s’inscrit ainsi dans la mouvance du courant modéré du féminisme allemand dit ‘bourgeois’, majoritaire en Allemagne jusque dans les années 1900, pour lequel l’émancipation des femmes doit passer par la nécessaire éducation du peuple et le progrès socio-économique et qui s’oppose à un courant plus radical, réclamant par exemple sur-le-champ des droits civiques et politiques pour les femmes comme le mouvement des suffragettes en Angleterre ou aux Etats-Unis. Malwida von Meysenbug n’a ici rien d’une militante engagée concrètement dans une association féministe, son engagement est plutôt d’ordre philosophique. Elle prône l’autonomie et la réalisation pleine et entière de tout individu – homme ou femme – qui doit pouvoir jouir de la liberté d’être ce qu’il a envie d’être ou de devenir : « La liberté des convictions individuelles et une vie en conformité avec ces convictions – c’est le premier des droits et le premier des devoirs d’un individu. »11
Lorsque l’auteure devient plus riche d’expériences, la pensée plus sûre d’elle-même et plus concise, notamment dans la suite des mémoires publiée en 1898, le style devient aphoristique. Le dernier ouvrage est rempli de courtes sentences, dans lesquelles Malwida von Meysenbug délivre à ses lecteurs des bribes de sa sagesse ultime : « La nature est sans pitié ; la pitié représente d’autant plus ce qu’il y a de véritablement éthique, le conscient opposé à l’inconscient »12 ou « sans la jouissance de l’idéal, qui nous éloigne de l’animal, du hasard aveugle et du simple principe d’utilité, la vie est d’une grande vulgarité »13. L’éthique est sa préoccupation essentielle ; elle en fait le ressort de la vie humaine et le devoir de tout homme et ne peut qu’admirer le génie artistique qui la rend sensible pour le commun des mortels :
La plupart des gens demandent simplement à une œuvre d’art qu’elle ait un effet agréable sur leurs sens. Mais il me semble que la grande, l’authentique œuvre d’art doit surtout produire un effet éthique, nous permettre de nous dépasser et nous idéaliser, comme nous le réclamions autrefois de la religion. L’essence du génie consiste à fondre le contenu éthique dans la forme esthétique, naturellement inconsciemment, il ne peut faire autrement, il le doit.14
4.5. Les œuvres de fiction
L’évolution logique de ce rodage patient de l’écriture chez Malwida von Meysenbug est la publication d’œuvres de fiction. C’est à la suite du succès des Mémoires d’une idéaliste dans les années 1880 que la carrière de Malwida von Meysenbug s’épanouit. Elle publie un recueil de nouvelles en 1885, dont la plupart sont dédiées à l’illustration de ses idées. Ainsi, la nouvelle Inaccompli (Unerfüllt) met en scène le destin d’Amalie, une jeune femme exerçant le métier d’institutrice dans le nord de l’Allemagne, mais rêvant de se cultiver et de voyager en Italie, et qui finira par mourir de chagrin, délaissée par le baron dont elle était tombée amoureuse et ne pouvant réaliser ses rêves – une vie faite de renoncements, prétexte à illustrer le manque d’accomplissement personnel dont souffrent encore tant de femmes du XIXe siècle. Une autre nouvelle publiée la même année, Trop tard (Zu spät), permet à son auteure de développer ses théories sur l’éducation en montrant au travers de la vie d’un jeune Russe l’échec d’une éducation trop centrée sur l’amour et ne tenant aucun compte des réalités sociales. Les intrigues sont insipides, le style très sentimental, les visées moralisatrices du récit par trop visibles. Il en va de même du gros roman Phädra publié en 1885 et dont l’épigraphe, une citation du philosophe et écrivain suisse romand Henri-Frédéric Amiel extraite des Fragments d’un journal intime parus en 1884, annonce clairement la portée didactique et moralisatrice du roman :
Ce qui est menacé aujourd’hui, c’est la liberté morale, c’est la conscience, c’est la noblesse même de l’homme, c’est le respect de l’âme. Défendre l’âme, ses intérêts, ses droits, sa dignité, c’est le devoir le plus pressant pour quiconque voit le danger ; défendre l’humanité dans l’homme, c’est ce que doivent faire l’écrivain, le pasteur, l’instituteur, le philosophe. L’homme, l’homme vrai, l’homme idéal, telle doit être leur devise, leur cri de ralliement. Guerre à ce qui l’avilit, le diminue, l’entrave, le dénature ; protection à ce qui le fortifie, l’ennoblit, l’élève. (Meysenbug 1885a : 1)
De fait, Malwida von Meysenbug aborde dans son roman, tout en racontant la vie du jeune Philipp à la fin du Second Empire, de grandes questions morales, sociales et politiques comme le sort des enfants illégitimes – Philipp, élevé par un père adoptif menuisier, est le fils naturel d’un aristocrate français et d’une jeune paysanne –, le milieu ouvrier, le sens du mouvement socialiste et du projet révolutionnaire à la lumière de l’événement historique qu’a représenté la Commune de Paris. La Commune apparaît dans le roman comme une guerre civile sanguinaire pervertissant les idéaux socialistes et révolutionnaires, et l’avenir repose sur l’engagement de jeunes gens comme Philipp, qui, après la perversion représentée par un amour incestueux pour sa belle-mère aristocrate (la Phèdre du titre du roman), devient un homme vertueux, responsable et humaniste, enrichi par ses voyages en Angleterre, en Grèce et jusqu’en Inde, et partisan d’une régénération de la civilisation européenne. Philippe se veut « poète et artiste »15, appelé à proclamer un nouvel Évangile dans une société idéale. Ce roman touffu ne présente assurément pas de grandes qualités littéraires, mais il constitue un témoignage important de l’engagement de l’auteure dans son siècle et contribue à retracer l’histoire sociale et culturelle des femmes.
5. Le sens de l’idéalisme de Malwida von Meysenbug
La vie personnelle de Malwida von Meysenbug représente ainsi un modèle d’émancipation féminine dans la seconde moitié du XIXe siècle – ce dont elle avait elle-même conscience, comme en témoignent ses mémoires. Son engagement en faveur des femmes, et au-delà de l’être humain en général, est aussi caractéristique des modes d’action dont disposaient les femmes cultivées à cette époque, « circulations et interactions », fondées essentiellement sur la mobilité géographique (les femmes des classes aisées de la société voyageaient), l’élargissement des modes de sociabilité (du salon privé aux cercles littéraires et artistiques, voire politiques), une prise de parole de plus en plus publique, l’écriture et la pédagogie. Malwida von Meysenbug participe non seulement à la circulation des idées, mais aussi à leur émergence et à leur compréhension. Elle n’est pas une simple ‘passeuse’, mais aussi, pourrait-on dire, une ‘accoucheuse’, exerçant une véritable fonction maïeutique auprès de grands intellectuels contemporains. D’observatrice, elle devient peu à peu créatrice, forgeant progressivement son propre idéal humaniste.
Au temps du Vormärz, être une « idéaliste » a signifié pour Malwida von Meysenbug s’engager en faveur des idées nouvelles qui s’opposaient au monde ancien, défendre la démocratie et le féminisme. A partir de la fin des années 1860, son idéalisme revêt un sens nouveau : il s’agit pour elle de soutenir le projet du national-libéralisme prônant l'auto-détermination du peuple allemand pour conduire à son unité et au développement d’une grande nation allemande. Pourtant, c’est au nom de ce même idéalisme que Malwida von Meysenbug s’oppose ensuite aux excès de la Realpolitik de Bismarck (sa politique étrangère fondée uniquement sur le calcul des forces et l'intérêt national), au naturalisme d’un Zola en littérature (Malwida refuse catégoriquement le déterminisme) et au tournant réaliste pris par certains courants de la philosophie contemporaine, par exemple lorsque Nietzsche entreprend la critique des idéaux culturels et de la morale sous l’influence de Paul Rée. Toute négation des idéaux lui est insupportable. Le propre de l’homme est à ses yeux de tendre vers un idéal, l’idéal suprême étant la réalisation de son humanité. Mais cela ne signifie aucunement que Malwida von Meysenbug tourne le dos aux réalités concrètes de son temps :
Oui, je suis une idéaliste, répondis-je un jour à mes amis qui me nommaient ainsi en me raillant doucement ; mais savez-vous ce que cela veut dire ? Cela signifie : ne pas émettre des idées abstraites, mais les réaliser et ainsi être pratique au sens le plus élevé du mot, à l’opposé de ces autres hommes, appelés à tort hommes pratiques qui, eux, marchent à côté des idées et n’en font que des ornements ou des jouets. En apparence, ils ont en général raison, mais le monde des idéalistes n’en est pas moins réel et même d’une réalité supérieure. (Le Rider 2005 : 15)
L’œuvre et la destinée de Malwida von Meysenbug, inscrites dans quatre aires culturelles différentes, allemande, anglaise, italienne et française, sont ainsi incontestablement « un lieu de mémoire essentiel » (Le Rider 2005 : 16) pour l’histoire culturelle européenne. Témoin des cloisonnements et des affrontements générés par le nationalisme, Malwida von Meysenbug n’a de cesse de les dépasser, de lutter pour l’harmonie des peuples et des cultures et de poser les fondements d’une nouvelle Europe humaniste.