Le vignoble est un élément majeur des territoires dans lesquels il s’inscrit (Legouy et Vitré, 2013)1. En France, il fut l’un des facteurs déterminants pour l’inscription d’une partie du Val de Loire sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco (Morlat et al., 20012 ; Yengué et Chaballier, 20153). Les paysages viticoles sont le résultat de la succession de dynamiques guidées par des enjeux qui ont évolué au cours du temps (Legouy, 20144). Dans le cadre de programmes de recherche soutenus par le Centre National de Recherche Scientifique - Zone Atelier Loire (Vignoble de Bourgueil) et par la Région Centre-Val de Loire (Tourisme de Nature en Région Centre-Val de Loire), nous nous intéressons plus particulièrement aux profondes mutations qui, depuis les années 1950, ont dessiné les grands traits des vignobles contemporains : industrialisation de l’agriculture, mise en concurrence mondiale, évolution de la consommation, etc… Ces enjeux s’enrichissent aujourd’hui de nouvelles préoccupations comme le changement climatique, la protection de l’environnement (impact des produits de traitement de la vigne sur la qualité des eaux souterraines et des sols : Hattab et al., 20135 et 20146), le développement de méthodes de culture raisonnées ou biologiques, l’intérêt pour les services écosystémiques, le poids toujours plus important du marché, la patrimonialisation, etc. La filière viticole française a su relever ces défis ; elle est aujourd’hui devenue le deuxième contributeur de la balance commerciale (12 milliards d’euros), derrière l’industrie aéronautique (statistiques de FranceAgriMer, 2015).
Dans cette contribution, nous interrogeons la place du patrimoine dans les stratégies mises en place autour des vignobles pour garantir leur pérennité ou leur émergence. Comment se maintenir spatialement face à d’autres types d’occupation des sols aux retombées économiques et financières plus immédiates ? Comment garder son identité sans manquer le train de la modernité ?
Après une présentation du contexte territorial de notre travail et de la démarche suivie (part. 1), nous verrons que différentes réglementations existent et sont mobilisées pour protéger le vignoble (part. 2). Le paysage viticole étant ainsi protégé, les viticulteurs et les acteurs territoriaux œuvrent à sa patrimonialisation (part. 3), avec comme objectif sa mise en tourisme (part. 4).
Vouvray et Restigné, deux communes viticoles du Val de Loire
Notre propos se fonde sur deux communes appartenant à deux vignobles de Touraine dans le Val de Loire : Vouvray de l’AOC éponyme, une commune périurbaine en proie à l’expansion urbaine de l’agglomération de Tours, et Restigné, de l’AOC Bourgueil, dans un contexte plus rural (fig. 1).
L’AOC Vouvray, créé en 1936, s’étend aujourd’hui sur 2 200 ha, répartis dans huit communes : Chançay, Parçay-Meslay, Noizay, Reugny, Rochecorbon, Sainte Radegonde (Tours), Vernou-sur-Brenne et Vouvray. Ses 180 vignerons totalisent une production moyenne annuelle de 115 000 hl, dont 40 % en vin tranquille et 60 % en vin fines bulles. Peuvent en effet être distinguées l’AOC Vouvray mousseux, l’AOC Vouvray pétillant et l’AOC Vouvray tranquille. Ce vignoble est l’un des derniers situés à proximité immédiate de Tours, inclus même dans son aire urbaine et dans le périmètre du SCoT (schéma de cohérence territoriale) de son agglomération. Sachant que cette dernière regroupe aujourd’hui une population relativement importante (un peu plus de 350 000 habitants, environ 58 % de la population de l’Indre-et-Loire, selon les statistiques de 2013 de l’INSEE), on mesure d’ores et déjà que ce vignoble est très fortement convoité du fait de l’extension urbaine (Chaballier, 2012 7; Yengué et Chaballier, 20158).
A Vouvray, le vignoble s’étend sur 520 ha et occupe près du quart de la surface communale (Fig. 2). Il est très imbriqué dans les zones urbaines, même s’il occupe les interfluves, alors que celles-ci se situent dans les fonds de vallée.
Créée en 1937, l’AOC Bourgueil s’étend, elle, sur 1 400 ha, répartis sur sept communes : Restigné, Benais, Ingrandes-de-Touraine, Saint-Patrice, Chouzé-sur-Loire, La Chapelle-sur-Loire et Bourgueil. La production moyenne annuelle est de 65 000 hl, surtout des vins rouges (4 % de vin rosé sec et aromatique), émanant de 120 vignerons. La commune de Restigné totalise à elle seule 500 ha (fig. 3)
Comme à Vouvray, à Restigné, le vignoble se partage l’espace avec le bâti. La concurrence est forte puisque le terrain constructible a une valeur bien plus grande que les terres agricoles.
Ces vignobles et leur paysage sont au cœur d’enjeux que nous avons étudié en croisant trois sources : des entretiens menés auprès d’acteurs locaux - syndicats de vignerons, élus locaux, agriculteurs, négociants, etc.- (Chaballier, 20129 ; Yengué et Chaballier, 201510, Autexier, 201311) ; des textes réglementaires ; des documents de communication.
Trois groupes d’acteurs ont été interrogés dans une démarche plus qualitative que quantitative :
- Les acteurs publics, c'est-à-dire les communes relevant des appellations étudiées ainsi que les communautés de communes afin de connaître les politiques, les plans d'actions en vigueur et les éventuels projets concernant la place de l'agriculture, plus particulièrement du vignoble, au sein de leur territoire. Nous avons cherché à savoir quelles étaient leurs actions pour protéger le vignoble et, s'il y en avait, pourquoi elles avaient été mises en place ; de quelle façon et dans quel but et quels étaient les résultats attendus et /ou obtenus. Pour finir, nous les avons interrogés sur leurs perspectives d'avenir.
- La profession des vignerons à travers les syndicats de vignerons des deux AOC. Les présidents ont été interrogés afin de connaitre les actions mises en place pour défendre la profession et protéger l’AOC. Il s’agissait aussi d’avoir leurs points de vue sur les décisions politiques en matière d’urbanisation et/ou de protection du vignoble, et de connaître leurs craintes et leurs souhaits dans ce contexte de progression de l'urbanisation. L’objectif était aussi de percevoir les points forts et les limites des moyens de résistance mis en place par les collectivités, de vérifier aussi la convergence (ou non) des intérêts de chacun.
- Enfin, des viticulteurs de chaque AOC/commune ont été interrogés. L’objectif était de savoir quelles étaient leurs stratégies pour défendre leurs propres intérêts. Se sentaient-ils concernés par la protection de la viticulture et comment jugeaient-ils les actions mises en œuvre tant par les collectivités que par les syndicats ?
Nous avons également analysé la réglementation en vigueur dans les deux AOC en s’intéressant aux éléments qui pouvaient être mobilisés en faveur de la protection du vignoble. Il s’agit du Plan Local d’Urbanisme (PLU) dans les deux cas, du Schéma de Cohérence Territorial (SCOT) et d’une Zone Agricole Protégée (ZAP) aussi dans le cas de l’AOC Vouvray.
Enfin, les documents de communication ont été analysés, qu’ils soient sous forme numérique (internet) ou papier (revues, brochures touristiques, affichages publicitaires, etc.), émanant de différents acteurs : la mission Val de Loire (structure chargée de faire vivre la partie du Val de Loire inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO), InterLoire (interprofession des vins de Loire), l’INAO (Institut national de l'origine et de la qualité), les communes et les syndicats viticoles. L’objectif était de recenser les associations qui pouvaient être faites entre vigne et paysage et les mises en scène des éléments de la viticulture dans le paysage.
Une mobilisation des outils réglementaires pour protéger le vignoble
Tous les élus locaux rencontrés sont dorénavant conscients de la richesse du vignoble et ils mettent tout en œuvre pour les protéger sur le plan réglementaire. Le premier outil mobilisé est le Plan Local d’Urbanisme (PLU), le principal document de planification urbaine au niveau communal. A Vouvray, comme à Restigné, les vignobles sont classés en zones agricoles, dites « zones A ». Il s'agit des « secteurs de la commune, équipés ou non, à protéger en raison du potentiel agronomique, biologique ou économique des terres agricoles » (article R. 123-7 du code de l'urbanisme). C'est un régime strict et surveillé ; seules les constructions ou installations nécessaires aux services publics et à l'exploitation agricole y sont autorisées. A Restigné, certaines zones viticoles sont classées en « zones naturelles et forestières », dites « zones N » : ce sont les « secteurs de la commune, équipés ou non, à protéger en raison soit de la qualité des sites, des milieux naturels, des paysages et de leur intérêt, notamment du point de vue esthétique, historique ou écologique, soit de l'existence d'une exploitation forestière, soit de leur caractère d'espaces naturels » (article R. 123-8 du code de l'urbanisme). L’intérêt du paysage viticole est ainsi reconnu.
Mais la protection apportée par ces documents d’urbanisme peut paraître insuffisante face à la forte pression foncière, telle celle qui s’exerce aux environs de Tours, où les tentations d’expansion de l’aire urbaine sont fortes. En effet, le classement en zone A ou N dans le PLU n'est pas jugé suffisant car il est soumis à des révisions, qui peuvent être décidées de la seule initiative des communes. De plus, depuis quelques années, l’envolée des prix du foncier constructible a accéléré une nouvelle spéculation qui impacte les exploitants non propriétaires et ceux qui souhaitent s’installer. Ils ne peuvent plus désormais ni louer, ni acheter dans les secteurs proches (voire plus lointains) des zones urbanisées.
Aussi dans l’AOC Vouvray et plus précisément à Rochecorbon et Parcay-Meslay, deux communes voisines de Vouvray et incluses dans la communauté d’agglomération de Tours, la protection qu’offre le PLU a été renforcée par la création d’une Zone Agricole Protégée (ZAP). Les ZAP sont un outil créé en 1999 dans le but de protéger durablement les espaces agricoles. Elles sont définies dans le code rural à l’article L.112-2 comme « des zones dont la préservation présente un intérêt général en raison soit de la qualité de leur production, soit de leur situation géographique pouvant faire l’objet d’un classement en tant que zones agricoles protégées ». Le classement de terrains en ZAP implique en effet une procédure lourde pour leur changement d’utilisation et il s’impose face aux documents d’urbanisme en tant que servitude d’utilité publique. Après les délibérations pour accord de l’ensemble des conseils municipaux concernés, le classement en ZAP se fait par arrêté préfectoral. L’objectif d’une ZAP est d’ériger la « vocation agricole » d’une telle zone en « servitude d’utilité publique » et de la soustraire ainsi aux aléas des fluctuations du droit des sols, inhérentes au mode même de production des SCOT et des PLU.
Depuis quelques années, certains élus de l’AOC Vouvray veulent aller encore plus loin dans la protection du vignoble et souhaitent mettre en œuvre une directive paysagère. Ceci renvoie à des dispositions codifiées dans l’article L 350-1 du code de l’environnement12 ; les directives paysagères ont pour but, sur un territoire « remarquable pour son intérêt paysager », d’assurer la protection et la mise en valeur des éléments caractéristiques structurant un paysage en fixant les orientations et principes fondamentaux. La décision de mise à l’étude d’une telle directive appartient au ministre chargé de l’environnement mais l’initiative peut venir autant des services de l’État que des collectivités territoriales.
Sa procédure de mise en œuvre est particulièrement lourde, puisqu’elle implique l’ensemble des collectivités territoriales concernées par la zone d’étude et, s’il y a lieu, leurs groupements, les associations de protection de l’environnement agréées ainsi que les organisations professionnelles concernées par le projet (chambre d’agriculture, ONF, etc.), la ou les commissions départementales de la nature, des paysages et des sites, la ou les commissions départementales d’aménagement foncier, le préfet, le ministre de l’environnement. A l'issue de son élaboration, le projet de directive est mis à disposition du public et il doit ensuite être approuvé par décret en Conseil d'Etat.
Les directives paysagères ont une portée juridique particulièrement forte car elles sont édictées par décret en Conseil d’Etat après une large concertation. Elles s’imposent face à tous les documents d’urbanisme (SCOT, PLU et autres doivent être mis en compatibilité si nécessaire) et autres décisions administratives entrant dans leur champ d’application. Elles sont directement opposables aux autorisations individuelles (demandes de défrichement, d’occupation et d’utilisation du sol) en l’absence de POS, PLU ou tout document d’urbanisme en tenant lieu, ou lorsque un tel document existe mais est incompatible avec la directive.
La protection du vignoble peut ainsi passer par différents textes réglementaires. Qu’elle soit en vigueur ou en projet, elle favorise la mise en patrimoine de ce vignoble.
Mise en patrimoine du vignoble
Les vignobles de Vouvray et de Bourgueil s’inscrivent dans l’histoire et, comme tout élément du paysage, ils portent le poids des héritages, celui des actions successives des hommes. S’adapter à des contraintes en perpétuelles évolutions, à des contextes nouveaux, aux exigences de la société et du marché est indispensable pour le maintien de l’activité. Même si les approches, les outils mobilisés et l’implication des acteurs sont différents dans les deux cas, il ressort très nettement que le paysage viticole et sa mise en patrimoine deviennent le principal levier, dans un contexte de concurrence mondiale exacerbée, de réduction de la consommation locale et des appétits de l’urbanisation. Aujourd’hui, le vignoble occupe une place inédite dans la société. Considéré uniquement comme une entité de production du vin jusqu’au début du XXe siècle, il a été propulsé au rang d’espace à forte valeur patrimoniale et paysagère, en raison de nouvelles attentes sociétales et de la montée des préoccupations environnementales.
Aussi la place du vignoble est-elle toujours plus forte et ceci est perceptible depuis les discours des collectivités locales (et autres structures liées), la communication associée jusqu’à la réalité de terrain, en passant par les groupements de producteurs.
En se référant aux sites Internet et aux campagnes publicitaires, le vignoble est d’emblée positionné comme un atout pour Vouvray et Restigné. Les logos de ces deux communes laissent une part belle à des éléments qui renvoient à la vigne (Fig. 4).
Sur les sites Internet de ces deux municipalités, le vignoble est largement mis en avant, aussi bien au niveau de l’iconographie que du texte. Dès les premières lignes de www.vouvray37.fr, on peut lire « Mondialement connue par la renommée de son vignoble d'Appellation d'Origine Contrôlée, VOUVRAY est une commune ligérienne caractéristique des paysages du Val de Loire inscrit au patrimoine de l'UNESCO », tandis que sur www.restigne.fr est inscrit en gras « 500 ha de terrasses et coteaux consacrés à la vigne. Restigné produit près de 40% de l'appellation Bourgueil. ». Le site internet de la mission Val de Loire (www.valdeloire.org) met en vitrine « la vigne et le vin en Val de Loire », au même niveau hiérarchique que le patrimoine architectural et les jardins, deux richesses qui ont été affichées dès la demande d’inscription sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Les offices du tourisme de Bourgueil-Langeais et de Vouvray jouent aussi la carte du vignoble, mettant en avant son paysage, son historicité favorisant ainsi sa patrimonialisation.
Au niveau du vigneron, à l’échelle des exploitations, une vraie sensibilité au paysage existe. Lors des entretiens, des termes sont souvent revenus : « esthétique », « beauté de la parcelle ». Les agriculteurs interrogés souhaitent un vignoble « présentable », bien entretenu, jardiné. Mais cette sensibilité est engluée dans la charge de travail et les pressions sont nombreuses. Ce sont tout d’abord les certifications toujours plus nombreuses : les vignerons interrogés estiment qu’elles ne font que coucher sur le papier des pratiques anciennes, avec des désagréments liés (démarches administratives, augmentation du coût financier) sans retombées économiques immédiates. Ce sont également les évolutions techniques et technologiques que les vignerons doivent suivre. Certains intrants sont interdits d’une année sur l’autre ; d’autres sont préconisés pour être retirés quelques années plus tard. Malgré tout, des maladies apparaissent ou résistent et les vignerons sont alors démunis. Enfin, ce sont aussi les attentes du consommateur qui évoluent, celui-ci désirant des vins toujours plus lumineux, sans particules avec effet loupe. Cette nouvelle demande impose de nouvelles techniques de filtration qu’il faut maîtriser. Devant toutes ces « urgences », le paysage n’est pas traité en tant que tel. Malgré tout, une réelle prise de conscience s’observe, chez certains vignerons ou collectifs de vignerons, grâce aussi à des collectivités soucieuses de leur patrimoine. Les pratiques respectueuses sont de plus en plus utilisées par certains vignerons, comme l’enherbement, le mulch, le broyage des sarments et les petits aménagements de conservation des sols. Elles participent aussi, d’après les personnes interrogées, à la beauté du paysage.
Ce plaidoyer pour le patrimoine viticole se traduit spatialement par la résistance des rangs de vigne face à d’autres types d’occupation du sol. Cette résistance passe par la réhabilitation du petit patrimoine (loges de vigne, habitats troglodytiques, etc.), la mise en scène de la vigne et du vin (ronds-points aménagés sur le thème de la vigne, mobilier urbain qui rappelle le vin, manifestations diverses, etc.). Elle a aussi des conséquences sociales, par la redéfinition du métier de vigneron. Il est désormais aussi un commercial (participation à des salons, mise en place d’outils marketing, etc.), un acteur du tourisme (organisation de dégustation, accueil dans les caves, chambres d’hôtes, etc.) et il devient ainsi un maillon essentiel du développement local (mise en place de connexions en lien avec d’autres activités économiques13 14).
Du Patrimoine au tourisme viticole
Au sein des deux AOC, les produits du vignoble (vin et paysages) deviennent peu à peu, depuis une dizaine d’années, le support d’un tourisme organisé conjointement par les collectivités, les syndicats et les vignerons, et mis en scène dans les offices de tourisme.
L’essor du tourisme viticole est désormais bien perceptible sur les territoires des AOC Bourgueil et Vouvray et il est à mettre en lien avec la mise en avant et la patrimonialisation du paysage viticole. Les activités tournées vers les « œnoloisirs » se multiplient. InterLoire organise ainsi tous les ans une manifestation intitulée « Vignes, Vin et Rando », notamment à Vouvray : les participants viennent découvrir le vin en même temps que les paysages dont il est issu. Bourgueil, qui a quitté l’interprofession, organise aussi sa randonnée et d’autres activités sportives où le thème du vin est mis en avant, comme le trail « Les Grands 20 de Bourgueil », manifestation où le syndicat des vins est partenaire. La cave coopérative de Bourgueil s’associe, elle, à des bateliers pour des promenades sur la Loire, alliant ainsi le vin à d’autres paysages patrimonialisés. Dans les deux AOC, tout est mis en œuvre pour inscrire la vigne, le vin, le terroir dans le circuit touristique régional, avec les châteaux, la Loire, les jardins, etc. Pour les viticulteurs, ces éléments patrimoniaux concourent indéniablement à la vente de leur vin ; et les paysages jouent le même rôle, concourant à l’attrait touristique du territoire. « Le tourisme a été le moyen premier en Touraine, avec les châteaux de la Loire, de promotion de nos produits à nous. C'est toujours le cas et ça le restera tant que les châteaux et nos beaux paysages seront là pour attirer les touristes. » (Madame D., viticultrice à Vouvray).
Tous les acteurs interrogés admettent l’importance du tourisme pour leur activité et plus largement pour la vie du territoire. Les vignerons s’investissent dans ces activités, au même titre que les autres acteurs. Ils deviennent dès lors des acteurs du tourisme et le tourisme représente une part croissante de leur activité. « On se déplace, on fait des petits salons, on organise des portes ouvertes chaque année et ensuite toute l'année on reçoit des clients, des touristes à vélo, on fait visiter le chai, les caves troglodytes et on fait des dégustations. » (Monsieur S., viticulteur). Certains s’impliquent davantage encore pour attirer les touristes, en jouant la carte du paysage viticole et du patrimoine : construction d’une table d’orientation, offrant un point de vue sur la vallée de la Loire et le vignoble bourgueillois, et transformation d’un tonneau en chêne « qui a connu 60 millésimes » en abris pour pique-niquer (Olivieiri, 201515). Les initiatives se multiplient et se généralisent : « Une soixantaine de vignerons de l’appellation Bourgueil vont s’impliquer dans une opération d’œnotourisme dont ils seront les principaux atouts » (Bluteau, 201116). Ils sont en effet autant acteurs qu’objets de ce tourisme. Ce sont leurs savoir-faire que les touristes souhaitent découvrir ; ce sont les paysages qu’ils façonnent qui attirent, ces paysages qui sont « considérés le plus souvent comme de « beaux paysages » » et qui sont inscrits pour certains au patrimoine mondial de l’Unesco (Legouy et Boulay, 201517). Les vignerons en sont les « jardiniers » et ils sont ainsi parmi ceux qui sont les plus à même de les décrire. Vivant parfois depuis plusieurs générations sur ces territoires, ils sont aussi ceux qui ancrent le plus ces paysages dans l’histoire, les patrimonialisent.
Le paysage viticole devient un argument de séduction ; son ancrage historique aussi, devenu gage de qualité du vin pour le consommateur. Dans les deux vignobles, ces stratégies s’observent. Pour les vignerons et leurs syndicats, il s’agit d’attirer des clients. Mais les acteurs du vin ne sont pas les seuls à recourir à cette mise en avant et cette patrimonialisation du paysage viticole ; il en est de même des mairies, des offices de tourisme. On perçoit là que l’objectif dépasse la filière viticole et qu’il est bien de favoriser par là même le développement territorial (Lignon-Darmaillac, 200918).
Conclusion
Depuis le début des années 1990, le vignoble tourangeau, comme une grande partie du vignoble français, est confronté à des nombreuses difficultés : baisse de la consommation, concurrence exacerbée avec d’autres vins, crise du monde agricole face à l’urbanisation, etc. Nos travaux montrent que l’une des solutions mises en œuvre par la profession et plus globalement par les acteurs territoriaux est la mise en avant du paysage viticole. Elle s’organise en plusieurs étapes fortement imbriquées :
- la protection de la viticulture et des éléments bâtis associés (chais, loges de vignes, bâtiments agricole, etc.…). Différents outils juridiques sont alors mobilisés comme les PLU, les SCOT, les ZAP, les directives paysagères, etc.
- la mise en patrimoine du vignoble. Les éléments de la viticulture, les rangs de vigne, les cépages, les murets de pierre, les loges de vigne mais aussi le savoir-faire des viticulteurs sont associés à une histoire, à une unicité, qui font d’eux des éléments fragiles mais à la richesse mémorielle indéniable.
Cette richesse devient un vecteur de développement territorial. Le paysage viticole, érigé au rang de patrimoine, devient un maillon de l’offre touristique. Il renforce l’attractivité du territoire et offre aux vignerons un second produit (en plus du vin) qui leur permet de diversifier leurs revenus.
Le métier de vigneron est déjà bien chronophage. Pourtant, la mise en tourisme du vignoble impose aux agriculteurs de nouvelles compétences. Le vigneron n’est plus seulement celui qui cultive la vigne et vinifie son vin ; il devient désormais aussi hôtelier, historien, géographe, commerçant, etc. Là semble être la nouvelle adaptation nécessaire, pour garder son identité sans manquer le train de la modernité.