Espaces sensoriels et communautés professionnelles

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Les signes officiels d’identification de la qualité et de l’origine sont aujourd’hui perçus, à l’échelon français et européen, comme des instruments d’une agriculture et d’une alimentation durables1. Ils constituent, particulièrement en France, une réponse adaptée aux risques liés à la délocalisation des activités, à la banalisation des modes de consommation et à la disparition progressive des repères dues à l’urbanisation des sociétés accentuant l’éloignement social et géographique entre producteurs et consommateurs. En outre, les produits sous signes officiels d’origine, qualifiés aussi de produits sous indication géographique (IG), sont reconnus pour leur valeur patrimoniale et concourent à la diversification d’une offre alimentaire localisée, humanisée, qui peut contribuer à recréer du lien, d’abord entre acteurs d’une même filière, mais également entre producteurs et clients finaux. Leur reconnaissance contribue à la préservation de la diversité culturelle des productions agricoles et des savoir-faire agroalimentaires. Tout cela va à l’encontre d’une certaine uniformisation des ressources, des produits et des goûts.

Deux formes de produits sous IG bénéficient d’un régime européen de protection : les appellations d’origine protégée (AOP) et les indications géographiques protégées (IGP)2. Dans le domaine du vin, l’organisation communautaire des marchés vitivinicoles, avec les règlements (CE) n°491/2009 et (UE) n°1308/2013, a opéré un rapprochement avec la segmentation des autres produits agricoles et denrées alimentaires alors régis par le règlement (CE) n° 510/2006 (aujourd’hui remplacé par les règlements (UE) n°1151/2012 puis (UE) n°668/2014). Afin de bénéficier de la protection communautaire, chaque Etat membre a dû s’organiser depuis fin 2011 pour présenter, face à chaque vin sous IG, un cahier des charges et un système de contrôle. L’effectivité de la reconnaissance nationale est désormais soumise à l’enregistrement et à l’homologation préalable de l’indication géographique par l’Union Européenne.

En France, ces biens collectifs que sont les vins sous indication géographique sont portés à la fois par les acteurs locaux regroupés en Organismes de Défense et de Gestion (ODG) et par l’Institut National de l’Origine et de la qualité (INAO) chargé de la mise en œuvre administrative des dispositions législatives et réglementaires. A cet égard, la réforme initiée en 2006 a renforcé la responsabilité des professionnels désormais organisés en ODG. Ce nouveau contexte réglementaire a amené les ODG et l’INAO à retravailler sur les fondements mêmes du lien des vins à leur zone géographique afin de les retranscrire dans les cahiers des charges. Mais cette démarche collective allait aussi conduire à une réflexion visant à mieux adapter les moyens de contrôle à des vins sous IG. Au sein de l’INAO, le Conseil des Agréments et des Contrôles (CAC) est l’instance chargée notamment d’encadrer l’organisation, le fonctionnement et les missions de la commission chargée de l’examen des caractéristiques organoleptiques - plus loin appelée parfois « commission » - pour le contrôle des produits sous IG.

Ce contrôle, qu’il soit assuré en interne ou qu’il le soit de façon externe par des organismes de certification indépendants des ODG et de l’INAO, consiste en une vérification des conditions fixées dans les cahiers des charges, notamment à travers un examen des caractéristiques organoleptiques. C’est donc là qu’interviennent dégustations et autres tests appropriés relevant du sensoriel au sein du dispositif de contrôle : l’examen des caractéristiques organoleptiques a vocation à décrire le vin, à caractériser (nature, intensité) les éventuels défauts grâce à un ensemble de mots de refus et à établir, le cas échéant, le lien entre ces observations et les facteurs technologiques (matières premières, méthodes d’élaboration, pratiques de conditionnement et de conservation,…). Mais cet examen a aussi pour principale finalité de confirmer l’acceptabilité du produit au sein de sa catégorie, de sa famille, de son appellation. Car, comme le souligne Barham3, de tels produits sont contrôlés pour s’assurer du respect des conditions précises de production et de transformation qui garantissent leur typicité ou leur caractère distinctif. A ce titre, la directive du CAC de 2008 relative à la commission de l’examen des caractéristiques organoleptiques (INAO-DIR-2008-02) a fait l’objet d’amendements. Elle est aujourd’hui abrogée et remplacée par la directive du 26 novembre 2013 (INAO-DIR-CAC-2) qui offre un nouveau cadre simplifié dédié à l’organisation, au fonctionnement de la commission et au déroulement de l’examen des caractéristiques sensorielles.

Cette contribution fait le point, à travers le contenu de versions successives de la directive et de différents plans de contrôle relatifs à des vins en appellation d’origine, sur la place réservée à la dégustation et, plus largement, à l’évaluation sensorielle, au sein des dispositifs aujourd’hui en vigueur. De façon circonstanciée, l’article retrace aussi l’un des épisodes d’une démarche collective, fruit d’une aventure humaine édifiante, qui a finalement conduit les vins de pays du Duché d’Uzès (en particulier les vins rouges dont il est question ici) à être reconnus en AOP au terme d’un long cheminement. Aujourd’hui, les membres de l’ODG Duché d’Uzès ont fait le choix de se rapprocher de l'interprofession Inter-Rhône, bénéficient ainsi de la bannière des vins de la Vallée du Rhône.

Plans de contrôle et commission d’examen des caractéristiques organoleptiques : la place réservée au sensoriel

La consultation de différents plans de contrôle en vigueur (ODG "Beaujolais et Beaujolais Villages associés" et "Union des Crus du Beaujolais", AOC Petit Chablis, Chablis et Chablis Grand Cru, ODG "Syndicat des viticulteurs du Saint-Pourçain", Organisme de certification Siqocert, 2014 ; ODG "Conseil des vins de Saint-Emilion", Organisme de certification Quali-Bordeaux, 2015) montre que le champ d’application de l’examen des caractéristiques organoleptiques au cours du schéma de vie du produit relèvent le plus souvent des étapes ultimes de mise à la consommation et de mise en marché. Les directives du CAC soulignent que le prélèvement destiné à cet examen doit être effectué, en règle générale, au plus près de la mise à la consommation ou des transferts de propriétés dans le cas de transactions.

Conformément aux directives du CAC, le plan de contrôle rappelle et précise les modalités de désignation des membres de la commission chargée de l’examen des caractéristiques organoleptiques ainsi que les modalités de fonctionnement de cette commission. Toute commission est définie comme un ensemble de membres choisis par l’organisme de contrôle au sein d’une liste de personnes formées par l’ODG à l’appellation concernée pour examiner une même série d’échantillons codifiés (appellation, millésime, couleur, prêt à la consommation ou en transaction – vrac ou conditionné -, numéro d’ordre). A cet égard, les directives du CAC accordent à juste titre une place prépondérante aux consignes relatives aux statuts, aux prérequis et aux compétences des jurés susceptibles de siéger dans une commission.

Les jurés proposés par l’ODG doivent appartenir à l’un des trois collèges suivants : les techniciens de la filière comprenant notamment les courtiers, les porteurs de mémoire du produit (opérateurs actifs ou retraités), les usagers du produit (professionnels de la restauration ou du commerce des vins, voire consommateurs avertis). Au sens large, cette communauté de pensée dont l’avis compte est la résurgence de ce que Casabianca et al4 appelaient le Groupe Humain de Référence, doué d’une triple compétence : la connaissance de l’univers produit qu’est l’appellation dans sa dimension plurielle, l’appréhension de l’espace sensoriel associé et l’expérience de méthodologies sensorielles relatives à l’évaluation des vins.

Il est mentionné que les ODG doivent veiller à dispenser aux jurés les formations adaptées, dans leur contenu et leur fréquence, à la tâche demandée et au profil des jurés. A ce sujet, les consignes générales actuellement en vigueur dans la directive du CAC laissent à chaque organisme de contrôle une certaine latitude quant aux modalités d’application des préconisations. Néanmoins, le trait commun de tous ces textes est qu’une part importante de la formation porte sur la reconnaissance et la quantification de défauts, caractéristiques considérées comme négatives pour l’appellation. Les motifs de refus susceptibles d’être rencontrés sont issus d’une liste de défauts, liste nationale approuvée par l’INAO. La formation a aussi vocation à accoutumer les jurés à l’usage du support d’évaluation utilisé en commission. Ces éléments répondent à un souci légitime d’acquisition de références communes de jugement. Soulignons à ce titre que le contenu des formations ainsi que les performances individuelles des membres des commissions sont évalués par l’organisme de contrôle. A terme, la présence et l’intensité de défauts, corrigibles ou rédhibitoires, plus ou moins unanimement repérés par les jurés, détermine le degré de non-conformité du vin. Tout cela est très encadré au sein des plans de contrôle dans la mesure où la formation, tout comme l’examen des caractéristiques organoleptiques, s’intéressent à des critères de refus a priori objectivables.

En revanche, les consignes relatives à l’évaluation de l’acceptabilité du vin au sein de son appellation s’avèrent plus évasives. La directive du CAC en vigueur fait allusion au fait que la formation doit aussi porter sur les caractéristiques organoleptiques de l’appellation, résultat de la mise en œuvre des conditions de production prescrites dans le cahier des charges. Par analogie aux défauts, on peut en déduire que ces caractéristiques peuvent donc être considérées comme positives pour l’appellation. Mais, dans les plans de contrôle consultés, à l’inverse de ce qui a trait aux défauts, ce qui préside à la formation relative au jugement d’acceptabilité apparait moins explicite et plus divergent. Il est, dans certains cas, question de préciser le niveau qualitatif attendu pour l’appellation et/ou d’approfondir la connaissance des différentes caractéristiques sensorielles de celle-ci. Il est même parfois fait mention d’un ou plusieurs échantillons de référence que l’ODG aurait choisis. Rappelons-nous ce qu’indiquait Baudouin5 à ce sujet : la recherche d’un « goût de référence est illusoire, voire antagoniste, avec le concept de produits sous signe d’origine ». Cette forme de contrôle de produits sous IG est d’autant plus délicate que tout recours à une quelconque référence se heurterait au principe de pluralité. Plus généralement, l’espace sensoriel inhérent à toute appellation suppose de la diversité en son sein à laquelle aucune formation ne saurait véritablement répondre. Ce sont alors les représentations que se sont forgés les acteurs de la filière à l’égard de telle ou telle appellation, au travers de leurs parcours professionnels et de leurs expériences mémorisées, qu’il convient de convoquer. A la diversité salutaire de produits doit coïncider une diversité de regards et d’appréciations qu’apporteraient les jurés. Mais pour s’affranchir de ces considérations éminemment personnelles et hors de tout cadrage, nombre de plans de contrôle prévoient de conditionner le jugement d’acceptabilité à la présence ou à l’absence de défaut rédhibitoire. L’acceptabilité du vin au sein de son appellation est alors acquise dès lors que le vin est conforme, au regard des seuls défauts. Dans ce cas de figure, la garantie de fiabilité des résultats de la commission est, certes, apportée par la rigueur avec laquelle est conduite la formation sur les défauts, mais également par l’effectif des jurés qui composent la commission. La question de la composition et de l’effectif de la commission devient donc centrale. A ce titre, il est recommandé qu’une commission, pour pouvoir statuer, réunisse au minimum cinq membres (et pour tout effectif supérieur, un nombre impair de membres) issus d’au moins deux des trois collèges mentionnés précédemment, avec au moins un membre représentant le collège des porteurs de mémoire. Les plans de contrôle consultés apportent, le cas échéant, des éléments complémentaires et parfois plus contraignants : un minimum de 7 à 9 membres par commission peut être requis. Il est clair qu’avec de tels effectifs, il devient exclu de prendre en compte la variabilité interindividuelle des jurés quant aux visions portées sur l’appellation. Ces effectifs affichés sont surtout l’expression d’un compromis oh combien compréhensible : parvenir à convoquer et à réunir un nombre de jurés pas trop nombreux mais suffisamment élevé pour concilier faisabilité et robustesse des résultats. Avec de tels effectifs, le jugement d’acceptabilité ne peut être qu’encadré par l’absence de manquements.

Les plans de contrôle apportent enfin des consignes sur le déroulement de l’examen des caractéristiques organoleptiques : les jurés exercent leur appréciation sur des critères visuels, olfactifs et gustatifs (ainsi que tactiles et trigéminaux, mais sans que cela soit mentionné) ; les séances se déroulent dans une salle dédiée qui répond aux normes d’installation et d’usage d’une salle d’évaluation sensorielle ; les échantillons sont rendus anonymes et codés ; l’ordre de présentation des échantillons est aléatoire (ce qui ne figure pas sur tous les plans de contrôle) ; le nombre minimum et maximum d’échantillons par couleur, millésime et appellation soumis à la dégustation est toujours indiqué ; certaines conditions de service des vins (température, type de verre,…) peuvent l’être aussi ; les jurés peuvent disposer d’une charte de dégustation et d’une fiche technique sur les défauts qui les définit et indique leur degré de gravité ; il est enfin demandé aux jurés de déguster individuellement et en silence avant d’évaluer et de déterminer l’acceptabilité de chaque vin au sein de l’appellation revendiquée. Ces différentes préconisations relèvent des bonnes pratiques de l’évaluation sensorielle. Au terme de l’évaluation, le rapport de contrôle doit exposer l’avis de la commission sur l’acceptabilité du vin dans l’appellation d’origine et, en cas de manquement, le ou les principaux motifs répertoriés, après délibération, sur une fiche dite de consensus. L’interprétation globale des résultats de la commission est déduite à la majorité des avis prononcés individuellement par chaque juré sachant que tout avis négatif sur l’acceptabilité doit être motivé par le juré.

Précisons que le plan de contrôle indique les fréquences annuelles minimales de contrôle et les modalités avec lesquelles les prélèvements doivent être opérés sur lot (conditionné et/ou en vrac) par produit et par opérateur. En outre, il indique les mesures sanctionnant les manquements aux cahiers des charges et les non-conformités des produits au regard de leur acceptabilité dans l’espace sensoriel de l’appellation.

Le cas particulier des vins rouges du Duché d’Uzès, un épisode instructif du cheminement parcouru par une communauté professionnelle

Revenons quelque peu en arrière : en 2007, alors que certains ODG et organismes de certification s’interrogeaient sur les conditions de mise en application des premières directives du CAC sur la façon d’évaluer l’acceptabilité d’un vin au sein de son appellation, une expérimentation fut conduite sur les vins rouges du Duché d’Uzès en accord avec le Syndicat des vignerons. De fait, ces vins constituaient une catégorie, un espace produit, défini avant tout sur des critères géographiques, territoriaux, technologiques relatifs aux prémices du cahier des charges. Par définition, tout espace produit s’organise selon un mode binaire illustré par la règle du tout ou rien : le vin appartient ou n’appartient pas à l’espace produit en question.

Dans le même temps, sur des vins d’origine monovariétale, avait été mise au point la mesure sensorielle dite d’exemplarité et introduit le concept d’espace sensoriel6,7, concept qui englobe et contextualise la notion de typicité. A la différence de l’espace produit, l’espace sensoriel ne relève pas d’un système binaire puisqu’il s’étend des produits les moins représentatifs aux produits les plus représentatifs selon un continuum appelé gradient d’exemplarité8. Depuis, la notion d’espace sensoriel a également été reprise dans certains plans de contrôle.

La catégorie des vins rouges du Duché d’Uzès a été avant tout étudiée en vue de démontrer l’existence ou l’inexistence d’un espace sensoriel qui lui serait propre. La méthodologie prévoit de confronter la catégorie étudiée, qualifiée de catégorie cible, à d’autres catégories de vins considérées comme analogues, justifiant la confrontation. Elle s’appuie aussi sur le savoir-évaluer d’une communauté professionnelle, celle des vins cibles, détenteurs d’une expertise indispensable pour mener à bien une telle étude9,10. Mais au-delà, l’objectif était aussi de vérifier qu’une approche sensorielle holistique pouvait s’appliquer à la problématique des vins sous signe d’origine répondant à d’autres critères que la seule origine variétale : peut-on parler de divergence ou de convergence des représentations que possèdent une communauté professionnelle à l’égard de ses vins ? En quoi les résultats de cette étude viennent-ils nourrir la réflexion sur les moyens de contrôles des caractéristiques organoleptiques les mieux adaptés à des vins sous signe d’origine dans leur dimension plurielle ? Ces questions reflètent les orientations qu’adopte cet article pour fournir aux ODG et aux organismes de certification des dispositions susceptibles de répondre à leur problématique.

La collecte des vins, cibles et non-cibles, répondait à la volonté de réunir des vins à la fois représentatifs et contrastés tout en s’appuyant sur plusieurs critères traduisant la diversité de l’offre commerciale au moment de l’étude. Le tableau 1 donne les détails du montage de l’expérimentation.

Expérimentation

Catégorie cible

Catégorie non cible

Jurés

vins rouges du Duché d’Uzès (D) vs. vins rouges de trois appellations limitrophes (ND)

30 vins rouges du Duché d’Uzès, millésimes 2005 (15) et 2006 (15)

la quasi-totalité de l’offre commerciale au moment de l’étude

30 vins rouges : appellations Costières de Nîmes (14), Coteaux du Languedoc (7) et Côtes du Rhône (9)

millésimes 2005 (13) et 2006 (17)

33 membres du collège des porteurs de mémoire : la quasi-totalité des producteurs de vins rouges, représentants des opérateurs du Duché d’Uzès

Les nombres entre parenthèses correspondent aux nombres de vins évalués lors de l’expérimentation. Les codes des vins sont les suivants : D pour les vins rouges du Duché d’Uzès (catégorie cible) et ND pour les vins rouges issus des trois appellations limitrophes (catégorie non cible).

L’expérimentation a réuni un total de 60 vins : 30 vins rouges du Duché d’Uzès, la catégorie cible, et, à parité, 30 vins rouges en provenance de trois appellations voisines : Costières de Nîmes (au sud), Coteaux du Languedoc (au sud-ouest) et Côtes du Rhône (à l’est). Tous les vins collectés étaient produits à partir de deux cépages omniprésents, la Syrah (25 à 80 %) et le Grenache noir (15 à 70 %). Le cas échéant, les autres cépages constitutifs des assemblages étaient le Carignan (5 à 25%), le Mourvèdre (5 à 20%) ou le Cinsault (moins de 10%). Les origines variétales constituaient donc la première source de diversité de tous ces vins d’assemblage. Pour la catégorie cible comme pour la non-cible, deux millésimes ont été retenus (2005 et 2006) dans des proportions comparables. L’offre des vins disponibles lors de l’expérimentation a dicté le choix et la répartition des deux millésimes (2005 ou 2006 selon les opérateurs). La quasi-totalité des producteurs de vins rouges du Duché d’Uzès était présente : 33 jurés ont réalisé la mesure d’exemplarité sur les 60 vins. L’intention était de réunir un nombre important de personnes qualifiées ayant acquis, au gré de leur expérience professionnelle, une familiarité avec l’espace sensoriel que formaient les vins rouges du Duché d’Uzès. En raison du nombre de vins, la dégustation a été répartie sur trois séances constituant un tout. A chaque séance, 20 vins étaient dégustés. Dans chaque bloc de 20 vins, cibles et non cibles étaient équilibrées. Chaque juré disposait d’un ordre de présentation qui lui était propre afin de contenir les biais relatifs aux effets d’ordre, de report et d’attente. Les vins étaient présentés l’un après l’autre de façon à limiter toute comparaison entre échantillons. Chaque vin était préalablement rendu anonyme à l’aide d’un code à trois chiffres. Les vins (40 ml) étaient présentés en verres noirs standardisés (verres de 250 ml, ISO/INAO) recouverts d’une boite de Petri, à température ambiante (19°C) et à un rythme propre à chacun. Il était recommandé de les déguster en considérant l’entièreté des sensations perçues au nez et en bouche. L’examen visuel n’entrait pas en compte dans l’évaluation.

Pour chaque vin, il était demandé à chacun des jurés de se projeter dans la situation suivante, convoquant ainsi les représentations que possédaient les intéressés à l’égard de la catégorie étudiée : « Imaginez que vous ayez à expliquer à un ami ce qu’est un vin rouge du Duché d’Uzès. Pour lui faire comprendre, plutôt que de donner une longue explication qui risquerait de le dérouter et dans laquelle il ne se reconnaîtrait peut-être pas, vous choisissez de lui faire déguster un vin qui, selon vous, porte, au plus haut degré, les traits, les caractéristiques organoleptiques de cette catégorie. »

Vin après vin, la question était la même : « Considérez-vous que ce vin est un bon ou un mauvais exemple pour expliquer à votre ami ce qu’est un vin rouge du Duché d’Uzès ? »

Pour formuler sa réponse, le juré disposait d’une feuille de papier sur laquelle figurait une ligne horizontale, bornée à gauche par mauvais exemple et à droite par bon exemple. Il suffisait alors au juré de tracer un trait vertical en travers de cette ligne, à la façon d’un curseur, pour évaluer le niveau d’exemplarité du vin en question. La distance entre la borne gauche et le trait vertical indiqué lors de l’évaluation pouvait ensuite être numérisée à l’aide d’une lecture optique et directement convertie en une mesure d’exemplarité comprise entre 0 et 10. De là, découlait toute une série de traitements statistiques (analyse de variance à 2 facteurs, comparaison multiple des moyennes, analyse en composantes principales) destinés à illustrer les résultats obtenus par chacun des 33 jurés pour chacun des 60 vins.

Que retenir des résultats ? Attardons-nous uniquement sur les résultats de l’analyse en composantes principales (ACP) centrée réduite opérée sur l’ensemble des scores individuels (Figure 1).

Figure 1 : Représentation du niveau d’accord entre les 33 jurés à travers le cercle de corrélations des variables de l’ACP (plan principal Dim1/Dim2 24,1%).

Figure 1 : Représentation du niveau d’accord entre les 33 jurés à travers le cercle de corrélations des variables de l’ACP (plan principal Dim1/Dim2 24,1%).

Chaque vecteur représente le score moyen d’exemplarité attribué par chacun des 33 jurés à l’ensemble des 60 vins.

Les vins sont ici considérés comme des individus et les jurés comme des variables. L’ACP permet d’illustrer le degré d’accord (ou de désaccord) entre les jurés quant à leurs représentations du niveau d’exemplarité des vins rouges étudiés. Le jugement de la très grande majorité des jurés (ici vectorisés) se trouve tourné du même côté de l’axe principal horizontal (Dim1). Mais, tout principal qu’il soit, cet axe ne représente que 16% de l’inertie totale. Il y a donc éparpillement de l’information : chacune des composantes principales (axes) porte une faible partie de l’information totale. Ces résultats traduisent déjà une forte variabilité interindividuelle. Mais faut-il s’en étonner quand on sait qu’il y a 33 répondants et que les scores d’exemplarité reflètent des sensibilités, des discernements et des expériences vécues propres à chacun ? Le jugement d’exemplarité demeure une décision cognitive exigeante et complexe réalisée en absence de formatage ou d’entraînement préalable. Enfin, rappelons que l’échantillonnage rassemble 60 vins qui sont à la fois l’expression d’une diversité et d’une certaine proximité (mêmes cépages dominants, assemblages voisins, mêmes millésimes et itinéraires techniques approchants). Le foisonnement intra et inter-catégoriel ne fait que favoriser l’expression de verdicts personnels à l’égard de tel ou tel style de vin qui répondrait, à des degrés divers, à la représentation prototypique de l’exemplarité des vins rouges du Duché d’Uzès que possède chacun des jurés11. Tous ces facteurs ne peuvent que concourir à une dispersion de l’information. Pour autant, peut-on parler d’une véritable divergence entre jurés ? A priori non et ce que montre la figure 1 est remarquable à l’égard d’une notion à ce point personnelle, instable et multimodale ! Les jurés ne seraient pas en désaccord mais l’accord resterait fragile. Même faible, l’accord observé repose sur un empilement de décisions personnelles prises vis-à-vis d’un ensemble de vins. Qu’on la nomme exemplarité, typicité ou acceptabilité, la mesure revient à prendre en compte un ensemble de subjectivités qu’il n’est pas recommandé de contenir, ni par l’effectif du panel, encore moins par la formation. Le jugement d’exemplarité peut être défini comme une décision personnelle qui varie avec les circonstances et qui répond à un processus de catégorisation perceptive basé à la fois sur des connaissances préalables et sur une comparaison intuitive entre un échantillon et une image abstraite mais consciente de la notion étudiée, tout cela n’étant pas complètement détaché d’une part d’hédonisme12. La pluralité et la disparité des expériences mémorisées deviennent alors salutaires. Comment concevoir qu’une telle mesure puisse n’être confié qu’à cinq voire neuf dégustateurs ? Une telle évaluation n’est crédible qu’à la condition de réunir des expériences individuelles aussi nombreuses et différentes que possible. C’est ce que nous avons fait en réunissant 33 jurés pour évaluer le niveau d’exemplarité des 60 vins. Il est alors illusoire d’imaginer obtenir un solide consensus autour d’une notion et d’une appréhension aussi personnelle, a fortiori lorsque l’étude porte sur plusieurs dizaines de vins dont la confrontation se justifie. À tout le moins, l’approche offre un excellent outil de diagnostic destiné à vérifier qu’à l’échelon d’une communauté professionnelle, l’image sensorielle collective relative à la notion étudiée n’est pas divergente. À titre collectif, la notion d’exemplarité ou d’acceptabilité relèverait d’une construction sociale, ce qu’O’Mahony qualifiait déjà d’alignement conceptuel13.

L’autre information qu’apporte l’ACP traduit cette idée de construction collective. La figure 2 donne, sur le plan principal Dim1/Dim2 24,1%, la projection des 60 vins évalués par les 33 jurés.

Figure 2 : Projection des niveaux d’exemplarité des 60 vins évalués par les 33 jurés, sur le plan principal Dim1/Dim2 24,1%.

Figure 2 : Projection des niveaux d’exemplarité des 60 vins évalués par les 33 jurés, sur le plan principal Dim1/Dim2 24,1%.

Les codes des vins sont les suivants : D pour les vins rouges du Duché d’Uzès (catégorie cible) et ND pour les vins rouges issus des trois appellations d’origine limitrophes (catégorie non cible).

La figure 2 appelle plusieurs commentaires : les vins rouges du Duché d’Uzès (D) présentent un espace sensoriel diffus qui se superpose, mais en partie seulement, à celui des autres vins rouges (ND). Il y aurait donc distinction sensorielle partielle des vins rouges du Duché d’Uzès vis-à-vis des autres vins. Mais contre toute attente, lorsqu’on regarde la répartition des vins le long de l’axe horizontal, qui n’est autre que l’axe d’exemplarité, il apparait que les vins situés du côté gauche de l’axe, ceux dont les scores d’exemplarité moyens sont les plus faibles, sont en majorité des vins du Duché d’Uzès. A contrario, les vins situés du côté droit, ceux dont les scores moyens d’exemplarité sont les plus élevés, ne sont autres que la plupart des vins rouges issus des trois appellations limitrophes. Au moment de l’étude, les professionnels du Duché d’Uzès avaient donc collectivement reconnu les vins des autres comme étant ceux qui portaient au plus haut degré les traits sensoriels de leur production ! Nous nous trouvions face à un exemple inédit d’espace sensoriel contre-spécifique. Ce résultat témoignait de la non-installation ou de la non-appropriation de la notion d’exemplarité au sein de la communauté professionnelle et que le chemin vers l’acceptation restait encore à faire. Car alors, deux scenarios pouvaient encore être envisageables, reflets de schémas de pensée et de stratégies opposés. Le premier scenario revenait à s’enferrer et à faire en sorte que les vins rouges du Duché d’Uzès finissent par ressembler véritablement à l’idéal collectif de l’époque. L’autre voie allait finalement conduire les opérateurs du Duché d’Uzès à une forme d’introspection visant à reconnaitre et à consolider, par le biais notamment d’une délimitation parcellaire et de règles d’assemblage plus strictes, l’authenticité et l’originalité de leurs vins, au point qu’aujourd’hui Duché d’Uzès est une appellation d’origine protégée.

Conclusions

La question de l’effectif du panel est au cœur de cette contribution. Détachée de toute considération sur la reconnaissance et la quantification de points de repère que sont les défauts, l’acceptabilité d’un vin au sein de sa famille s’appréhende à travers le prisme des représentations que possèdent, sans artifice, les membres de la communauté professionnelle qui gravite autour d’elle. Croiser des expériences mémorisées disparates et nombreuses (de 20 à 30, voire si possible davantage) constitue alors un préalable. C’est ce que retrace cet article à propos des vins du Duché d’Uzès. Il faut souligner le risque pris par le Syndicat des vignerons du Duché d’Uzès au moment de cette expérimentation. Au-delà des résultats, c’est bien le volontarisme et l’implication collective des membres de l’ODG qui ont été salués. Mais évaluer l’acceptabilité d’un vin au sein de son appellation peut répondre à une toute autre démarche, tout aussi exigeante mais à d’autres égards. Il est alors question de subordonner l’acceptabilité à l’absence de manquements graves. C’est ce que préconisent les plans de contrôle en vertu des dispositions contenues dans la directive du CAC relative à la commission de l’examen des caractéristiques organoleptiques. La contrainte est alors de réunir un panel agissant comme un instrument de mesure plus normatif constitué des mêmes protagonistes mais moins nombreux (5 à 9 membres dans la majorité des cas) et formé à la reconnaissance et à la quantification des défauts.

Notes

1 Giraud G., Tebby C., Amblard C. Measurement of consumers' wine-related knowledge. Enometrica, 2011, 4, 33-42 Return to text

2 Scintu M.F., Piredda G. Typicity and biodiversity of goat and sheep milk products. Small Ruminant Research, 2007, 68, 221-231 Return to text

3 Barham E. Translating terroir: the global challenge of French AOC labeling. Journal of Rural Studies, 2003, 19, 127-138 Return to text

4 Casabianca F., Sylvander B., Noël Y., Béranger C., Coulon J.-B., Roncin F., Flutet G. et Giraud G, « Terroir et typicité : un enjeu de terminologie pour les indications géographiques » in Claire Delfosse (dir.), La mode du terroir et les produits alimentaires, Boutique de l’Histoire/Indes Savantes, Paris, 2011. Return to text

5 Baudoin P. AOC : originalité ou typicité ? Revue des Œnologues, 2003, 108, 5-6 Return to text

6 Candelon M., Ballester J., Uscidda N., Blanquet J., Le Fur Y. Sensory methodology developped for the investigation of Sciaccarello wine concept. Journal International des Sciences de la Vigne et du Vin, 2004, 38, 147-154 Return to text

7 Ballester J., Dacremont C., Le Fur Y., Etiévant P. The role of olfaction in the elaboration and use of the Chardonnay wine concept. Food Quality and Preference, 2005, 16, 351-359 Return to text

8 Loison A., Symoneaux R., Deneulin P., Thomas-Danguin T., Fant C., Guérin L. Le Fur Y. Exemplarity measurement and estimation of the level of interjudge agreement for two categories of French red wines. Food Quality and Preference, 2015, 40, 240-251 Return to text

9 Ballester J., Patris B., Symoneaux R., Valentin D. Conceptual vs. perceptual wine spaces: Does expertise matter? Food Quality and Preference, 2008, 19, 267–276 Return to text

10 Urdapilleta I., Parr W., Dacremont C., Green J. Semantic and perceptive organisation of Sauvignon blanc wine characteristics: Influence of expertise. Food Quality and Preference, 2011, 22, 119-128 Return to text

11 Zamora M. C., Guirao M. Performance comparison between trained assessors and wine experts using specific sensory attributes. Journal of Sensory Studies, 2004, 19, 530–545 Return to text

12 Parr W. V., Valentin D., Green J. A., Dacremont C. Evaluation of French and New Zealand Sauvignon wines by experienced French wine assessors. Food Quality and Preference, 2009, 21, 56–64 Return to text

13 O'Mahony M. Descriptive analysis and concept alignment. Sensory Science Theory and Applications in Foods, 1991, 223-267 Return to text

Illustrations

  • Figure 1 : Représentation du niveau d’accord entre les 33 jurés à travers le cercle de corrélations des variables de l’ACP (plan principal Dim1/Dim2 24,1%).

    Figure 1 : Représentation du niveau d’accord entre les 33 jurés à travers le cercle de corrélations des variables de l’ACP (plan principal Dim1/Dim2 24,1%).

    Chaque vecteur représente le score moyen d’exemplarité attribué par chacun des 33 jurés à l’ensemble des 60 vins.

  • Figure 2 : Projection des niveaux d’exemplarité des 60 vins évalués par les 33 jurés, sur le plan principal Dim1/Dim2 24,1%.

    Figure 2 : Projection des niveaux d’exemplarité des 60 vins évalués par les 33 jurés, sur le plan principal Dim1/Dim2 24,1%.

    Les codes des vins sont les suivants : D pour les vins rouges du Duché d’Uzès (catégorie cible) et ND pour les vins rouges issus des trois appellations d’origine limitrophes (catégorie non cible).

References

Electronic reference

Yves Le Fur, « Espaces sensoriels et communautés professionnelles », Territoires du vin [Online], 8 | 2018, 01 February 2018 and connection on 21 November 2024. Copyright : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/territoiresduvin/index.php?id=1366

Author

Yves Le Fur

AgroSup Dijon - Centre des Sciences du Goût et de l'Alimentation, CNRS, INRA, Université de Bourgogne Franche-Comté

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