Prenons comme repère la distinction faite par Ferdinand de Saussure (1916) entre les termes de « diachronie » et de « synchronie » dans son cours de linguistique générale. Selon le célèbre linguiste, la synchronie correspond à l’état dans lequel se trouve une langue à un moment déterminé de son histoire, alors que la diachronie s’intéresse à l’évolution de la langue dans une perspective de profondeur historique. Avec le recul, il est possible d'affirmer que les études en anglais de spécialité ont longtemps privilégié l’approche synchronique, principalement pour des raisons pragmatiques liées aux besoins immédiats des professionnels et des futurs professionnels. Ainsi, John M. Swales a-t-il proposé une analyse des genres et tout particulièrement de l’article de recherche scientifique ; son influence a été majeure sur les chercheurs dans le cadre des études synchroniques en anglais de spécialité.
Le philosophe Karl Jaspers propose une vision de l'histoire qui peut éclairer notre propos en tant que linguistes impliqués dans la recherche en langues de spécialité : « Aucune réalité plus que l’histoire n’est essentielle pour la conscience que nous prenons de nous-mêmes. C’est elle qui nous livre l’horizon humain le plus large, elle qui nous transmet les valeurs traditionnelles capables de fonder notre vie, elle qui nous montre les normes à appliquer au présent. Elle nous affranchit de l’état de dépendance ou nous sommes sans en avoir conscience à l’égard de notre époque, et nous apprend à voir les plus hautes possibilités et les créations inoubliables de l’homme ». (1997, 101)
C’est dans ce contexte des langues de spécialité que la citation de Jaspers prend tout son sens car elle met en lumière l’intérêt d’un regard diachronique non contraint par l’état présent qui permet de sonder la profondeur historique et d’explorer la richesse linguistique et culturelle des domaines et des langue spécialisés. Récemment, Michel Van der Yeught a tenté de définir un cadre épistémologique solide en vue de l’étude des langues de spécialité. Il critique les limites de l’approche synchronique, fondée sur des besoins utilitaires présents, et met en exergue les avantages de l’étude de la dimension historique des langues de spécialité : “As far as the temporal determination is concerned, it implies that SLs, as all human phenomena, have a historical dimension. In that respect, the main drawback of needs analysis in ESP is that learners’ needs are generally today’s needs; sometimes tomorrow’s, but never yesterday’s. Thus, while ESP has a history of its own, the needs-analysis paradigm generally opens up to synchronicity” (2016, 54)1.
Il convient de préciser que, dans l’esprit de cette publication, nous entendons par diachronie, à la fois les études en diachronie courte (Dury, 2016) et les études en diachronie longue (Banks, 2008 & 2009 ; Salager-Meyer, 2010 & 2012 ; Taavitsainen & Pahta, 2011). C’est précisément David Banks (2012) qui a proposé le terme ‘Diachronic ESP’ en insistant sur son intérêt à la fois culturel et linguistique pour les chercheurs en anglais de spécialité. Il insiste à nouveau sur ces nouvelles perspectives de recherche dans un article séminal : “I would like to think that established researchers in linguistics with an interest in cultural studies, or vice-versa, will find new avenues to be explored in this field, and that novice researchers will find a research space in which to exercise their talents” (2016, 108)2.
Dès 2001, Anne Magnet a publié un article sur l’analyse diachronique d’éléments visuels dans l’article de recherché dans le domaine de la biochimie. En 2009, Jean-Louis Trouillon a proposé une caractérisation de l’anglais de l’Histoire dans les articles spécialisés. Dans le domaine de la géologie, Carmela Château (2010) a travaillé sur un corpus diachronique portant sur la dérive des continents. En 2011 Jean-Pierre Charpy a étudié l’émergence des premiers dictionnaires médicaux en langue anglaise et en 2013, l’intersection entre l’anglais médical et les romans de Tobias Smollett. Séverine Wozniak s’est concentrée sur un genre spécialisé, celui de la littérature d’alpinisme aux Etats-Unis en 2015. Suite à ces articles disséminés, la revue du GERAS, ASp a publié un numéro spécial en 2018 intitulé « Diachronie an anglais de spécialité » avec une introduction générale fort éclairante d’Anthony Saber dont voici un extrait en guise de conclusion : « En définitive, il semble que ces approches fondées sur l’histoire des phénomènes sont promises à un bel avenir en anglais de spécialité : elles permettent en effet d’établir la généalogie des ancrages théoriques, de déterminer le caractère actuel ou inactuel de termes spécialisés, de cerner leurs périodes d’apparition, de prospérité et de déclin, de dessiner la trajectoire temporelle de certains registres discursifs, et d’associer étroitement à l’analyse des phénomènes contemporains celle des chronologies, des mémoires, et des postérités ».
1. Quant à la détermination temporelle, elle sous-entend que les langues de spécialité, comme tout phénomène humain, ont une dimension historique. A cet égard, le principal inconvénient de l’analyse des besoins en anglais de spécialité est que les besoins des apprenants sont généralement ceux d’aujourd’hui, parfois ceux de demain, mais jamais ceux d’hier. Ainsi, alors que l’anglais de spécialité a sa propre histoire, le paradigme de l’analyse des besoins aboutit généralement à la synchronie.
2. J’ose espérer que des chercheurs confirmés en linguistique ayant un intérêt pour les études culturelles, ou vice-versa, trouveront de nouvelles pistes à explorer dans ce domaine, et que les jeunes chercheurs trouveront un espace dans lequel ils pourront exercer leur talent.