Introduction
L’Oltrepò pavese, la portion du Département de Pavie au sud du fleuve Po, représente l’une des principales régions viticole italiennes : le secteur vitivinicole, tire non seulement l’économie locale depuis des décennies, mais il a généré un patrimoine de ressources matérielles et immatérielles qui peuvent être utilisées aujourd’hui dans la construction du territoire contemporain. Cet article vise à reconstruire l’évolution du rapport entre le vin et le territoire de l’Oltrepò pavese depuis la fin du XIXe siècle, avec l’objective d’interpréter les actuelles stratégies de développement vitivinicole en relation à un territoire pris dans son ensemble.
Toutefois, avant d’entrer dans le vif des arguments traités, il faut définir avec précision les limites spatiales ainsi que temporels de la recherche.
D’un point de vue spatial, l’étude se focalise sur la zone de production des vins DOC, qui, aujourd’hui, comprend 42 municipalités, bien que la région historique dite « Oltrepò pavese » soit plus vaste. Pour respecter un critère de cohérence avec les thèmes traités dans l’article, les sous-régions de la plaine au nord et de la montagne au sud, qui présentent des caractéristiques territoriales et historiques différentes, ont été exclues (Massi, 1967).
La fin du XIXe siècle, point de départ de la recherche, est une période qui marque une rupture par rapport au passé, pendant laquelle émergent des transformations importantes des systèmes de vinification, voire de l’organisation socio-territoriale.
Le vin dans l’Oltrepò pavese à la fin du XIXe siècle
La viticulture dans l’Oltrepò pavese remonte au moins à l’époque étrusque ; sa présence est attestée depuis l’Antiquité et on peut suivre son évolution jusqu’à l’Epoque Moderne (Maffi, 2010). Néanmoins, la vigne atteint des dimensions propres à caractériser la région seulement dans les derniers siècles. Dans le rapport de l’enquête agricole réalisée à la fin du XIXe siècle, qui recense 15.000 hectares de vignobles et une production de 570.000 quintaux de raisin, la région est décrite comme suit :
« i circondari di Pavia e Lomellina a sinistra del Po con coltivazione irrigua, e quindi allevamento di molto bestiame, produzione di burro e formaggio, ed i circondari di Voghera e Bobbio a destra con coltivazione di asciutto, scarso bestiame e produzione di uva e vini » (Giunta per la inchiesta Agraria sulle condizioni della classe agricola, 1883, p. 42) (Les environs de Pavie et Lomellina à la gauche du fleuve Po avec des cultures irriguées et, donc, élevage de bétail, production de beurre et fromage ; les environs de Voghera et Bobbio à la droite du fleuve avec des terres sans irrigations, peu de bétail et production de raisin et vin).
Toutefois, le rapport de l’enquête agricole se situe dans un contexte temporel caractérisé par le début d’une crise, qui trouve ses origines dans des facteurs environnementaux et économiques, et qui atteindra son point culminant vingt ans plus tard au début du XXe siècle.
Les premières difficultés arrivent après la seconde moitié du XIXe siècle, lorsque l’oïdium et le mildiou font leur apparition : les deux maladies frapperont les vignobles de l’Oltrepò à plusieurs reprises1 jusqu’à la fin des années 1890.
Cependant, le véritable facteur de rupture de l’organisation territoriale sera, à la fin du siècle, le phylloxera. La maladie frappe en retard l’Oltrepò par rapport à d’autres régions italiennes, mais en quelques années, elle écrase la production locale. En 1900, les 600.000 hectolitres tirés des 20.000 hectares de vignoble de la région, subissent une baisse de 30% seulement cinq ans plus tard, mettant à genoux le secteur (Maffi, 2010).
La reprise de la production vitivinicole après la crise du phylloxera
Le phylloxera ne fut pas le seul responsable de la crise au début du XXe siècle : la production vinicole de l’Oltrepò souffre aussi des transformations économiques et sociales italiennes qui imposent à la région de se confronter à une concurrence accrue et, donc, à des dynamiques de prix inédites pour un système productif très local. Dans les premières décennies du siècle, le prix des raisins baisse considérablement ; notamment, les valeurs les plus basses s’observent pendant la période 1907-1908 (Maffi, 2010).
Le nouveau contexte économique nécessitait la mise en place d’une organisation productive différente qui permettrait de protéger les petits producteurs locaux. C’est dans cette situation que naissent les caves coopératives, qui deviendront l’un des moteurs de la viticulture de l’Oltrepò. La première surgit en 1902 à Montù Beccaria ; dans les années suivantes l’initiative est reconduite dans beaucoup d’autres municipalités limitrophes et, en 1910 elles seront déjà une dizaine à posséder de telles structures. Le cas le plus intéressant est probablement celui de la cave coopérative « La Versa » située dans la vallée éponyme. La coopérative est née en 1905 avec 22 associés ; dix ans plus tard elle comptait déjà 100 membres. La cave se spécialise dans la culture du cépage pinot noir utilisé pour la production d’un vin mousseux, qui encore aujourd’hui représente son produit typique.
Les caves jouent un rôle crucial dans le développement de la viticulture de l’Oltrepò. Elles représentent un espace de production positif liant les facteurs économiques, sociaux et culturels de la région. Il faut remarquer que les réseaux sociaux et économiques qui ont permit la naissance de cette forme de coopération ont été portés non seulement par des producteurs, mais avec l’aide aussi des banques et des entrepreneurs locaux (Zanardi, 1958 ; p. 203).
Une telle dynamique souligne une double tendance qui caractérisera la région même dans les décennies suivantes : d’un côté, une consolidation du réseau des petits producteurs locaux ; de l’autre, un processus de spécialisation visant à valoriser une approche industrielle de la viticulture. Le succès de la viticulture de l’Oltrepò pavese réside aussi dans l’équilibre que la société locale a su construire parmi ces deux tendances qui ne sont pas toujours compatibles.
Le système des petits et très petits propriétaires (souvent moins de 1 hectare de surface viticole) trouve son origine dans l’organisation territoriale qui précède l’unification, fondée sur des exploitations agricoles familiales non spécialisées. La fragmentation de la propriété foncière était déjà remarquable au début du siècle (en 1914, dans l’Oltrepò pavese il y avait 48.000 propriétaires), mais le phénomène se poursuit dans les années suivantes (55.000 propriétaires en 1928 ; 62.000 en 1949). À cet égard, après la première Guerre Mondiale, on observe la vente de plusieurs importants domaines situés dans le bas de la colline orientale (Cicognola, Broni, Santa Giulietta). Au contraire, le processus de spécialisation est plus récent, bien que ses bases remontent au début du siècle, lorsque la viticulture devient dominante dans le milieu agricole local en marginalisant les autres productions traditionnelles comme la culture fruitière ou la culture des mûriers pour favoriser l’élevage des vers à soie (Brianta, 1986).
La spécialisation s’est accompagnée d’une réduction des cépages et d’un choix pour ceux qui assuraient des productions abondantes ou plus constantes. C’est dans cette phase que les anciennes variétés seront remplacées par les quatre cépages qui, encore aujourd’hui, occupent la presque totalité des surfaces plantées en vigne : croatina, barbera, pinot et riesling. Le cas de la moradella est le plus évident : il a été un cépage symbole de la viticulture locale jusqu’à la fin du XIXe siècle, mais après les maladies et la crise viticole, il a disparu et il a été remplacé par le Barbera, d’origine piémontais et plus résistant2.
La première Guerre Mondiale provoque également des mutations intéressantes : dans la plaine padane, la période est caractérisée par des difficultés économiques que déboucheront sur les conflits sociaux de l’après-guerre. Sur les coteaux, la production a moins souffert et les conséquences du conflit furent minimisée en raison d’une augmentation des prix du vin et du fait de l’existence d’une structure foncière basée sur la petite propriété et donc moins perméable à certaines crises socio-politiques. Par conséquent, pendant les années de guerre, la région de coteaux a pu se préparer au développement futur.
En effet, les années 1920 représentent une décennie de grand essor pour la viticulture de l’Oltrepò, générée par une dynamique des prix qui restera positive jusqu’en 1929, moment du krach boursier qui aura ici aussi un impact considérable. Même les politiques agricoles visant à la promotion de la culture du blé sous le régime fasciste eurent des effets limités sur les coteaux, où les surfaces consacrées a cette culture ont augmentés jusqu’à la fin des années 1920 pour ensuite se stabiliser (Brianta, 1986).
La viticulture après la seconde Guerre Mondiale
La première moitié du XXe siècle représente le début du processus de spécialisation et d’industrialisation de la viticulture de l’Oltrepò. Néanmoins, cette évolution sera vraiment consacrée à partir des années 1950, lorsque la mécanisation de l’agriculture, déjà présente dans la plaine depuis longtemps, s’affirme aussi dans les zones montagneuses.
Davide Zanardi dans son « Monografia vitivinicola dell’Oltrepò pavese » (Monographie vitivinicole de l’Oltrepò pavese), apparue en 1958, décrit la mécanisation comme un processus déjà en marche :
« Il faticoso lavoro a mano nelle nostre colline ha ceduto ormai al dominio della macchina: i costi minori, la regolarità del trattamento, il minor tempo da impiegare, la ridotta fatica vedono nei filari i piccoli trattori con aratri e fresatrici, i verricelli azionanti aratrini, i motoaratori, le erpicatrici, i rotovators per le opere varie al terreno, ed altri apparecchi meccanici semoventi per la polverizzazione e l’irrorazione delle viti » (Zanardi, 1958; p. 172). (Sur nos collines, le travail manuel fatigant a désormais cédé sa place aux machines : la diminution des dépenses, la constance des traitements, les opérations plus rapides sont visibles parmi les rangées des vignes à travers les petits tracteurs avec charrues et machines à fraiser, les treuils, les machines pour le hersage, les motoculteurs et les autres appareils pour la pulvérisation sur la vigne).
La mécanisation a comporté, dans plusieurs cas, des mutations radicales des techniques de culture et, par conséquent, du paysage agricole. Le choix de planter les vignes dans le sens de la pente « maximale » des versants (« a rittochino » en italien), au lieu d’un aménagement qui suive les courbes de niveau (« girapoggio ») a été pris en vertu des exigences des machines. Cette transformation a eu aussi des conséquences sur le territoire, exposant les terres à une augmentation de l’érosion, voire aux risques de dégradation hydrogéologique (Maffi, 2010).
La mécanisation, ici comme ailleurs, a évidemment favorisé les grandes propriétés, en contribuant à renverser la tendance au morcellement de la propriété foncière qui s’observait au début du siècle. En 1970, dans la zone DOC (AOP), il y avait encore 10.000 entreprises vitivinicoles, mais dans les décennies suivantes elles ont diminué à un rythme de 2.000 par décennie pour atteindre un chiffre de 2.327 lors du dernier recensement agricole. Si on considère que la surface en vigne est demeurée relativement stable autour de 13.000 hectares, on constate que la surface moyenne de chaque entreprise a augmenté considérablement : elle passe de 1 hectare environ dans les années 1970 à plus que 5,5 hectares selon les résultats du recensement de 2010.
La concentration de la propriété et le déclin parallèle des petites structures paysannes accompagnent des dynamiques démographiques qui, dans la seconde moitié du XXe siècle, voient une dépopulation des zones montagneuses au bénéfice de la plaine. Ce sont les décennies de l’industrialisation, pendant lesquelles l’agriculture devient pour certains une activité secondaire ou additionnelle au travail dans les usines et qui, pour est carrément abandonnée. La population des régions de montagne de l’Oltrepò augmente jusque dans les années 1920, se stabilise ensuite autour de 75.000 habitants durant les deux décennies suivantes, mais, ensuite, entame un déclin rapide (Massi, 1967).
Le phénomène est plus évident dans les zones montagneuses où le déclin démographique s’accompagne d’une crise des structures économiques et sociales. Le coteau, au contraire, à coté de la baisse de population, observe un accroissement des productions vinicoles : si la production de raisin touchait 100.000 tonnes à la moitié des années 1930, vingt ans plus tard, au début des années 1950, elle dépassait 130.000 tonnes (Zanardi, 1958 ; pp. 61-62).
Durant cette période se pose quand même le problème de qualifier la production face à un marché plus compétitif. En 1961, surgit le « Consorzio di Tutela dei vini tipici e pregiati dell’Oltrepò pavese » (Groupement de production des vins typiques et célèbres de l’Oltrepò pavese) qui jouera un rôle clé dans le processus d’obtention de la Denominazione di Origine Controllata (Appellation d’Origine Protégée) pour les vins de la région.
La loi italienne relative à l’institution de la qualification DOC a été promulguée en 1963, mais il faudra attendre 1970 pour voir naitre l’officialisation de la qualification DOC « Oltrepò pavese ». Dorénavant la production de vin se stabilise du point de vue de la quantité afin de favoriser l’amélioration qualitative des produits3.
Une nouvelle phase de la viticulture de l’Oltrepò s’ouvre, certes, avec l’acquisition de l’appellation DOC, mais aussi en raison du changement des modes de consommations des vins en Italie.
Les problèmes actuels et les réponses apportées
Le domaine vitivinicole italien est exposé à des pressions croissantes parmi lesquelles émergent deux facteurs en particulier.
La première difficulté réside dans la forte diminution de la consommation du vin au niveau nationale : dans les derniers quarante ans on enregistre des pertes de 60%. Au début des années 1970 la consommation annuelle de vin par habitant était d’environ 120 litres ; aujourd’hui elle n’arrive pas à 40. D’autre part, la consommation de vin connait une augmentation dans d’autres pays comme les États-Unis, actuellement le deuxième consommateur mondiale après la France ; l’Allemagne, sur le point de dépasser l’Italie comme troisième consommateur mondiale ; la Chine (OIV, 2013).
Le second problème de fond concerne l’accroissement de la concurrence internationale. Encore récemment, la production de vin ne se concentrait que dans très peu de pays ; tandis qu’à présent les vins américains du Nord et du Sud, de l’Afrique du Sud et de l’Australie, sont toujours plus diffusés sur les marchés.
La réponse apportée par les régions traditionnelles de production a été dirigée dans le sens d’une amélioration qualitative des vins et d’une valorisation de leur ancrage territorial, en tentant ainsi d’augmenter la valeur des exportations vers les nouveaux marchés. En observant les données sur les exportations italiennes des cinq dernières années, on remarque que face à une stabilité des volumes commercialisés, qui avoisinent à 14 millions d’hectolitres, la valeur économique des exportations est augmentée d’environ 35%, de 2,7 à 3,6 milliards d’euros (Assoenologi, 2013).
Cependant, dans le cas de l’Oltrepò, cette stratégie a été freinée par plusieurs facteurs : d’une côté, la zone est reconnue comme une région viticole « historique », néanmoins elle n’est pas clairement associée à un vin typique, sauf récemment le Bonarda, mais seulement partiellement ; de l’autre, il faut noter l’embarras des producteurs de l’Oltrepò à accéder aux marchés internationaux en raison des dimensions limitées des entreprises, voire des réseaux commerciaux de référence.
Les caves coopératives, qui ont représenté l’épine dorsale du développement de la viticulture dans la région, dévoilent à présent des faiblesses ; le rapport d’accréditement du « Distretto agroalimentare di qualità del vino dell’Oltrepò pavese » (District agro-alimentaire de qualité du vin de l’Oltrepò pavese), on y reviendra plus tard, cite, parmi les défauts du système productif la « presenza di Cooperative non di rado caratterizzate da modesto orientamento manageriale in relazione alla differenziazione di prodotto e alla commercializzazione dei vini » (DAVOP, 2011 ; pp. 38-39) (la présence de caves coopératives très souvent caractérisées par des compétences de gestion modestes pour ce qui concerne la différenciation et la commercialisation des vins).
Face à cette situation complexe, les viticulteurs ont produit trois typologies de réponse : la promotion d’une production toujours plus spécialisée ; des formes innovantes de conduite agricole ; l’institution du district agricole de qualité.
Spécialisation et concentration
Un premier ensemble de transformations concerne la spécialisation de la production. Nous avons déjà indiqué précédemment le long processus qui a mené à la réduction des entreprises et à l’augmentation des surfaces moyennes disponibles pour chaque exploitation viticole. Toutefois, la dimension moyenne demeure encore plutôt limitée si on la compare à d’autres régions italiennes. D’ailleurs, on ne peut pas négliger les actions en cours dans ce sens.
D’abord, on observe la pénétration dans la région de quelque grandes entreprises non locales. L’exemple le plus important à cet égard est l’achat du domaine « Il Bosco » situé à Zenevredo dans l’Est de l’Oltrepò pavese par le group Zonin. Le domaine, qui s’étendait sur 30 hectares au moment de l’achat en 1987, compte aujourd’hui plus de 150 hectares de surface en vigne consacrées à la production de pinot noir, bonarda et barbera (800.000 bouteilles).
L’évolution des caves coopératives de l’Oltrepò constitue un autre exemple de concentration productive. Dans la première moitié du siècle leur nombre dépassait la dizaine, mais présentement il n’en reste que quatre : Torrevilla (née en 1970 issue de la fusion des caves de Torrazza Coste et Codevilla) ; Terre di Oltrepò (née en 2008 issue de la fusion des caves coopératives de Broni et Casteggio) ; Canneto (fondée en 1906) et, enfin, la cave « La Versa ». La cave Terre di Oltrepò est aujourd’hui la plus importante : elle est forte de 900 associés et vendange plus de 500.000 quintaux de raisin, une chiffre que avoisine le 40% de la production totale de l’Oltrepò.
Les caves coopératives font évidemment partie d’un patrimoine de relations sociales et économiques qui s’est implanté depuis des siècles et qui constitue la base du développement viticole de la région. La réduction du nombre des caves permit à ceux qui ont survécu d’atteindre une taille suffisante et à se positionner sur des marchés plus vastes ; toutefois, elle est aussi le signal d’une crise potentielle d’un système économique et territorial qui perd en diversité en devenant plus fragile.
La spécialisation se répercute aussi sur les cépages cultivés. Dans les dernières décennies, on observe dans l’Oltrepò une tendance à la concentration : croatina, barbera, pinot noir et riesling assurent plus de 80% de la production. Depuis les années 1990, au sein de ce processus, les surfaces consacrées à la croatina et au pinot noir augmentent au détriment d’autres : les deux cépages composaient 44% de la production en 1990, tandis qu’ils avoisinent les 60% aujourd’hui (Maffi, 2010).
Il faut également mentionner qu’en 2010, cinq types de vin ont abandonné l’appellation DOC « Oltrepò pavese » pour obtenir une appellation spécifique. Ce sont : Bonarda, Buttafuoco, Pinot Grigio, Pinot Nero vinificato in rosso, Sangue di Giuda. Toujours en 2010, apparaîtra aussi la nouvelle appellation « Casteggio ».
Innovation
Un second groupe de réponses à la crise de la viticulture concerne la sphère de l’agriculture que nous pouvons définir comme « innovante » : productions biologiques ; réseaux locaux, multifonctionnalité. Dans ce domaine, la situation de l’Oltrepò est plutôt fragmentée. Observer comment ces activités sont distribuées à l’échelle départementale peut être utile pour saisir certaines de ses caractéristiques.
Les données concernant l’agriculture biologique dans son ensemble montrent une tendance particulière : d’un côté, la diffusion du biologique correspond en partie à la zone DOC ; de l’autre, on constate que la zone où les cultures bio sont plus fréquentes réside dans la plaine occidentale, dans laquelle est prépondérant la culture du riz, un produit qui semble bénéficier économiquement plus que les autres des modes de conduite biologiques.
Lorsqu’on examine de façon plus détaillée les données concernant la production bio dans le domaine viticole on aperçoit d’autres phénomènes. D’abord, on constate que leur nombre est encore plutôt contenu. Sauf pour les cas de Borgo Priolo (14 exploitations viticoles biologiques), Montalto pavese (6) et Santa Giulietta (8), dans les autres municipalités, le nombre des entreprises bio est toujours inférieure à cinq avec une moyenne communale de 2,4 exploitations bio par municipalité (ISTAT, 2010). Pour ce qui concerne les surfaces, l’espace consacré à la viticulture bio atteint 534 hectares, soit le 4,1% de la surface plantée en vigne. C’est une des données les plus basses de la moyenne italienne (7,3%), voire de la moyenne de l’Union Européenne (6,6%) (IFOAM, 2013).
La production biologique est donc en marche, même dans l’Oltrepò pavese, mais elle semble en retard par rapport à d’autres régions italiennes ; un signal qu’ici, la viticulture traditionnelle montre plus de résistance.
D’autres transformations récentes de l’agriculture italienne touchent au développement de nouvelles relations parmi producteurs et les marchés locaux. Depuis les dix dernières années ce domaine connaît un grand essor que vise à rapprocher le consommateur du producteur : vente directe, groupes d’achats collectifs, marchés paysans sont des exemples des stratégies qui soulignent la valeur des réseaux économiques locaux.
Dans le département de Pavie, les données montrent que la plupart des exploitations agricoles qui pratiquent la vente directe se situent dans la zone DOC « Oltrepò pavese ». En effet, les exploitations céréalières de la plaine sont plus axée sur les réseaux commerciaux de long distance, même si elle cultivent des produits bio comme c’est le cas de la plaine occidentale.
Dans l’Oltrepò, la commercialisation du vin suit une structure bidirectionnelle. Les circuits de distribution montrent que la plupart du vin (74%) est commercialisée par de gros structures privées ou coopératives qui s’adressent, soit au marché étranger, soit à la grande distribution. Cependant, à côté de cela émerge un système de caves privées qui contrôle un quart des ventes en s’adressant en particulier aux secteurs de l’hôtellerie et de la restauration (60%) et au consommateur individuel (20%) (DAVOP, 2011).
Cette dernière forme de commercialisation directe paraît plutôt conventionnelle en remontant à la pratique traditionnelle des caves qui vendent leur vin sur place. En réalité, des réseaux commerciaux ancrés dans la société locale qui visent à structurer leur marché ne sont pas encore assez développés. Par exemple, dans la région DOC « Oltrepò » un seul groupe d’achat solidaire est actuellement actif ; il a été institué à Montù Beccaria.
Récemment, le choix de réaliser à Broni une œnothèque régionale, plus tard transformée en Œnothèque de l’Oltrepò, suit la même logique qui vise à créer des vitrines4 vers l’extérieur pour la production vinicole de l’Oltrepò, à travers une stratégie de marketing en lieu et place d’une promotion des marchés locaux.
Le cas de l’œnothèque de Broni touche à un autre facteur de relance pour la viticulture : le lien avec le tourisme. L’orientation vers le tourisme peu constituer un indicateur fiable pour identifier la diffusion de stratégies innovantes en agriculture dirigée vers la multifonctionnalité.
Le lien entre le tourisme, la viticulture et le marketing territorial est souligné aussi dans le rapport qui accompagne la requête d’accréditement au « Distretto agroalimentare di qualità del vino dell’Oltrepò pavese » :
« A livello locale, la priorità principale riguarda il rafforzamento della filiera prodotti-turismo, in modo da sostenere, all’interno del territorio pavese, la domanda di vino, sia da parte del turista sia dei locali operatori Ho.Re.Ca, da ottenere operando lungo la direttrice della predisposizione di progetti di marketing territoriale relativi ai prodotti agroalimentari e all’enogastronomia, entro cui vengono a collocarsi, quali elementi di contesto, per molti aspetti decisivi, l’Enoteca Regionale (nella sua valenza provinciale) e la formazione di operatori aziendali e professionali ». (La priorité au niveau locale concerne le renforcement de la filière produits-tourisme, une manière de supporter la demande de vin soit des touristes, soit des opérateurs HoReCa (CHR en français). Pour atteindre cet objectif il faut mettre en oeuvre des projets de marketing territoriale liés aux produits agro-alimentaires et à l’œno-gastronomie. L’Œnothèque Régionale (dans son acception départementale) et la formation d’operateurs professionnels représentent des aspects décisifs de ces projets) (DAVOP, 2011, p. 44).
Les données fournis par le dernier recensement agricole permettent de supporter la diffusion départementale des structures liée au tourisme rural : l’activité est bien développée dans l’Oltrepò, quoique le tourisme rural se trouve plus diffusé dans la zone plus en amont par rapport à la région viticole, en raison d’un milieu naturel plus riche5.
D’une façon générale, les pratiques innovantes en agriculture dans la zone DOC sont plutôt répandues, mais elles n’émergent pas comme des véritables alternatives à la viticulture traditionnelle. Elles se situent de préférence comme des stratégies complémentaires afin de renforcer les pratiques conventionnelles de production et commercialisation du vin.
Il “distretto agroalimentare di qualità” (District agro-alimentaire de qualité)
La troisième réponse apportée aux problèmes de la viticulture concerne la tentative de certains viticulteurs d’établir un « Distretto agroalimentare di qualità del vino dell’Oltrepò pavese – Bonarda e Pinot dell’Oltrepò » (District agroalimentaire de qualité du vin de l’Oltrepò pavese – Bonarda et Pinot de l’Oltrepò) reconnu par la région Lombardie.
Les districts productifs sont nés en Lombardie en vertu de la loi régionale 1-2007, intitulée « Strumenti di competitività per le imprese e per il territorio della Lombardia » (Instruments de compétitivité pour les entreprises et le territoire de Lombardie) ; Ils seront ensuite réglementés par des délibérations variées6. De l’avis de la Région, les districts doivent représenter des associations d’entreprises sur des bases thématiques afin de réaliser des économies d’échelle ou organisationnelles7. Les districts agricoles naissent d’abord comme des instruments pour la compétitivité dans un cadre normatif plus vaste qui considère le réseau local comme un facteur de relance de la production sur la base régionale.
L’approche économico-fonctionnel de la région Lombardie par rapport à cet instrument a déterminé la présence de districts agricoles très diversifiés même pour ce qui concerne les stratégies productives8. Dans l’ensemble, émerge une approche axée principalement sur les aspect économiques, tandis que d’autres thématiques (environnementales, territoriales, sociales, culturelles), qui pourraient également être intéressées par des logiques de développement locale, sont assignées à d’autres formes de planification.
La Région distingue trois modèles de districts agricoles : rural, de filière, d’agriculture de qualité. Les viticulteurs de l’Oltrepò ont choisi cette dernière typologie, qui dans les documentes régionaux a été ainsi décrite :
« Si definiscono distretti agroalimentari di qualità i sistemi produttivi locali, anche a carattere interregionale, caratterizzati da significativa presenza economica e da interrelazione e interdipendenza produttiva delle imprese agricole e agroalimentari, nonché da una o più produzioni certificate e tutelate ai sensi della vigente normativa comunitaria o nazionale, oppure da produzioni tradizionali o tipiche. » (Les districts agroalimentaires de qualité sont des systèmes productives locaux, voire interrégionaux, caractérisés par une significative présence économique et par une interrelation productive entre les entreprises agricoles et agroalimentaires, ainsi que par une ou plusieurs productions certifiées et protégées conformément à la législation en vigueur, ou par des productions traditionnelles ou typiques.)
Le rapport pour l’accréditation réitère à plusieurs reprises la nécessité d’établir un lien entre les dimensions économiques et territoriales ; toutefois, dans ce document aussi, l’approche semble axé principalement sur l’amélioration de la compétitivité, tel que rappelé lors de la présentation des résultats attendus. « L’impellente necessità di espandere i mercati di riferimento dei vini D.O.C. pavesi (quelli identificativi del Distretto, ma a seguire anche tutti gli altri) per aumentare conseguentemente la domanda su nuovi mercati anche esteri » (DAVOP, 2011 ; p. 7). (L’impérieuse nécessité d’étendre les marchés des vins DOC du département de Pavie (d’abord ceux qui appartiennent à l’association, mais ensuite aussi les autres) pour accroitre la demande sur des nouveaux marchés, même étrangers).
Le choix de focaliser l’objective de l’association agroalimentaire sur deux produits seulement (bonarda et pinot noir) renvoie à cette stratégie de spécialisation basée plus sur une « tattica per rilanciare, nel comparto vinicolo, il marchio Oltrepò » (tactique pour relancer dans la filière viticole le label Oltrepò) que sur une stratégie plus vaste de développement du système locale (DAVOP, 2011 ; p. 6).
Conclusions
L’histoire de la viticulture de l’Oltrepò pavese présente l’exemple d’une évolution enracinée dans le contexte local, dans laquelle il est possible d’observer la réalisation de synergies entre milieu naturel, organisation sociale, patrimoine culturel et activités économiques. L’évolution des caves coopératives est probablement l’élément qui identifie le plus cette aptitude à construire des réseaux locaux qui, en partant de la viticulture, ont su promouvoir un développement plus vaste.
L’évolution des dernières décennies a insisté toute particulièrement sur la spécialisation et la concentration de la production, en transférant l’axe des stratégies d’intervention de la dimension horizontale du réseau local à la dimension verticale de l’intégration dans un marché plus vaste.
La tension entre la dimension locale et extra-locale, voire entre coopération et compétition représente une potentielle interprétation théorique des dynamiques territoriales associées à la viticulture de la région.
En conclusion, nous essayerons d’interpréter le cas d’étude à la lumière de la littérature disponible sur les réseaux locaux dans le domaine agroalimentaire. Dans les dernières décennies, les sciences sociales qui ont produit des analyses des réseaux agroalimentaires locaux ont suivi plusieurs directions de recherche. Nous croyons que, parmi elles, il y en a deux en particulier que s’adaptent à l’interprétation de notre sujet : les études sur les « Alternative Food Networks » et ceux sur les systèmes productifs locaux, dans les différents variantes des « Systèmes Agroalimentaires Localisés » (SYAL) et des « Sistemi Locali Territoriali » (SLoT).
La réflexion sur les réseaux alternatifs de nourriture (AFNs) est plutôt née récemment avec pour objet d’interpréter les nouvelles dynamiques d’enracinement local et valorisation qualitative qu’une portion du secteur agroalimentaire depuis les dernières décennies (Goodman, 2003). Dans cette expression synthétique ont été incluses plusieurs pratiques qui se posent comme des alternatives au système productif dominant : les productions biologiques, la valorisation des produits de qualité ou liés à des territoires spécifiques, les réseaux commerciaux locaux (groupes d’achat solidaire et farmers’ market), le commerce équitable9.
Dans le cas de l’Oltrepò, nous observons une diffusion discrète des pratiques innovantes ou d’enracinement local. Toutefois, elles ne se posent pas comme une alternative au modèle de production dominant, mais elles visent plutôt à créer des conditions afin de s’insérer de façon compétitive dans le contexte existant.
Le deuxième cadre théorique concerne la littérature disponible sur les systèmes productif locaux (Courlet, 2001), notamment au regard des Systèmes Agroalimentaires Localisés (SYAL), ainsi définis :
« organizzazioni di produzione e di servizio (unità di produzione agricola, imprese agroalimentari, commerciali, di servizio, ristorazione) associate a un territorio specifico attraverso le loro caratteristiche e il loro funzionamento. Il contesto, i prodotti, gli uomini, le loro istituzioni, il loro savoir-faire, i loro comportamenti alimentari, le loro reti di relazione, si combinano in un territorio per produrre una forma di organizzazione agroalimentare a una scala spaziale data ” (Cirad-SaR, 1996). (Des organisations de production et de service (unités de production agricole, entreprises agroalimentaires, commerciales, de service, de restauration) associées à un espace spécifique par leurs caractéristiques et leurs fonctionnement. Le milieu, les produits, les hommes, les institutions, le savoir-faire, les habitudes alimentaires, les réseaux se combinent dans un espace pour réaliser une forme d’organisation agroalimentaire à une certaine échelle territoriale).
Comme nous pouvons le constater, dans ce cas, l’élément de « l’alternativité » au modèle dominant est laissé en arrière plan, tandis que le lien avec le territoire local est souligné de façon plus contraignante.
Dans ce cadre les contacts avec le cas d’étude de l’Oltrepò semblent être plus forts, même si l’orientation locale de la production paraît s’épuiser et que la dimension locale des réseaux commerciaux est considérée aujourd’hui plutôt comme un point de faiblesse que comme un point fort des stratégies de développement (DAVOP, 2011).
Le sujet de la connexion parmi les réseaux locaux et extra-locaux est souligné à plusieurs reprises dans la littérature qui concerne les « Sistemi Locali Territoriali » (Systèmes Territoriales Localisés) (Dematteis, Governa, 2005). Cependant, par rapport au modèle SLoT, manque encore dans l’Oltrepò un projet d’ensemble pour le territoire qui soit capable d’intégrer le développement du secteur vitivinicole avec un système plus complexe de relations sociales et économiques, et qui puisse donc réaliser une « valeur ajoutée territoriale » (Dematteis, 2001).
L’horizon semble plus « tactique », orienté vers la promotion à court terme du domaine vitivinicole à travers la valorisation du label « Oltrepò ». Dans ce contexte, le territoire est considéré un instrument de promotion de la viticulture sur les marchés internationaux, plutôt qu’une stratégie globale de développement. En synthèse, ce modèle essaie de valoriser commercialement le capital territorial déjà présent dans l’Oltrepò, mais il ne se pose pas l’objectif de créer les conditions afin que ce capital puisse continuer à se reproduire.
L’éventualité d’une démarche en direction d’une compétition toujours plus spécialisée et exaspérée sur les marchés internationaux pourrait sérieusement menacer les bases locales qui ont fondées ce développement. Au contraire, une évolution territoriale que mette l’accent sur la diversité et la multifonctionnalité au lieu de la spécialisation, sur la diffusion au lieu de la concentration, sur l’intégration locale au lieu du marché international, aurait plus de chances, peut-être, de produire de l’innovation territoriale, en réalisant les bases d’une réelle durabilité environnementale, sociale, économique et culturelle.