Sa silhouette est familière, immédiatement reconnaissable. C’est un objet culte de la culture du football anglais, même si elle date « d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître », tout occupés qu’ils sont à tenter de revivre l’excitation que procure le football sur des consoles, à l’aide des jeux vidéo toujours plus sophistiqués. Désormais reléguée à une niche du marché des jeux et loisirs, la figurine de Subbuteo, haute de 23 mm, auxquelles il faut ajouter son socle hémisphérique aplati et lesté de type « culbuto », est pourtant l’acteur principal du « roi des footballs de table1 », jeu d’une complexité insoupçonnée dont les heures de gloire s’étalent sur plusieurs décennies, du milieu des années 1950 jusqu’à l’orée des années 1990. Pour les adolescents de cette époque, chaque article de presse évoquant la formidable histoire de cet objet du patrimoine britannique2 suscite des souvenirs émerveillés d’après-midi passés en sa compagnie3, en la propulsant d’une pichenette savamment dosée, en la peignant délicatement pour personnaliser son maillot, et souvent en la recollant soigneusement après l’une des doubles fractures de cheville quasi inévitables.
Aujourd’hui, plus souvent que sur la pelouse en feutrine qu’il fallait déplier et repasser ou, mieux, coller sur une planche de bois d’environ 1 m sur 1,50 m, la figurine de Subbuteo se trouve sagement rangée dans sa boîte de carton vert, au fond des armoires et des greniers du Royaume-Uni. Si elle reste, pour les adeptes irréductibles de ce jeu, une source de passion indémodable, elle n’en est pas moins, pour la grande majorité de ses anciens propriétaires, avant tout une source de nostalgie douce-amère, dont la mémoire se mêle de manière diffuse à celle d’un autre football, celui d’avant la Premier League et la commercialisation à marche forcée des années 19904.
Subbu-quoi ?
Pour le moins inhabituel, l’étymologie du nom de ce jeu est liée à la personnalité de son créateur.
C’est en 1946, démobilisé de la Royal Air Force et s’ennuyant ferme dans son métier civil de comptable aux services des retraites, que l’ornithologue passionné Peter Adolph décide d’engager une carrière d’entrepreneur. La vente d’œufs d’oiseaux rares étant par définition une source de revenus saisonnière, il se souvint d’un jeu de football de table du nom de Newfooty qui avait connu un certain succès dans les années 1930, mais dont la production semblait avoir été arrêtée au début de la guerre. Ce n’était pourtant pas le cas et, de fait, le Subbuteo était à la limite du plagiat, bénéficiant de l’omission de Newfooty d’avoir déposé un brevet.
Relancé en 1947, le Newfooty fut aisément doublé par son nouveau rival, d’autant que celui-ci avait amélioré le socle hémisphérique et ainsi la stabilité des figurines, lesté d’un rond de métal5. Peter Adolph se révéla aussi un homme d’affaires avisé, annonçant, sur un coup de bluff, la vente par correspondance d’un jeu pas encore disponible dans un magazine pour préadolescents, Boy’s Own, histoire de tester s’il y avait un marché6. La réponse dépassa toute attente. La vente à distance nécessita la mise en place précipitée, malgré les rationnements et pénuries de l’immédiat après-guerre, d’une production en série des figurines et des accessoires, encore rudimentaires à l’époque. Le terrain en feutrine n’existait pas encore, ainsi il fut recommandé, à la place, de tracer un terrain à la craie sur les épaisses couvertures foncées de l’armée dont on pouvait présupposer la présence dans chaque ménage britannique depuis la guerre7.
En imitant le Newfooty, Peter Adolph avait opté pour des figurines plates, en carton, mais contrairement à son concurrent, il innova rapidement. Dès 1949, il passa du carton au celluloïd, quoique toujours en deux dimensions. La figurine emblématique en trois dimensions, à l’échelle 1/76 – nommée « OO » comme dans le modélisme ferroviaire –, fut créée en 1961. Elle consacra la fin du Newfooty qui finit par être racheté et intégré par son concurrent. Initialement, Peter Adolph souhaitait breveter son jeu sous le nom de « The Hobby », jeu de mots subtil basé sur l’homonymie entre le vocable anglais pour « loisir » et le nom d’une espèce de faucon, en guise de clin d’œil à l’ornithologie. Devant le refus du bureau des brevets, il se rabattit sur le nom latin de cet oiseau, falco subbuteo8. Ce choix fut un coup de génie de marketing. Contrairement à tous les autres jeux s’appuyant sur le football, le nom énigmatique du Subbuteo ne fait aucune allusion à l’objet même du jeu, créant ainsi une catégorie à part. Déroutant de prime abord, la dénomination s’avéra facile à adopter à travers le continent, avec une accentuation sur la deuxième syllabe par les Anglais et les Italiens, alors que les Français et les Allemands avaient tendance à mettre l’accent sur le « te ».
Une place à part
Comme l’a démontré, de manière très méticuleuse, une récente exposition historique à Chemnitz, en Allemagne9, les tentatives de capitaliser sur le succès populaire du football par le biais de jeux de table ont notamment fleuri à partir du début des années 1920, ce qui est parfaitement cohérent avec le diagnostic établi des « dividendes sportifs de la Grande Guerre10 ». Le commissaire de l’exposition, Hans-Peter Hock, souligne « la remarquable inventivité dont faisaient preuve les créateurs de jeux » dans ce nouveau segment de marché au potentiel significatif. Selon lui, les nombreuses variations qu’ils développèrent peuvent être classées dans deux catégories : les jeux de plateaux, qui n’empruntent au football que son iconographie, et les jeux de dextérité, qui cherchent à reproduire des éléments d’action propres au football, idéalement comprenant un tir au but et des actions de gardien11.
Le Subbuteo fait de toute évidence partie de cette deuxième catégorie, et il en est de loin le plus exigeant en matière d’apprentissage et de perfectionnement de la technique. Geste en apparence très basique, la pichenette de l’index qui prend appui sur le terrain plutôt que sur le pouce, permet de produire des dosages de frappe très nuancés et des effets incurvés spectaculaires. Le degré élevé du savoir-faire à atteindre nécessite de l’entraînement, mais il assure aussi un plaisir renouvelé, voire augmenté avec le temps. Son caractère addictif valide la nomenclature classique de Roger Caillois12, puisque le joueur est à la fois plongé dans l’agôn (la compétition), le mimicry (le simulacre) et l’aléa (le hasard), ce moment où le petit ballon frappe le poteau malgré l’habileté du joueur, le tout dans un contexte d’ilinx (le vertige) inhérent à toute compétition.
Mais le plaisir de la maîtrise technique n’explique pas tout. Le Subbuteo demande un réel sens tactique, une appréciation précise du positionnement des joueurs sur le terrain similaire au « jeu sans ballon », et une prise de décision stratégique sous la pression13. Et il offre un plaisir esthétique indéniable, grâce à sa proximité avec le monde du modélisme. C’est dans le caractère multidimensionnel des stimuli cognitifs, émotionnels et physiques qu’il procure qu’il faut sans doute chercher la capacité d’attraction du Subbuteo et une part de l’intensité des souvenirs chez ceux qui l’ont pratiqué dans leur adolescence.
Une déclinaison à l’infini
Fort de ce pouvoir de séduction, le jeu a connu un développement commercial inouï entre les années 1960 et 1990, en capitalisant aussi sur le contexte de la médiatisation du football, du développement de la société de consommation et de l’augmentation du pouvoir d’achat des adolescents. Il y eut d’abord la Coupe du monde 1966 en Angleterre. Elle mit le football au centre de la société et l’entreprise Subbuteo, en lançant des séries d’équipes spéciales aux couleurs des seize nations qualifiées accompagnées de nouveaux accessoires, sut exploiter les opportunités offertes par l’événement. Entre 1963 et 1968, les ventes décuplèrent, littéralement, de 35 000 à 345 000 £14 (l’équivalent d’environ huit millions d’euros en valeur d’aujourd’hui). Dès les années 1950, la communauté grandissante des joueurs se mit à réclamer la production d’équipes dans les couleurs de leurs clubs de cœur respectifs. Flairant la bonne affaire, Peter Adolph avait donné rapidement suite et, avant même la Coupe du monde 1966, le catalogue comptait déjà cinquante équipes différentes. En déclinant cette réponse au fétichisme des supporters-clients, le Subbuteo finit par faire de sa figurine plus qu’un accessoire de jeu : elle devint un objet de désir de collectionneurs. Le « Subbuteo Wallchart », un catalogue des équipes actuellement disponibles sous forme de grande affiche au format A2 (avec un index pratique sur le verso) – brillante idée de marketing –, fut étudié dans le moindre détail par les fans, voire accrochée au mur de leur chambre.
Et au-delà des adolescents et des collectionneurs, le Subbuteo attira aussi de vrais sportifs, souhaitant pratiquer le jeu de manière très compétitive et s’associant dans des clubs et des fédérations qui finirent par s’organiser au niveau international et mettre en place de nombreuses compétitions dont la première World Cup dès 1970.
Les neuf vies du Subbuteo
La réussite du Subbuteo fut cependant étroitement corrélée aux compétences d’entrepreneur de Peter Adolph. Ce self-made man excentrique très « British » qui aimait autant les voitures de luxe ostentatoires que les aventures extraconjugales, mais savait aussi être un employeur paternaliste apprécié par ses collaborateurs et sous-traitants, possédait un vrai instinct pour les besoins de ses clients. Lorsque la marque est devenue trop grande pour être gérée comme la PME des années 1950, il se résolut à accepter, en 1968, une offre de rachat de la société Waddingtons, l’un des plus grands fabricants de jeux au Royaume-Uni.
Celle-ci bénéficia de l’inertie auto-perpétuante du succès à la fois commercial et social de la marque Subbuteo tout au long des années 1970 et 1980, mais commit des erreurs d’appréciation dans ses tentatives d’extensions de marque visant le marché américain. А̀ a posteriori, Daniel Tatarsky situe le pic de la popularité du jeu en 1982. Par la suite, le nombre de pratiquants se mit à décliner sérieusement15. En 1994, Waddingtons fut racheté à son tour par le géant américain Hasbro et, depuis, la gestion de la marque a été plus qu’erratique, au grand dam des fidèles. Aujourd’hui, le Subbuteo est fabriqué sous licence par la société Longshore basée à Singapour. En France, elle est vendue sous la marque Mégableu, uniquement en coffrets ciblant le public primo acquérant des préadolescents. Régulièrement, on annonce sa mort16, puis tout aussi régulièrement, on apprend qu’une énième relance lui redonne un nouveau souffle17. Comme le note son chroniqueur le plus prolifique, Peter Upton, le jeu semble « avoir neuf vies » et parvient toujours à « reporter sa disparition ».18
Eric Naszalyi, numéro 1 mondial entre 1993 et 1995 et aujourd’hui président de la « FFFTS » (Fédération Française de Football de Table Sport), juge toute nécrologie très prématurée. Pour lui, le jeu n’a pas encore dit son dernier mot. Parmi ses atouts, il insiste sur le fait qu’il peut être pratiqué comme un sport à part entière, et qu’il est apprécié par les adhérents de l’eSport, même s’il concède que le mix complexe entre « réflexion stratégique, maîtrise technique et gestion de l’émotion » semble avoir pour résultat que le Subbuteo attire avant tout « des pratiquants issus des catégories socio-professionnelles supérieures ». Il n’empêche : cela reste un jeu qui gagne à être connu, un sport inclusif « où il n’existe aucun blocage lié au genre » et qui possède « une mixité transgénérationnelle » comme peu d’autres.19 Il a sans doute raison. Et n’hésite pas à aller sur TikTok pour attirer l’attention des jeunes sur son jeu de cœur.
Il n’est pas impossible que la figurine de Subbuteo recrute de nouveaux adeptes, mais son avenir le plus probable est celui d’un objet de nostalgie, survivante aimée d’une époque qui ne reviendra plus. Les sites web qui lui vouent un véritable culte20 témoignent d’une affection profonde, mais sont eux aussi liés à une génération spécifique. C’est la même génération que vise sans doute le récent co-branding entre la marque de vêtements urbains Pretty Green – fondée par Liam Gallagher, né en 1972, cofondateur du groupe Oasis en 1991 et inconditionnel de Manchester City – et la marque Subbuteo, dans une tentative de faire résonner une nostalgie très britannique pour le mouvement des « Mods » exploité de longue date par le groupe de rock londonien The Who et parfaitement contemporain de la période faste du Subbuteo.
Et c’est cette même génération qui s’arrête, émue de retrouver leur ancien objet fétiche, devant la vitrine entière qui lui est consacrée dans le National Football Museum de Manchester, officialisant son entrée au patrimoine national.