Une coïncidence iconographique
Au printemps 2023, le hasard des compétitions sportives les plus prestigieuses – qui n’en a visiblement pas encore entièrement disparu – a voulu que les deux clubs arrivés au sommet de leur sport soient liés par un motif iconographique très similaire dans leur écusson. Tant la tunique de Manchester City, enfin vainqueur de la Ligue des Champions, que le maillot du Stade Rochelais, récidiviste sur le trône de la Champions Cup, portent un navire bien visible sur la poitrine.
Pour une ville portuaire comme La Rochelle, ouverte vers le grand large, c’est peu surprenant. La mer, le port sont consubstantiels de la ville elle-même, sa raison d’être. Il n’est que naturel que des institutions qui ont pour vocation de représenter la ville, y compris celles de la société civile, reprennent les éléments visuels de la cité. À La Rochelle, c’est une caravelle, un emblème qui se retrouve depuis bien longtemps sur le blason de la ville : le « vaisseau d’or équipé d’argent sur une mer de sinople » est bien défini depuis 14371. C’est même le premier élément décoratif qui attire le regard quand on s’approche du beau mur d’enceinte de l’hôtel de ville qui date également du xve siècle.
Comme symbole susceptible d’incarner une ville, un trois-mâts est un peu moins attendu pour Manchester. Pour rappel, le port maritime le plus proche est celui de Liverpool, situé à environ 60 km. Et pourtant, le bateau figure bien dans les armoiries de la ville, adoptées dès 1842, un demi-siècle avant que le Manchester Ship Canal ne donne à la ville un accès navigable à l’estuaire de la Mersey. Qu’était-il censé symboliser ?
Une polémique de notre époque
C’est bien autour de cette question que s’est enflammée une polémique aussi intense qu’éphémère à la mi-avril 2023. Elle a été déclenchée par un article signé Simon Hattenstone, grand reporter du grand quotidien libéral The Guardian, fondé à Manchester en 1821. Intitulée « Abandonnez le bateau. Ce symbole de l’esclavage porte-t-il la honte à Manchester et ses clubs de football2 ? », la tribune faisait écho au travail d’introspection du journal lui-même. Ce dernier venait de révéler les résultats d’une enquête interne sur les implications (très lucratives) de neuf de ses onze fondateurs dans le commerce du coton produit par des esclaves dans le sud des États-Unis (sans oublier l’esclavage dans les plantations de sucre, à l’origine de la fortune de l’un de ses principaux investisseurs de l’époque). Il l’avait fait dans un souci de transparence visible, sous la forme d’une série multimédia de qualité remarquable3.
Il ne semble pas que cette publication sur le passé esclavagiste anglais ait suscité de grands remous. On en prenait note, certains non sans une bonne dose de satisfaction de voir les éternels donneurs de leçons morales de la gauche libérale se prendre une gamelle sur le sol glissant de leur propre passé.
En revanche, l’article de Simon Hattenstone a mis le feu au poudre. Mis en ligne le 19 avril à 7 heures du matin, il a provoqué de très vives réactions le jour même. Son tort : avoir relié le thème au football, en posant la question du lien entre le commerce du coton et la présence du trois-mâts sur les maillots de City et United.
Lui-même supporter de City, comme il le rappelle dès la première phrase de son texte, il ne s’était jamais interrogé sur la signification de cet élément visuel « décontextualisé ». Sa prise de conscience récente l’avait cependant amené à la conclusion suivante : « Le navire n’a rien à voir avec le football, mais il a tout à voir avec le business dans lequel Manchester a fait son argent. » Selon lui, il fallait se rendre à l’évidence que « les navires n’étaient pas qu’un symbole du savoir-faire commercial de Manchester, ils étaient aussi un symbole de l’exploitation4 »
Sa proposition faite aux deux clubs de se séparer de cet emblème dans leurs blasons a fait l’objet d’un rejet massif et immédiat. Il faut rappeler que le paysage médiatique britannique était encore passablement ébranlé par l’affaire Gary Lineker, survenu juste un mois auparavant. L’ancien international converti en commentateur sportif populaire avait reproché au gouvernement conservateur d’user d’un langage digne du Troisième Reich au sujet des réfugiés, et le soutien spontané dont il avait bénéficié après sa suspension par la BBC avait considérablement déstabilisé les tabloïds et autres médias marqués à droite, voire très à droite5.
L’initiative de Simon Hattenstone a fourni à ces acteurs médiatiques une occasion inespérée de dévier l’attention, notamment celle des fans de football. Ils se sont donc engouffrés dans la brèche avec gourmandise, adoptant immédiatement une posture de « culture war », en mobilisant le vocabulaire lié au « wokisme », la plupart du temps en citant des supporters ou historiens locaux indignés. Il était ainsi question de « woke washing6 » (The Sun), de « woke nonsense7 » (Daily Express), ou encore de la « woke brigade » des gauchistes bien-pensants (Daily Mail). Dans le titre de ce dernier article, le Mail a dénoncé un « woke attempt to cancel Man United and Man City », associant astucieusement le terme « woke » et « cancel culture » dans une même phrase8.
Sur le plan des arguments historiques, les pourfendeurs avaient trois arguments principaux.
Le premier liait, dans un anachronisme objectif revêtu d’une évidence pseudo-historique, la présence du navire directement à l’ouverture du Manchester Ship Canal en 1894, contemporain donc à l’émergence des deux grands clubs. Argument curieux, car il n’invaliderait en rien l’affirmation initiale sur le commerce de coton.
Le deuxième argument était plus convaincant : il rappelait que le navire était choisi comme emblème par la ville bien après l’abolition de l’esclavage et renvoyait simplement au libre-échange, au « doux commerce » entre les peuples pour utiliser la célèbre formule de Montesquieu. On ne peut pas leur donner tort : le bateau du blason de Manchester City est un clipper, ce très véloce voilier apparu vers 1850, symbole de la domination britannique sur les mers après avoir été le vecteur privilégié des trafics d’or en Afrique du Sud et d’opium en Asie. On ne peut le confondre avec les bateaux du commerce triangulaire et de la traite, ni avec ceux du commerce de coton.
Dans leur troisième argument, les défenseurs du statu quo pointaient non sans justification vers la tradition de « radicalisme » de Manchester. Pendant que des entrepreneurs locaux accumulaient des fortunes impressionnantes avec des commerces peu reluisants, la ville elle-même et ses citoyens ont fait preuve à plusieurs reprises d’un vrai activisme abolitionniste, ce qui est tout à leur honneur. Force est de constater que l’histoire des Mancuniens, de leur ville et de leur essor industriel et commercial n’est ni noire ni blanche. Entre le « skyblue » et le « red », il y a pas mal de gris9.
Par ailleurs, le navire incriminé n’a pas la même place dans les deux blasons : si City place le bateau en icône ostentatoire, United cultive davantage la figure du diable sympathique. Devenu seul emblème présent sur le maillot « third » de 2023-2024, il fossilise le surnom de Red Devils (en opposition aux Reds « génériques » du Liverpool FC).
Quant à la polémique, elle s’est éteinte en l’espace de quelques jours, car le débat était de toute évidence destiné à tourner en rond. Les deux clubs eux-mêmes ont fait le dos rond, s’abstenant de tout commentaire et laissant les arguments s’épuiser.
De toute façon, les deux camps étaient bien servis par ce cessez-le-feu tacite. Les réactionnaires avaient bien profité de l’occasion pour dénoncer les ravages du politiquement correct, sur un sujet où, contrairement à l’affaire Lineker, ils pouvaient être certains d’avoir l’approbation de la grande majorité des fans. Les progressistes, de leur côté, avaient pleinement réussi à attirer l’attention sur un chapitre refoulé d’une histoire locale complexe. Les navires restent dans les blasons, du coup le souvenir de la polémique y restera également associé. Bien plus efficace sur le long terme que la « culture de l’effacement », la « culture du surligneur » a fait prendre conscience de l’ambivalence d’une symbolique historique établie.
La comparaison franco-britannique ne manque pas d’ironie : alors que La Rochelle fait, contrairement à Manchester, partie des ports principaux en Europe pour ce qu’on appelle pudiquement « le commerce triangulaire », le bateau de son blason est innocenté par son apparition bien en amont de l’essor de la traite négrière.
Préciser les filiations pour éviter de se faire mener en bateau
Ni l’histoire, ni la géographie, ni les techniques navales n’imposent un systématisme dans le choix des symboles des clubs de football maritimes. Ainsi nombre d’emblèmes de clubs de villes portuaires – Rotterdam, Marseille, Gênes ou Livourne – ne puisent aucunement dans l’imaginaire maritime, alors que d’autres fétichisent le bateau et son équipement. Le Hansa Rostock nous téléporte ainsi au xiiie siècle avec une magnifique conque (« Kogge ») sur son emblème, symbole du glorieux passé commercial maritime de la célèbre ligue hanséatique dont le nom du club se réclame. La conque, adaptée au commerce en mer du Nord, autorisait des déplacements rapides en pleine mer, dans les hauts-fonds et dans les deltas.
À Plymouth, on met en valeur le Mayflower, le célèbre bateau des Pilgrim Fathers de 1620, alors qu’au Vasco de Gama, au Brésil, on rend hommage au São Gabriel, navire amiral du grand explorateur portugais. Le bateau de pêche, moins commun, est l’emblème du club amateur turc du littoral de la mer Noire de Sinopsport, mais aussi de Grimsby Town (actuellement en League Two), dont le blason affiche un modeste chalutier (qu’il faut s’imaginer suivi par les mouettes, selon la métaphore d’Éric Cantona).
Parmi les objets du monde naval les plus présents sur les emblèmes citons l’ancre, comme celle des Corinthians de São Paulo ou la barre comme celle du Maritimo Funchal de Madère, avec une mention spéciale pour le club hambourgeois du FC St. Pauli et son drapeau noir de pirate. Le navire à vapeur, le transatlantique, le navire de guerre, ou le porte-conteneurs, n’ont pas été récupérés par les mémoires collectives pour en faire un emblème. En revanche le bestiaire de la faune maritime est riche, du merlu lorientais au crabe jongleur virtuose du club Cromer Town (dans le Norfolk), en passant par les multiples clubs aux mouettes comme Brighton & Hove Albion.
Comme le rappelle cette énumération, les emblèmes de football sont des produits idiosyncrasiques qui peuvent passionner par leur grande variété, par leur valeur symbolique, mais aussi par leur dimension anecdotique10.
Du blason au logo
Les spécialistes d’héraldique analysent ces objets iconiques producteurs d’identités collectives aux finalités diverses comme formes de compromis non explicite entre héritages discrets et ostentation d’une certaine modernité. En 1996, l’historien Michel Pastoureau déconstruit, dans un ouvrage devenu un classique11, l’idée que les blasons des villes, des associations, des familles, des clubs sportifs soient fondés sur des références aristocratiques mythifiées. Le blason décrit au xiie siècle, en Occident, les armoiries visibles sur l’écu du chevalier, qui, avec l’étendard, assure la visibilité sociale de ce groupe équestre dominant. Ce rejeu d’un univers médiéval doré, largement fantasmé, à la Jacques de Voragine12, s’il constitue le corpus d’une production artistique prolixe (romans, bandes dessinées, films, séries, jeux vidéo, jeux de rôles…) n’est pas directement à l’origine des expressions iconiques des clubs de football.
Dès le xiiie siècle, le désir de création d’une héraldique recognitive d’une communauté pénètre toutes les couches de la société. Dans la période contemporaine, si la cocarde renvoie à un codage largement politique, les idéogrammes que sont l’insigne et l’emblème, de la société savante au club de boulistes, se déploient dans des contextes et sur des supports variés. Le système est poussé à son acmé par la transformation en logo commercial à la fin du xxe siècle visant à faciliter un merchandising effréné.
Cette rupture avec la dimension diachronique interroge. Le passage au logo, symbole d’une globalisation inquiétante13 qui ne privilégie que la diffusion de la marque, rompt avec l’attachement aux « petites patries14 », pour le dissoudre en une icône confiscatoire et subliminale pour un acteur client mondialisé. Traditionnellement, dans le cas des clubs de football, le blason célèbre le lien avec la ville éponyme dans une relation dialectique identitaire. La ville fournit le territoire, dans toutes ses dimensions, et le club affiche sa filiation idiosyncrasique. La signature visuelle informe sur les représentations.
La Juventus de Turin, club le plus célébré d’Italie (il possède un fan club dans toutes les grandes villes italiennes et dans toutes les métropoles mondiales) a fait ce choix de rupture. La « vieille dame » n’est plus qu’une lettre de l’alphabet latin stylisé avec l’espoir que les clients asiatiques qui s’expriment dans un autre langage l’identifient sans coup férir et que le maillot sera porté au stade comme à la ville. Il en est de même pour le FC Nantes, dont le blason, avant sa transformation en logo, arborait pendant longtemps une caravelle. Ce processus de « confiscation des mots, des images et du temps » est dénoncé par Marie Josée Mondzain15, historienne et sociologue spécialiste de l’analyse des images. Il appauvrit l’imaginaire populaire et concours à la rétractation du corpus sémantique.
La Rochelle à bon port
Au rugby, le Stade Rochelais a trouvé le compromis idéal. Il a cédé à la simplification mais sans dénaturation ni trahison de filiation sur le fond. Les experts en communication, à l’origine du dernier « re-branding » de 2016, ont sans doute eu raison de mettre le bateau encore plus en valeur dans leur écusson redessiné. Curieusement, et sans doute de manière non intentionnelle, ils se sont aussi distanciés des clubs mancuniens (et des armoiries de leur propre ville) en retournant le bateau, qui vogue désormais de gauche à droite.
La Rochelle, comme Liverpool16, a fait un travail approfondi et sincère sur les origines de sa prospérité17. Les lieux de mémoire dans la ville sont bien identifiés, la mémoire collective locale s’est approprié un passé peu glorieux. Le bateau de ses armoiries, lui, est intemporel, hors contexte, consensuel. Que ce soit pour son identité ou pour son merchandising, le Stade Rochelais n’a aucun souci à se faire.