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  • The Expressing Feelings in Women's Poetry

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Sappho jouant de la harpe

Sappho jouant de la harpe

Enluminure de Robinet Testard tirée du manuscrit : Boccace, Des cleres et nobles femmes (traduction française anonyme, 1488-1496)

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France. Département des manuscrits. Français 599.

Sommaire

Introduction de Sylvie Marchenoir et Ambra Zorat

1. Entre ombre et lumière (XVIe-XIXe siècles)

1.1. Amour mystique et amour profane de la Renaissance aux Lumières

Marie-Laurentine CAËTANO : « ‘Quel sentiment as tu, ô mon ame […] ?’ L’expression des sentiments dans les Œuvres chrétiennes de Gabrielle de Coignard (1594) »

Béatrice ALONSO : « Louise Labé Lyonnaise, une revendication féministe plutôt que féminine ? L’exemple du sonnet II »

Beatriz ONANDIA : « Devenir une poétesse dans l’Espagne des Lumières : Maria Gertrudis Hore (1742-1801) et ses odes à l’amour »

1.2. Carrière et sentiment au XIXe siècle

Sylvie MARCHENOIR : « Le florilège des sentiments à l’époque romantique dans la poésie féminine allemande : Karoline von Günderrode (1780-1806) et Louise Brachmann (1777-1822) »

Claudine GIACCHETTI : « La carrière poétique de Delphine de Girardin : sentiment de l’échec et échec du sentiment »

2. Affirmation de soi, mémoire collective et monde pluriel (XXe-XXIe siècles)

2.1. Femmes et tradition

Cécile IGLESIAS : « Des cantigas de amigo médiévales aux Décimas y canciones de Violeta Parra : chants d’amour et de désamour au féminin ? »

Hanane BOUTENBAT : « ‘I can see chinks of light: of a new life. Will there be pain?’ : quête de la vérité absolue dans la poésie de Sylvia Plath »

2.2. Face à la guerre et à l’histoire

Lucie BERTRAND-LUTHEREAU : « Le bouleversement des genres dans la poésie de Charlotte Delbo »

Hend EL RAMMOUZ : « La poésie de Nadia Tuéni (1935-1983) : essence du monde extérieur »

Pierre EYENGA ONANA : « Invente-moi et paroles intimes de Stella Engama ou la stylisation d’un sentiment de ‘mal-être oxymore’ »

2.3. À la croisée des langues, des formes ou des cultures

Annalisa COMES : « Expression, langue et rythme des sentiments dans le poème Le Gars de Marina Tsvetaeva »

Rosalia GAMBATESA : « Drame des sentiments et drame des molécules dans Tre risvegli de Patrizia Cavalli »

Christelle SERÉE-CHAUSSINAND : « Blessures et sentiments : les poèmes de Sinéad Morrissey »

Introduction

Le présent volume rassemble des contributions issues de deux journées d’étude qui ont eu lieu à l’Université de Bourgogne Franche-Comté à Dijon les 31 mars et 1er avril 2016 sur la thématique « L’expression des sentiments dans la poésie féminine » avec le soutien de l’Association Française des Femmes Diplômées des Universités (AFFDU). Les réflexions menées s’inscrivaient dans le cadre des recherches de l’axe « Intime » du Centre Interlangues – Texte, Image, Langage (EA 4182), et notamment de ses travaux visant à explorer le lien entre intime et contrainte.

Les sentiments sont en effet des états affectifs, plus durables que les émotions – même si la distinction peut parfois être floue –, qui appartiennent à la sphère intime et relèvent de la capacité de chaque individu d’investir affectivement son rapport au monde extérieur. L’expression des sentiments est le fruit d’une négociation continuelle : un individu exprime ou au contraire cache ses sentiments en fonction des circonstances. Les modes d’expression des sentiments dépendent des individus mais également des contextes culturels et sociaux. Il existe une palette assez vaste d’états affectifs comprenant des réactions négatives voire agressives comme la colère, la haine, la rancune et le mépris, des sentiments de mal-être et de douleur comme le deuil, la culpabilité et la solitude ou encore des états positifs comme l’amitié et l’amour, y compris de Dieu (Cosnier 2015, notamment l’introduction : 3-16).

Dans le champ littéraire, la poésie, notamment la poésie lyrique, se charge souvent de manifester les sentiments. Ce n’est pas un hasard si, parmi les six fonctions du langage que distingue Roman Jakobson, il appelle « émotive » ou « expressive » la fonction relative à l’émetteur, en déclarant notamment que cette fonction serait dominante dans la poésie lyrique (Jakobson 1963 : 219). Bien que la catégorie du lyrisme soit complexe, on peut constater – sans s’aventurer dans des définitions théoriques ardues – qu’elle a souvent été associée par les critiques à la centralité du sujet et de ses états d’âme. Par ailleurs, il n’est pas anodin de remarquer qu’en poésie les sentiments sont paradoxalement exprimés dans des formes hautement codifiées.

Il nous a ainsi semblé intéressant d’explorer les liens entre expression d’un état intime et formes linguistiques contraignantes en faisant référence aux textes de femmes. Le féminin, dans l’histoire culturelle occidentale, a souvent été associé aux sentiments et plus généralement à la sphère irrationnelle en opposition à la raison et à la maîtrise de soi souvent rattachées au masculin. Il n’est pas rare par exemple que face à des vers écrits par des femmes et saisissants par leur contenu et leur perfection formelle les critiques, souvent masculins, utilisent l’adjectif « viril » pour souligner la qualité des textes. Certaines poétesses refusent quant à elles l’adjectif « féminin » jugé péjoratif car il indique implicitement des vers mièvres ou formellement imparfaits. En dénonçant les risques de marginalisation liés à une approche genrée, elles semblent partager l’avis de Simone de Beauvoir, icône du féminisme égalitaire, qui exprimait ainsi son rejet d’une littérature sexuée : « Quand j’ai commencé à écrire, nombreuses étaient les auteurs féminins qui refusaient d’être classées précisément dans cette catégorie. […] Nous rejetions la notion de littérature féminine parce que nous voulions parler à égalité avec les hommes de l’univers tout entier. […] De même aujourd’hui, l’écriture au féminin n’atteint qu’un petit cercle d’initiées. Elle me paraît élitiste, destinée à satisfaire le narcissisme de l’auteur et non à établir une communication avec autrui. » (Beauvoir 1976 : 12) Au contraire, d’autres poétesses ont identifié dans l’expression de soi, même au détriment du travail formel, une spécificité féminine positive. Leur position s’inscrit alors dans le sillage du mouvement féministe essentialiste des années 1970, marqué entre autres par la publication de l’ouvrage programmatique d’Hélène Cixous, Madeleine Gagnon et Annie Leclerc intitulé La Venue à l’écriture (1977). Hélène Cixous définissait dès 1975 les caractéristiques de l’écriture féminine dans son texte fondateur « Le rire de la Méduse », véritable manifeste invitant les femmes à libérer leur énergie et à dépasser les frontières du genre : « S’il y a un propre de la femme, c’est paradoxalement sa capacité de se dé-proprier sans calcul : corps sans fin, sans ‘bout’, sans ‘parties’ principales, si elle est un tout, c’est un tout composé de parties qui sont des touts, non pas simples objets partiels, mais ensemble mouvant et changeant […]. Sa libido est cosmique, comme son inconscient est mondial : son écriture ne peut aussi que se poursuivre, sans jamais inscrire ou discerner de contours […]. Elle seule ose et veut connaître du dedans, dont elle, l’exclue, n’a pas cessé d’entendre l’avant-langage. » (Cixous 1975 : 50) En définissant l’espace du ‘féminin’ comme celui de la mobilité et en soulignant son caractère insaisissable, le courant féministe s’inspirant d’Hélène Cixous cherche à forger une théorie de l’écriture fondée sur le corps et permettant d’écrire au ‘féminin’ (sur « Le rire de la Méduse », le contexte de sa rédaction et sa réception, cf. Reid 2015).

Peut-être existe-t-il une autre voie permettant aux poétesses de sortir de cette logique binaire – sans doute très datée – qui propose ou le rejet du féminin au nom d’une littérature neutre et universelle ou la promotion de soi en tant que femme au prix d’une rupture avec la tradition poétique masculine. En d’autres termes, comment dialoguer avec la tradition, sans nier en bloc ses formes et ses codes, mais sans non plus oublier ou renier son genre ? Certaines publications récentes, notamment le volume dirigé en 2010 par Patricia Godi-Tkatchouk et intitulé Voi(es)x de l’autre. Poètes femmes XIXe-XXIe siècles, ont étudié la situation particulière des femmes souhaitant s’affirmer dans le champ poétique à l’époque contemporaine, en mettant en lumière la spécificité de leur condition par rapport aux femmes pratiquant d’autres formes d’écriture. Mais qu’en est-il des prémices de l’écriture poétique féminine au cours des siècles passés ? Quelle place a-t-on accordée au fil du temps aux femmes dans le genre noble de la poésie, instrument par excellence de l'expression de soi ? Quelle place les femmes ont-elles revendiquée pour elles-mêmes, pour leurs œuvres et le dévoilement de leurs sentiments ?

Ces journées d’étude avaient donc pour but d’explorer de façon approfondie les liens existant entre poésie, expression des sentiments et genre féminin en privilégiant les analyses des textes poétiques, sans pour autant exclure les approches considérant les documents épistolaires – où les poétesses peuvent exprimer leur conception du travail poétique – ni faire l’impasse sur l’importance de l’étude des discours critiques sur l’expression des sentiments dans la poésie féminine. Les contributions publiées dans ce volume portent ainsi tantôt sur un corpus de textes de plusieurs poétesses, tantôt sur l’œuvre d’une seule femme, voire sur un seul poème. Les angles d’approche varient selon les corpus et les périodes envisagés, allant d’un inventaire des sentiments exprimés aux stratégies souvent mises en œuvre par les poétesses pour parvenir à l’expression de soi, en passant par l’image du féminin véhiculée par la peinture des sentiments dans les poèmes écrits par des femmes. Un regard à la fois diachronique et thématique sur cette problématique a semblé d’autant plus pertinent au moment de composer ce volume que les sentiments évoqués et surtout leurs modes d’expression ne sont pas tout à fait les mêmes suivant les époques et que les stratégies d’écriture évoluent, laissant entrevoir une image bien différente des femmes.

En vertu de la philosophie présidant aux travaux du Centre Interlangues, mais aussi parce que la thématique abordée le nécessitait, ces journées d’étude ont été caractérisées par leur ouverture au monde et le souci de mener une réflexion interculturelle. Les articles réunis dans ce volume couvrent ainsi une vaste période allant de la Renaissance à notre époque, évoquant des genres poétiques très variés, de la poésie religieuse du XVIe siècle à des poèmes contemporains caractérisés par une écriture débridée, très actuelle, en passant par le lyrisme romantique. Ils portent également sur des aires culturelles et des sphères linguistiques différentes, présentant des études d’œuvres poétiques en français (de France à différentes époques et d’autres pays francophones tels le Cameroun et le Liban), en allemand (de l’Allemagne romantique), en anglais (d’Irlande et des Etats-Unis), en espagnol (d’Espagne à diverses époques et du Chili du XXe siècle) et en italien (de l’Italie contemporaine).

La première partie du volume, intitulée « Entre ombre et lumière (XVIe-XIXe siècles) » rassemble cinq études ayant pour point commun de montrer les difficultés pour les femmes des siècles passés non seulement de s’exprimer dans le champ poétique, art noble souvent dominé par les plumes masculines, mais aussi, dans des contextes caractérisés par la présence d’un vivier considérable de poétesses, de résister à leur expulsion de la tradition littéraire (sur l’effacement du canon de voix féminines cf. Viennot 2011).

Les trois premiers articles, inclus dans le chapitre « Amour mystique et amour profane de la Renaissance aux Lumières », évoquent une longue période où les femmes expriment un sentiment dominant, celui de l’amour, qui connaît toutefois toutes les variations allant de l’amour mystique à l’amour profane. Les exemples évoqués, en France et en Espagne, montrent également qu’à cette vaste époque, dans la poésie féminine, la représentation d’une créature humble exprimant son amour de Dieu coexiste avec la revendication de l’expression d’un amour humain, individuel, aux accents parfois charnels.

L’article de Marie-Laurentine Caëtano est consacré à l’expression des sentiments dans les Œuvres chrétiennes (publiées en 1594) de Gabrielle de Coignard (1550-1586), poétesse française de la Renaissance, qui « s’inscrit pleinement dans les pratiques dévotionnelles de son époque ». Il s’agit d’une « poésie pénitentielle », proposant également des méditations sur les mystères de la vie du Christ et se livrant à une dévotion tendant vers la béatitude céleste et l’union mystique avec Dieu.

Béatrice Alonso étudie, quant à elle, un sonnet emblématique de Louise Labé (1524-1566), le sonnet II, paru en 1556. L’auteure y évoque la « dimension subversive, voire déviante », du discours tenu, qui se joue des « codes présupposés de la poésie amoureuse et des attentes du blason » pour laisser s’exprimer la passion d’un amour profane au féminin. Elle en conclut à la possibilité de lire ce sonnet comme l’une des premières expressions d’une poétique féministe. Cet article pose la question de savoir comment une femme peut écrire son amour pour un homme et s’inscrire dans une tradition lorsque cette dernière ne comprend que des modèles poétiques centrés sur un sujet poétique masculin et un objet du désir féminin. La permutation des rôles et des positions entraîne nécessairement la nécessité de lectures particulières.

Beatriz Onandia s’intéresse ensuite au devenir de la poétesse Maria Gertrudis Hore (1742-1801) dans l’Espagne des Lumières. Son article montre d’une part comment la vie et l’œuvre de cette femme d’exception ont pu constituer une invitation novatrice pour les femmes espagnoles de l’époque, à revendiquer l’affirmation de ses sentiments amoureux en tant qu’individu de sexe féminin. Mais il souligne d’autre part combien ce chemin vers l’émancipation individuelle est semé d’embûches et que le lyrisme au féminin ne peut encore pleinement s’accomplir que dans la transfiguration de l’amour divin.

Les deux articles suivants, rassemblés sous le titre « Carrière et sentiment au XIXe siècle », évoquent le grand siècle de l’éclosion de la littérature féminine en Europe et les premières velléités des écrivaines de faire carrière, y compris dans le cercle très fermé des poètes. Ces contributions montrent toutefois que carrière et expression des sentiments font encore mauvais ménage chez les poétesses et que l’affirmation de soi n’est souvent qu’un idéal vers lequel tend en vain la poésie féminine.

Sylvie Marchenoir compare les destins de deux poétesses allemandes de l’époque romantique, Karoline von Günderrode (1780-1806) et Louise Brachmann (1777-1822), qui se sont illustrées par leur souhait de conquérir le parnasse éminemment masculin de l’époque, inventant des stratégies d’écriture – allant de l’usage de pseudonymes au déguisement du « je » poétique et de ses sentiments en réponse à la contrainte sociale – pour livrer à la postérité un véritable crédo esthétique. L’auteure de l’article souligne toutefois que la société allemande de l’époque, très conservatrice et peu encline à reconnaître ni le statut de poète à ces deux femmes, ni une quelconque qualité esthétique à leur œuvre, scelle leur destinée individuelle en les condamnant au suicide.

L’article de Claudine Giacchetti revient sur cette problématique de l’échec en évoquant la carrière ratée de la poétesse française Delphine de Girardin (1804-1855), célèbre salonnière de la monarchie de Juillet, qui eut du mal à surmonter la réception critique négative de son recueil Essais poétiques (1824). L’auteure de l’article évoque « les raisons qui ont poussé cette jeune femme à l’avenir pourtant prometteur à abandonner la poésie pour le journalisme et le genre narratif après 1830 », proposant une analyse très fine de la posture girardienne, proche à bien des égards de la ‘conduite d’échec’ définie par la psychanalyse. Elle démontre toutefois comment la poétesse retourne paradoxalement une situation a priori négative et aliénante pour produire une « poétique du renoncement » conférant à son œuvre une remarquable originalité.

La seconde partie du volume, intitulée « Affirmation de soi, mémoire collective et monde pluriel (XXe-XXIe siècles)», est consacrée à une période plus proche de nous, voire immédiatement contemporaine, où les poétesses s’affirment de plus en plus en tant qu’individus, utilisant intelligemment la tradition pour à la fois s’en nourrir et s’en distancer, pour parler d’elles-mêmes, de la complexité de leurs sentiments, mais aussi de la réalité hétéroclite qui les entoure.

Les deux articles réunis sous le titre « Femmes et tradition » apportent la preuve que les efforts faits par les femmes – pour s’ancrer dans une tradition poétique leur permettant de s’exprimer librement et parallèlement de s’intégrer dans une société parfois très peu permissive où l’expression de l’individu (femme) ne va pas de soi – sont souvent les mêmes d’une sphère culturelle à l’autre.

Cécile Iglesias s’intéresse au monde hispanique dans une perspective diachronique, étudiant les liens de filiation entre les cantigas de amigo médiévales et les Décimas y canciones de Violeta Parra (1917-1967), une artiste chilienne qui a remis à l'honneur la musique populaire et traditionnelle de son pays. L’étude vise à souligner des aspects récurrents (constantes formelles et thématiques) « observables dans des compositions où une voix poétique féminine exprime ses sentiments ». Elle montre notamment comment Violeta Parra « opère des choix formels habituellement réservés aux auteurs masculins » et s’interroge ainsi sur « les rôles qu’endossent les voix poématiques féminines pour extérioriser leur moi intime ».

Hanane Boutenbat évoque, quant à elle, « la quête de la vérité absolue » de la poétesse américaine Sylvia Plath (1932-1963), dont l’œuvre témoigne de « la préoccupation permanente de la manière dont il faut habiter le monde et son intimité » et répond au défi du XXe siècle d’intégrer l’individu femme à un monde d’hommes modelé par les siècles passés tout en préservant l’authenticité de son moi et en travaillant ainsi à l’émancipation féminine. L’auteure de l’article souligne « un rapport quasi mystique à l’imagination et à la vérité » mais s’écarte de la piste récurrente de l’aliénation de soi pour interpréter l’œuvre de Sylvia Plath, refusant que la vie tragique de la poétesse, qui se suicide à l’âge de trente ans, biaise la lecture de l’œuvre.

Les trois articles suivants, figurant dans le chapitre intitulé « Face à la guerre et à l’histoire », témoignent de la nécessité pour les poétesses des XXe et XXIe siècles de réagir en tant qu’individus de sexe féminin aux événements majeurs du monde dans lequel elles vivent, de faire en quelque sorte corps avec la société de leur temps et de marquer ainsi de leur empreinte l’histoire de l’humanité au même titre que leurs homologues masculins.

Lucie Bertrand-Luthereau ressuscite l’univers poignant de la poésie concentrationnaire à travers l’exemple de la déportée française Charlotte Delbo (1913-1985), rescapée des camps nazis à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Elle montre comment cette œuvre hybride en trois volets (Auschwitz et après : I. Aucun de nous ne reviendra / II. Une connaissance inutile / III. Mesure de nos jours) et aux formes très libres, mêlant récit, poésie et théâtre, s’attaque à l’indicible, bouleversant les codes du masculin et du féminin pour inscrire hommes et femmes dans une même histoire tragique, où la détenue – rasée, maigre, déféminisée – est néanmoins femme totale, trouvant son identité dans la solidarité et dans la recherche d’une survie collective.

Hend El Rammouz s’intéresse ensuite aux ravages de la guerre du Liban dans les années 1970-1980 évoqués par la poétesse libanaise d’expression française Nadia Tuéni (1935-1983). L’objectif est de montrer que l’enracinement dans l’histoire et dans un pays en guerre débouche sur la révolte et un double combat dans « des vers libérés de toute contrainte formelle »: l’opposition au conflit armé et la défense de l’émancipation des femmes au sein d’une société patriarcale qui étouffe l’individu. Cette poésie soulève également la question du rapport entre particularité des discours sociaux et universalité des sentiments. Du recueil Archives sentimentales d’une guerre au Liban (1982) émerge en effet un moi féminin en très nette opposition au lyrisme masculin. La soif de liberté exponentielle exprimée dans les vers de la poétesse libanaise permet toutefois aussi de « libérer des attaches existentielles pour retenir le temps et transfigurer le monde » – la poétesse revisitant au féminin l’universalisme d’une poésie cosmogonique.

L’article de Pierre Eyenga Onana illustre enfin, en s’intéressant à l’œuvre de la poétesse camerounaise Stella Engama (née en 1955), le sentiment de mal-être des femmes en butte aux soubresauts d’une guerre larvée, hautement symbolique, celle de la guerre des sexes qui agite encore bien souvent le continent africain. L’auteur de cette étude montre comment le questionnement sur les rapports sociaux de sexe permet de lutter contre les stéréotypes sentimentaux et de faire émerger « une femme neuve » avide d’un bonheur sentimental reposant sur l’égalité entre les sexes.

Le dernier chapitre de la seconde partie regroupe sous l’intitulé « À la croisée des langues, des formes ou des cultures » trois contributions donnant la pleine mesure du degré d’émancipation auquel parvient souvent la poésie féminine des XXe et XXIe siècles. Cette poésie est capable de s’affranchir du carcan de la langue, de faire fi des contraintes sociales et de franchir les espaces géographiques et culturels pour mieux exprimer le point de vue des femmes et l’universalité de leurs sentiments et célébrer tout simplement l’humain, ses bonheurs et ses souffrances – une poésie exemplaire d’une affirmation de soi qui inscrit définitivement l’individu, y compris le sujet féminin, dans le champ des possibles.

Dans le premier article, Annalisa Comes s’attache à montrer comment la poétesse russe Marina Tsvetaeva (1892-1941) révolutionne l’écriture poétique au début du XXe siècle. Le poème Le Gars, demeuré inédit jusqu’en 1992, constitue en effet la transposition en français du poème Molodec qu’elle avait composé en russe en s’inspirant du conte Le Vampire d’Alexandre Afanassiev. L’auteure de l’étude évoque un « extrémisme linguistique » permettant à Marina Tsvetaeva de glorifier l’amour fou, la passion dévorante qui ne connaît pas de limites. Cette poésie à la croisée de deux langues, le français et le russe, transgresse tous les codes grammaticaux et syntaxiques et devient paradoxalement le lieu jouissif de toutes les libertés intellectuelles, sentimentales et érotiques.

Le second article, écrit par Rosalia Gambatesa, illustre la manière dont la poétesse italienne Patrizia Cavalli (née en 1947) propose dans le seul livret d’opéra qu’elle ait écrit, Tre risvegli, et publié dans le recueil de poésie Datura (2013) une écriture poétique et théâtrale à trois voix suscitant une réflexion sur le rôle de la poésie et du poète dans le monde d’aujourd’hui. Il s’agit d’un drame mettant en scène une enquête minutieuse sur les mécanismes de l’amour, sentiment qui, dans l’œuvre de Patrizia Cavalli, est empreint d’une connotation homosexuelle. « Comme dans le cadre d’un ‘théâtre scientifique’ visionnaire, la protagoniste est observée dans son dédoublement entre corps et psyché, tourmentée par une altération hormonale et un amour imaginaire ». Transgressif car non éthéré, cet amour donne forme et sens aux manifestations du corps féminin. Et seule la poésie « remet ordre et mesure dans la souffrance et le non-sens de [ces] errements sentimentaux » – une poésie qui ose désormais dire la réalité du corps et des fantasmes féminins.

L’article proposé par Christelle Serée-Chaussinand, qui vient clore ce chapitre, apporte, à travers l’étude des poèmes de la poétesse irlandaise Sinéad Morrissey (née en 1972), la preuve du bouleversement des cultures induit par le monde contemporain et de la marge de liberté qui en découle. Les poétesses du XXIe siècle s’autorisent à exprimer non pas un amour convenu, mais d’autres états affectifs comme la culpabilité, la colère, le ressentiment, ou tout autre sentiment jugé par la société comme étant agressif et peu adapté à des voix féminines. À la croisée des deux cultures irlandaise et japonaise, Sinéad Morrissey emploie systématiquement en anglais des formes indirectes ou détournées, telles qu’elles peuvent couramment être utilisées en japonais, s’attachant à des détails révélateurs bien qu’insignifiants en apparence, jouant avec la polysémie des mots ou ayant recours à la métaphore et à l’ekphrasis. Ses vers minimalistes, épurés, épousent ainsi parfaitement la forme de ses émotions, lui permettant d’atteindre un degré d’authenticité dans l’expression d’un moi féminin qui se dévoile avec hardiesse sans jamais être impudique.

Tous les articles composant ce volume sur « l’expression des sentiments dans la poésie féminine » suggèrent ainsi en filigrane que la réflexion sur le rapport entre genre féminin, expression des sentiments et formes poétiques entraîne un questionnement de type identitaire.

L’affirmation de soi au féminin par le biais de l’expression des sentiments semble passer en poésie par différentes étapes. De cette vision d’ensemble se dégagent plusieurs trajectoires : un parcours marqué par le questionnement sur les rapports entre sujet féminin et modèles poétiques, une évolution allant d’un besoin de reconnaissance sociale au dépassement du désir de légitimation extérieure, ou bien encore le cheminement de l’imitation formelle à l’indépendance et à la création originale, affranchie de toute contrainte artistique. Cette progression, certes non linéaire et souvent contrastée, a conduit à l’éclosion d’une plus grande liberté dans les choix poétiques et dans le rapport avec la tradition littéraire, désormais conçue comme tremplin vers l’expérimentation.

Il convient cependant de ne pas oublier que le canon poétique, hautement sélectif, fait preuve de conservatisme et que le talent n’est pas le seul critère décidant de la fortune d’une voix poétique. C’est pourquoi cet ouvrage nous a semblé nécessaire : proposer un parcours de lecture cohérent d’écritures féminines surgies à des époques et en des lieux différents peut en effet constituer, aujourd’hui encore, un des moyens de contribuer à affermir l’inscription de voix féminines dans l’histoire de la poésie, une façon de consolider leur place dans la poésie de demain.

Bibliographie

Beauvoir, Simone de (1976). « Préface », in : Ophir, Anne. Regards féminins. Condition féminine et création littéraire. Paris : Denoël/Gonthier, 12-14.

Cixous, Hélène (1975). « Le rire de la Méduse », in : L’Arc, n° 61, 39-54.

Cixous, Hélène / Gagnon, Madeleine / Leclerc, Annie (1977). La Venue à l’écriture. Paris : Union générale d'éditions.

Cosnier, Jacques (1994). La psychologie des émotions et des sentiments. Paris : Retz [version numérique actualisée 2015, format Kindle].

Godi-Tkatchouk, Patricia, Ed. (2010). Voi(es)x de l’autre. Poètes femmes XIXe-XXIe siècles. Clermont-Ferrand : Presses Universitaires Blaise Pascal.

Jakobson, Roman (1963). « Linguistique et poétique », in : Essais de linguistique générale. Paris : Minuit, 209-248.

Reid, Martine (2015). « Le temps du Rire de la Méduse », in : Regard, Frédéric / Reid, Martine, Eds. Le rire de la Méduse. Regards critiques. Paris : Champion, 11-22.

Viennot, Éliane (2011). « Le traitement des grandes autrices françaises dans l’histoire littéraire du XVIIIe siècle : la construction du panthéon littéraire national », in : Reid, Martine, Ed. Les Femmes dans la critique et l'histoire littéraire. Paris : Champion, 31-41.

Illustrations

  • Sappho jouant de la harpe

    Sappho jouant de la harpe

    Enluminure de Robinet Testard tirée du manuscrit : Boccace, Des cleres et nobles femmes (traduction française anonyme, 1488-1496)

    Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France. Département des manuscrits. Français 599.

Citer cet article

Référence électronique

Sylvie Marchenoir et Ambra Zoratprag, « Titre de l’article », Textes et contextes [En ligne], 13-1 | 2018, publié le 06 décembre 2018 et consulté le 21 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=1914

Auteurs

Sylvie Marchenoir

Maître de Conférences en Études germaniques, Centre Interlangues Texte, Image, Langage (TIL EA 4182), Université de Bourgogne Franche-Comté, UFR Langues et Communication, 4 Bd Gabriel, F-21000 Dijon, sylvie.marchenoir [at] u-bourgogne.fr

Articles du même auteur

Ambra Zoratprag

Études italiennes, Centre Interlangues Texte, Image, Langage (TIL EA 4182), Université de Bourgogne Franche-Comté, UFR Langues et Communication, 4 Bd Gabriel, F-21000 Dijon, ambra.zorat [at] u-bourgogne.fr

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