« The long and winding road that leads to your door will never disappear », p. 81 : la bande-son des obsèques de George Best à Belfast, devant une foule de 300 000 personnes qui assistent au défilé du cortège le 3 décembre 2005, est une chanson des Beatles. C’est la dernière séquence de l’existence du footballeur irlandais illustrée par la bande dessinée (BD) du scénariste Kris et du dessinateur Florent Calvez. Son judicieux sous-titre Twist and Shoot est un subtil jeu de mots en référence à la chanson du même titre, parue sur Please Please Me, le premier album des Beatles (1963). Que les aficionados de football soient rassurés, même si les références au groupe musical le plus célèbre d’Angleterre sont effectivement présentes, il est ici bien davantage question de football que de pop music. En effet, sur les 79 pages de récit, 29 comportent au minimum une vignette de George Best en action sous le maillot de Manchester United, sans compter celles qui le représentent à l’entraînement ou sous d’autres couleurs. Le scénariste Kris a en réalité mis en images l’ouvrage « George Best, le cinquième Beatles » paru en 2014 sous la plume du renommé Vincent Duluc, journaliste spécialiste de football. Le livre, très documenté, n’explore cependant pas totalement certaines possibilités suggérées par le titre : les évocations des Beatles sont trop parcimonieuses pour autoriser une comparaison étayée des conditions d’émergence et de réception respectives de ces nouvelles stars des sixties, les musiciens les plus célèbres du Royaume-Uni (puis du monde entier) d’un côté, et le footballeur européen sans doute le plus médiatisé de sa génération de l’autre.
Ce n’est d’ailleurs pas l’objet de cette BD passionnée, qui comme le livre qui l’a inspirée, s’attache à partager la légende de celui qui, élu Ballon d’or européen en 1968 à l’âge de 22 ans, met prématurément un terme à sa carrière de footballeur professionnel à Manchester United à l’âge de 28 ans… même si sa carrière de journeyman, constituée de fugaces apparitions dans des clubs mineurs, se poursuit jusqu’en 1984. Ce n’est pas le moindre intérêt de ce passionnant volume que de faire revivre cette trajectoire peu rectiligne de celui qui incarne sans doute l’une des premières stars du football européen, avant l’ère de la globalisation du ballon rond étudiée récemment par Alan McDougall1 (2020). La quatrième de couverture évoque la « Sainte Trinité » respectée tout au long de sa vie par l’icône de Manchester United : « football-gadoue, sexe et rock’n’roll ». Une Sainte Trinité qui est en fait une quadrilogie, tant l’alcool est déterminant dans la vie du cinquième Beatles, un penchant qui détermine bien des choix de George Best et que le scénario n’élude jamais. De la trinité dépeinte par Kris, le rock’n’roll n’est pas l’aspect le plus développé, même si les références aux groupes de pop mancuniens comme les Hollies et les Herman’s Hermits, p. 54, aux Fab Four (le surnom des Beatles) qu’il n’a jamais rencontrés en tant que groupe, ou à celles et ceux réellement côtoyés comme les Bee Gees, Cher ou Elton John pimentent le récit.
Le sexe est très présent sous la forme des innombrables conquêtes féminines du joueur, incapable de se fixer et brûlant la chandelle par les deux bouts. Cependant, les aventures amoureuses (si l’on peut employer ce terme) de Georgie Boy, un autre de ses surnoms, sont moins présentes dans la BD que dans le livre. Alors que Vincent Duluc y consacre en effet un chapitre entier afin de mieux cerner ces inclinations envers le sexe alors dit faible, indissociables de la personnalité de son héros, Kris se contente de disséminer quelques informations de manière plus sélective et donc moins détaillée. En revanche, le football-gadoue, une allusion aux terrains anglais en période d’hiver, est pour les amateurs de ballon rond l’aspect le plus abondamment illustré. Le dessin de Florent Calvez offre un bénéfice évident par rapport au livre de Vincent Duluc : l’aspect visuel de la technique en mouvement du natif de Belfast, sa fluidité naturelle, sont remarquablement mises en évidence par les traits de l’illustrateur et contrastent avec la lourdeur et parfois l’agressivité de ses adversaires, elles aussi heureusement mises en couleurs. Un remarquable travail de consultation des archives audiovisuelles a présidé au scénario et au dessin dans la mesure où certaines pages reproduisent avec fidélité des extraits de matches télévisés, tels que la finale de la Coupe d’Europe des clubs champions remportée par Manchester United face à Benfica en mai 1968, p. 3. Les références à l’histoire des Red Devils abondent, que ce soit la catastrophe de Münich en février 1958, qui coûta la vie à plusieurs joueurs et membres du staff, ou l’évocation des partenaires et adversaires de George Best comme Bobby Charlton, son meilleur ennemi au sein de l’effectif mancunien, Dennis Law, Johann Cruyff, voire le dur à cuire Nobby Stiles. Les aphorismes et bons mots dont était friand le mythique attaquant égaient avantageusement le récit, euphémisant la déchéance inéluctable du héros.
Les hommages multiples, dont celui de Pelé, le fait qu’un aéroport de Belfast porte son nom (comme Liverpool a nommé le sien « John Lennon »), l’inénarrable couronne « Maradona Good, Pelé Better, George Best » laissée parmi les innombrables bouquets lors de sa disparition, sa nomination en excellente position dans la liste des joueurs du vingtième siècle publiée par la FIFA… en disent long sur l’héritage laissé par George Best. Les heures de gloire et le déclin de ce footballeur légendaire, un des premiers à défrayer la chronique à une époque où l’attitude des joueurs est majoritairement policée, est remarquablement mise en dialogues et en images afin de dévoiler les faiblesses de l’homme, auquel le football n’offre qu’une rédemption momentanée. La couverture de la BD, qui plagie la mythique pochette de l’album Abbey Road des Beatles (1969) remplace les Fab Four en file indienne traversant le passage piéton par un George Best jonglant avec un ballon. Ce faisant, elle combine finement références musicales et footballistiques. L’image est reproduite sous forme d’une vignette, p. 31, qui fait cette fois-ci se croiser fictivement les Beatles et George sur le mythique passage piéton. Elle synthétise les représentations véhiculées par la presse britannique qui avait effectivement officialisé à son endroit le sobriquet de « cinquième Beatles », repris par Vincent Duluc.
Cette BD, qui ne peut que séduire ceux qui s’intéressent à l’histoire du football, doit trouver son public. Elle convaincra les néophytes, qui devraient être conquis par la personnalité romanesque de George Best. Elle attirera l’attention des spécialistes, parfois sur des aspects moins connus de l’histoire du football comme sa participation au championnat de la North American Soccer League au sein des Aztecs de Los Angeles puis des Strikers de Fort Lauderdale. Elle convaincra sans doute certains lecteurs de compléter leur plaisir en se plongeant dans l’ouvrage de Vincent Duluc ou la consultation d’archives audiovisuelles pour en savoir davantage sur le talent du prodige irlandais. Elle suscite aussi une interrogation : pourquoi y a-t-il aussi peu de recherches académiques sur George Best, qui permettraient de situer sa trajectoire individuelle au regard de l’évolution d’une certaine frange la jeunesse anglaise des sixties et des mid-seventies et serait susceptible d’offrir un panorama des évolutions culturelles et sociales de l’Angleterre et plus largement des sociétés occidentales ? Qui apporteraient par la même occasion son écot à l’histoire du football dans ses différentes dimensions, au sein desquelles la prise en compte de la psychologie des joueurs, pour laquelle George Best offrirait un cas singulier, n’est pas la moindre ? Voilà quelques pistes suscitées par cette lecture stimulante.