Trois moments emblématiques
Le 5 octobre 1983, le journal télévisé de Christine Ockrent sur Antenne 2 ouvre sur une séquence de plus de dix minutes consacrées exclusivement à l’attribution du Prix Nobel de la paix à Lech Wałęsa, ce syndicaliste des chantiers navals de Gdańsk qui avait réussi à faire connaître dans le monde entier le mot polonais pour « solidarité », « solidarność »1. Au milieu de cette séquence, un reportage rappelle trois « images symboliques » dans la trajectoire récente du lauréat2. D’abord la signature, en août 1980, de l’accord de Gdańsk établissant la liberté syndicale, victoire éphémère étouffée par l’état de siège décrété par le Général Wojciech Jaruzelski un peu plus d’un an plus tard. Puis, la visite de Wałęsa chez son compatriote Jean-Paul II au Vatican, début 1981, à un moment où tous les espoirs d’une évolution du régime polonais étaient encore permis, et bien avant il ne soit emprisonné pendant par le régime de décembre 1981 à novembre 1982. Et enfin, une scène surprenante qui avait précédé l’annonce du prix Nobel d’une semaine tout juste. Sur les tribunes du modeste stade de Gdańsk, à la mi-temps d’un match certes prestigieux, mais sans enjeu sportif, la foule compacte qu’on devine presque trop nombreuse pour cette enceinte se met à scander le nom de Lech Wałęsa, présent en tant que spectateur lambda debout dans les tribunes. La caméra l’identifie, zoome sur lui, et le sourire d’abord étonné, puis franchement heureux de celui qui se fait ainsi acclamer est le reflet d’une lueur d’espoir inattendue pendant une longue traversée du désert : non, ils n’ont rien oublié, mon combat n’est pas mort, la révolution n’est qu’en sommeil.
Une divine surprise, car en automne 1983, la foi en la capacité du mouvement populaire à survivre à la répression du régime Jaruzelski était mince. Ils paraissaient bien loin, les jours de 1980, où l’on avait cru que les choses pouvaient bouger sous le poids d’un syndicat revendicateur même si catholique, non violent et négociateur. Avec Wałęsa embastillé et une chape de plomb couvrant la Pologne, tous les espoirs reposaient sur la mobilisation de l’opinion internationale, et la déception, en automne 1982, d’avoir été oublié par le comité Nobel d’Oslo, au moment où cette reconnaissance aurait été le plus utile, était profonde. Au point que le correspondant du Monde, Jan Krauze, qualifiait la distinction de 1983 non sans amertume de « lot de consolation3 ».
A posteriori, il ne paraît pas absurde de considérer que l’acclamation bruyante et apparemment spontanée du stade de football avait peut-être eu plus d’impact que le prix Nobel. Pour le régime, il était facile de discréditer le prix comme une décision purement politique contre le bloc soviétique et de minimiser ainsi sa portée. Plus facile en tout cas que d’ignorer le défi têtu que lui lançait le peuple ouvrier dans ses chants du stade. La télévision publique avait beau brouiller le son de cet incident embarrassant4, le mal était fait : il y avait là une preuve que les idées de Solidarność – dont le nom, tout comme celui de Wałęsa lui-même, était d’ailleurs systématiquement mal prononcé dans toutes les salles de rédaction de l’Ouest – étaient encore bien vivantes.
Un match étrange
Rien n’avait prédestiné ce match retour du premier tour de la Coupe européenne des vainqueurs de coupe à devenir un moment aussi chargé de signification. Deux semaines auparavant, le 14 septembre, la Juventus Turin, sous la direction de Giovanni Trapattoni, avait rapidement remis à sa place le modeste représentant polonais, le Lechia Gdańsk, club de deuxième division qui venait de remporter la coupe nationale alors qu’il évoluait encore au troisième niveau. Le 7-0 infligé au Lechia au match aller dans le Piémont (deux buts de Michel Platini, qui entamait alors sa deuxième saison sous le maillot bianconero) était dans l’ordre des choses5. Il n’empêche : le match retour était néanmoins attendu avec excitation par un public peu habitué aux sommets européens et fermement décidé à profiter du moment, d’autant plus qu’il offrait l’occasion de voir à l’œuvre le meilleur joueur polonais du moment, Zbigniew Boniek, qui avait mené l’équipe nationale à la troisième place du Mundial espagnol un an auparavant, avant de signer à la Juve.
Pour Solidarność, c’était surtout une occasion en or de bénéficier d’une exposition médiatique hors du commun. Dans leur ouvrage consacré à ce match, paru en 20136, Karol Nawrocki et Mariusz Kordek déconstruisent le mythe du caractère spontané de la manifestation de soutien à Wałęsa. Ce dernier, assistant au match en tant que personne privée, ne pouvait faire l’objet d’une arrestation préventive. Selon les auteurs, le régime estimait aussi que ses efforts de délégitimation du personnage avaient porté ses fruits et qu’il avait perdu de sa réputation et de son influence au sein du mouvement ouvrier. Il avait tort. C’est à la mi-temps que le stade s’est mis à entonner les chants, après qu’un responsable de Solidarność avait signalé aux caméras étrangères que Wałęsa se trouvait bien au milieu de la foule. Cette affirmation publique de leur leader historique n’était certes qu’un acte de rébellion symbolique, rendu possible par les lois non écrites qui régissent l’expression des revendications politiques à l’intérieur d’un stade de football. En même temps, on aurait tort de sous-estimer sa portée. L’incident a insufflé un nouvel espoir : tout n’était pas perdu. Et le prix Nobel, huit jours plus tard, a consolidé le leadership de Wałęsa pour plusieurs années. Sa légitimité lui permettait de s’imposer à nouveau comme l’interlocuteur privilégié du pouvoir politique, que ce soit pour contenir la vague d’indignation suite à l’assassinat du prêtre Jerzy Popiełuszko en 1984 ou pour négocier habilement avec un régime aux abois après l’échec d’un référendum bidon en 1987.
Et le match, en fait ? Tout le monde s’en moquait. Quoi que… Est-ce en raison d’un supplément de motivation que l’équipe Lechia, menée 0-1 à la mi-temps, sortait transformée des vestiaires, pour égaliser à la 50e minute et même prendre la tête à la 65e ? Toujours est-il que la supériorité évidente de la Juve a eu le dernier mot : égalisation à 2-2 par Roberto Tavola à la 77e, puis le coup de grâce par nul autre que Zbigniew Boniek à sept minutes de la fin du temps réglementaire7. Le Lechia n’a plus jamais atteint ce stade d’une compétition européenne8. Une raison de plus de se souvenir de cet événement exceptionnel à plus d’un titre.
Le match du 28 septembre 1983 est-il pour autant devenu un « lieu de mémoire » à part entière ? L’histoire contemporaine de la Pologne étant marquée par plus de trois décennies de transformation à marche forcée, suivies d’une polarisation profonde de la société, rien n’est simple en ce qui concerne la sédimentation dans la mémoire collective d’un tel événement, dont le protagoniste, âgé aujourd’hui de 80 ans, est passé depuis par de véritables montagnes russes en matière de popularité. Le 40e anniversaire du match a représenté une occasion intéressante, à la fois pour mesurer le statut mémoriel de ce moment de bascule et pour le mettre en perspective dans les liens qu’a tissés l’histoire du football entre le club, le stade et les chantiers navals de cette grande ville portuaire de la mer Baltique.
Gdańsk a toujours été l’un des ports les plus importants de l’histoire de la Pologne. Pendant son âge d’or, au xvie siècle, c’était la ville la plus riche de Pologne, l’une des plus grandes d’Europe même, représentant 30 % du commerce maritime dans la région de la mer Baltique. Avant les annexions territoriales successives, survenues vers la fin du xviiie siècle et connues sous le terme de « partages de la Pologne9 », Gdańsk restait « la fenêtre sur le monde » du pays. Les navires marchands en provenance d’Allemagne et des Pays-Bas y accostaient, et c’est de là que les navires chargés de céréales polonaises – le principal produit d’exportation de la Pologne aristocratique composée du Royaume de Pologne et du Grand-Duché de Lituanie et surnommée le « grenier de l’Europe » au xvie siècle – mettaient le cap sur ces destinations. Les chantiers navals de Gdańsk ont aussi une longue histoire. À la place des chantiers de réparation et des chantiers navals allemands qui fonctionnaient depuis le début du xixe siècle (rappelons que Gdańsk a fait partie de la Prusse, sous le nom de Danzig, entre 1815 et 1919), un énorme nouveau chantier naval a été créé en 1945 (baptisé en 1967 en l’honneur de Lénine). Il faisait partie d’un vaste plan de modernisation du pays mis en place par les autorités communistes après la Seconde Guerre mondiale. En 1948, le premier navire de mer construit en Pologne a été lancé, nommé d’après le principal ouvrier du chantier naval, Sołdek. De nos jours, le Sołdek sert de navire-musée et fait partie du Musée maritime national de Gdańsk.
Le chantier naval n’était pas seulement un élément d’une stratégie économique plus large visant à développer l’État communiste. Il est devenu une véritable enclave dans la société urbaine, une ville dans la ville. Il faut se rappeler que Gdańsk est devenue une destination pour la migration de milliers de personnes après la guerre – en raison des modifications frontalières et territoriales, de nombreux Polonais, y compris ceux de ce que l’on appelle les zones frontalières orientales, ont migré vers le nouvel État polonais. Gdańsk et son énorme chantier naval sont devenus un point d’attraction, puis un havre de paix pour beaucoup d’entre eux. À son apogée, le chantier naval de Gdańsk était le cinquième plus important du monde en termes de production, capable de lancer jusqu’à 30 navires par an. À l’époque de la République populaire de Pologne, il était presque un organisme autosuffisant, pas seulement un lieu de travail, mais aussi un endroit où l’on passait son temps libre. Le chantier naval disposait de centres de vacances, d’écoles maternelles, de crèches, d’un hôpital, d’un centre culturel avec cinéma, d’une bibliothèque et d’une salle de sports. Les employés du chantier participaient activement aux activités, jouant dans l’orchestre du chantier, intégrant à des groupes de danse et rejoignant des sections sportives – du patinage artistique à la boxe.
La nature holistique du chantier naval n’était, bien sûr, pas un cas unique – c’est ainsi que toutes les entreprises de très grande envergure fonctionnaient dans la Pologne communiste. Cela résultait non seulement de la stratégie politique des autorités consistant à glorifier la classe ouvrière en tant que pilier principal de l’édifice idéologique, mais aussi d’un certain pragmatisme. En effet, la construction d’une infrastructure sociale complète permettait une meilleure intégration des employés sur le lieu de travail. Et, en même temps, la satisfaction quasi exhaustive des besoins des employés était un puissant outil de contrôle.
Cela dit, comme l’histoire contemporaine nous l’a montré, si le chantier naval de Gdańsk a marqué l’histoire de l’État polonais, ce n’est pas en raison de sa dimension ni pour son caractère emblématique de l’industrie communiste, mais bien pour avoir donné naissance à un grand mouvement social qui s’est mué en syndicat. Il a ainsi été le lieu qui a révélé au grand jour, en faisant émerger une « conscience de classe » aiguë, toute l’absurdité d’un système répressif qui se réclamait pourtant de cette même classe ouvrière.
Le football à Gdańsk
À l’instar des autres villes polonaises, le football à Gdańsk n’a pas une très longue tradition historique. Au début du xxe siècle (jusqu’en 1918), Gdańsk appartenait à la Prusse occidentale et toutes les initiatives de la société civile étaient limitées à ce cadre. Il est vrai que certains historiens suggèrent que le football a été introduit à Gdańsk par des marins britanniques, dès la fin du xixe siècle. Ce qui n’est pas totalement impossible. Toutefois, sur le plan institutionnel, l’année fondatrice est 1903, avec la première création d’un club dédié à ce nouveau jeu, le 1.FC Danzig, lancé à l’initiative du jeune ingénieur allemand Eugene Monscheuer, un Rhénan, qui avait placé une annonce dans le quotidien local Danziger Neueste Nachrichten10. Dès 1905, le club était devenu une association « multisport », et suite au départ, pour raisons professionnelles, de Monscheuer, a été transformé en « Ballspiel- und Eislauf-Verein e.V. » (club pour jeux de balle et patinage11 »). Pour expliquer la place centrale des Prussiens dans le premier football de Danzig, il convient de rappeler qu’au début du xxe siècle, la ville comptait, si l’on en croit les statistiques linguistiques prussiennes12, une population de 140 563 habitants, dont 135 216 Allemands, 3 147 Polonais, ainsi que 1 758 bilingues. Aussi, au cours des années suivantes, les clubs de Gdańsk participèrent aux compétitions de la Fédération allemande de football (le vainqueur des compétitions régionales pouvait concourir à la phase finale du championnat d’Allemagne). Notons que le premier club polonais de Gdańsk ne fut créé qu’en 1922, sous le nom de Gedania Gdańsk. Ce club existe toujours aujourd’hui, il évolue dans la troisième ligue (ce qui correspond au quatrième niveau des compétitions) et est connu pour son travail de formation. Dans ces années 1920, le premier véritable stade de la ville est aussi construit dans la zone connue sous le nom de « Polenhof », mot allemand désignant un quartier caractérisé par l’activité de la communauté polonaise. Le stade construit en 1926 est situé à côté d’une église, est devenu un centre important pour la promotion de la culture polonaise pendant la période de l’entre-deux-guerres. Gedania Gdańsk, entre autres, a joué ses matchs dans ce stade, et le club a continué à utiliser cette infrastructure même dans la période d’après-guerre, jusqu’en 2012, date à laquelle le bâtiment a cessé de servir d’infrastructure sportive13. Après la Seconde Guerre mondiale, les clubs sportifs polonais ont été créés sous le parrainage et le mécénat d’entreprises publiques ou de ministères compétents. Les clubs les plus prospères étaient soutenus par les usines industrielles qui servaient de fleurons à l’industrie communiste. Il ne s’agissait pas nécessairement de clubs de chantiers navals, mais surtout de clubs miniers, le charbon étant l’un des « trésors » les plus importants de l’économie polonaise. Au plus fort des succès du football polonais, le sponsoring minier a permis la création de formations telles que Górnik Zabrze, plusieurs fois champion de Pologne, et surtout, le seul club polonais à avoir atteint la finale d’une coupe européenne (perdu contre Manchester City en 1970). Une autre source importante de soutien provenait de l’armée. Le club sportif militaire central Legia Varsovie (l’équivalent polonais des clubs militaires comme le CSKA Moscou ou le CSKA Sofia) était une illustration de la puissance du parti communiste : il pouvait recruter les meilleurs athlètes par le biais du service militaire obligatoire (les athlètes avaient le droit de poursuivre leur carrière dans ces clubs tout en remplissant leurs obligations militaires). Grâce à cet artifice, le Legia a par exemple « signé » en 1966 un joueur comme Kazimierz Deyna, l’un des meilleurs milieux de terrain centraux de l’histoire du football polonais (médaillé d’or aux JO de Munich 1972, classé troisième au Ballon d’Or 1974, derrière Johan Cruyff et Franz Beckenbauer).
Les clubs des chantiers navals n’étaient pas placés bien haut dans cette hiérarchie sportive à forte coloration politique. Pendant toute la période communiste, ils n’ont donc pas connu de succès significatifs en football (même s’ils ont tiré leur épingle du jeu dans d’autres sports). L’histoire du Lechia Gdańsk est étroitement liée au destin de la ville après la guerre. Lieu d’échanges commerciaux importants, le port était un endroit stratégique pour la ville et le pays. C’est pourquoi, peu après la fin de la guerre en 1945, le Bureau de Reconstruction du Port (Biuro Odbudowy Portu, BOP) a été établi à Gdańsk. Cette institution a joué un rôle essentiel dans la remise en service du transport maritime polonais, mais le développement du BOP s’est aussi accompagné de la création d’un club sportif. Dès 1945, les premières sections sportives ont été mises en place, même si elles ne portaient pas encore le nom de Lechia. Les footballeurs jouaient sur un terrain situé dans la rue Traugutta, précisément à l’endroit où le stade municipal a été construit, celui qui a servi pendant des décennies et qui a accueilli le match légendaire contre la Juventus. Le nom « Lechia » – une appellation latinisée historisante, comme « Borussia » ou « Germania » en allemand, dérivée du nom de la Pologne préchrétienne – a été adopté en 1946, marquant le début officiel de l’histoire du club.
L’histoire turbulente du Lechia
Pour de nombreux habitants de Gdańsk, le Lechia est un élément important de l’identité locale. Sous le communisme, le vieux stade résonnait souvent de slogans antisystèmes et était parfois appelé « le bastion de l’anticommunisme14 ». Aujourd’hui, le club dispute les plus grands trophées nationaux dans une arène moderne. Cependant, le chemin vers ce statut a été difficile, avec de nombreux échecs en cours de route.
En 1989, année qui a marqué le début du processus de la transformation en Pologne, le Lechia a été relégué de la Première Ligue vers le deuxième niveau, première étape d’une pente glissante. Les tentatives pour sauver le club en formant des alliances avec différentes organisations sociales, politiques ou commerciales ont été de courte durée et n’ont pas apporté d’amélioration durable à la situation. Au début des années 1990, une nouvelle société créée pour gérer le club ne répond pas aux attentes et le Lechia se retrouve en troisième division. La fusion avec le club de football Olimpia Poznań, au milieu des années 1990, lui permet de retrouver l’élite, même si ce n’est pas grâce à ses performances sur le terrain. Une fois de plus, le bonheur des supporters est de courte durée. Suite à des sanctions imposées par la Fédération polonaise de football, le club est relégué en deuxième division pour se retrouver à nouveau en troisième division en 1997. La relégation en troisième division au lieu de la promotion attendue a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Dans une certaine mesure, les supporters qui ont pris les choses en main ont réussi là où les politiciens et les hommes d’affaires avaient échoué. En 2001, Lechia ne disposait plus que de son équipe d’encadrement, de quelques dirigeants bénévoles et d’un groupe de jeunes joueurs talentueux (lors du premier match, le joueur le plus âgé avait dix-neuf ans). Conformément à la décision de la Fédération polonaise de football, le club a rejoint les compétitions de la « classe A » (niveau 6). Sans la moindre ressource financière, le simple fait de payer un voyage en autocar pour se rendre à un match à l’extérieur posait problème. Dans cette situation, les supporters ont commencé à conduire les joueurs dans leurs propres voitures. La situation frôlait le burlesque : rien que l’affluence des supporters du Lechia lors des matches à l’extérieur était sans précédent pour ce niveau de compétition.
La reconstruction du club a duré exactement sept ans. En 2008, le club est revenu au niveau de l’Ekstraklasa (dénomination actuelle du plus haut niveau de compétition), exactement un an après l’annonce de l’organisation conjointe de l’Euro 2012 par la Pologne et l’Ukraine, pour lequel Gdańsk devait être l’une des quatre villes hôtes en Pologne (aux côtés de Varsovie, Poznań et Wrocław). Le nouveau stade, construit de toutes pièces pour l’Euro, a été inauguré en 2011 et, pour l’anecdote, Lechia s’est contenté d’un nul contre Cracovia (1-1) lors de son match inaugural. Le quartier de Letnica, à proximité des chantiers navals où était construit la nouvelle enceinte, ne jouissait pas d’une bonne réputation à l’époque – autour du stade, de nombreux immeubles étaient occupés par des résidents issus de couches sociales défavorisées, souvent expulsés des appartements situés dans d’autres quartiers de Gdańsk. De plus, 60 % des immeubles résidentiels dataient alors d’avant 1918 et nombre d’entre eux étaient dans un état d’insalubrité manifeste.
La revitalisation du quartier a commencé en 2010. À côté du nouveau stade, un parc d’exposition a été implanté, ainsi qu’un arrêt spécial pour le transport public, principalement utilisé pendant les matchs et les événements au stade (un trajet de quelques minutes depuis la gare centrale). Il convient de noter que ce n’est que récemment que le quartier de Letnica connaît un véritable phénomène d’embourgeoisement, qui n’est pas nécessairement une conséquence de la construction du stade. Le développement immobilier avec des immeubles d’appartements modernes a entraîné l’augmentation considérable des prix du logement. Aujourd’hui, Letnica n’est plus considéré comme une zone « louche ». Bien au contraire, le quartier est devenu une aire d’investissement apprécié par les promoteurs, principalement en raison de sa proximité avec le front de mer.
Quant à l’ancien stade, situé dans le district de Wrzeszcz, il est toujours utilisé à des fins sportives. Les équipes de jeunes du Lechia y jouent leurs matches à domicile, et l’équipe première du Lechia, repartie faire un tour au deuxième niveau lors de la saison 2023-2024, y effectue ses séances d’entraînement. Le complexe sportif comprend également des courts de tennis. Il est indéniable que le vieux stade garde une valeur nostalgique, symbolique et les supporters y attendent souvent les joueurs, surtout après des victoires importantes. Aujourd’hui, le stade, qui appartient à la ville, est entouré d’une forêt d’un côté et d’un hôpital de l’autre et, en raison de son emplacement, il est peu probable qu’il soit reconverti un jour en lotissement résidentiel. Tant mieux !
Le match de 1983 comme objet de commémoration
Le match contre la Juventus Turin en 1983 résonne toujours dans la mémoire des supporters de Gdańsk comme en témoigne la publication de deux livres écrits par des fans, qui sont accessoirement aussi des historiens et des journalistes.
En 2006, le père Jarosław Wąsowicz (connu comme l’aumônier des supporters du Lechia et professeur d’histoire) a écrit un livre intitulé Solidarité blanc-vert : Sur le phénomène politique des supporters de Lechia Gdańsk 1981-198915. L’ouvrage n’est pas seulement un recueil de faits et d’anecdotes concernant la décennie en question. Wąsowicz fait référence à de nombreuses sources, y compris des articles sur le phénomène des supporters du Lechia et leur lutte contre le communisme. Les témoignages d’anciens supporters, joueurs et activistes de l’underground anticommuniste, dont les déclarations détaillées sont reproduites in extenso dans l’ouvrage, constituent une valeur ajoutée importante de cet ouvrage. Grâce à elles, les lecteurs peuvent se familiariser avec les nuances de l’engagement des acteurs et les placer dans le contexte général des événements liés au match de 1983 et à d’autres activités antisystème impliquant les supporters telles que leur implication dans des manifestations de rue à l’extérieur du stade. Le livre de Wąsowicz reste un point de référence important pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de ce club et de des supporters.
Depuis, un autre livre, déjà brièvement mentionné plus haut dans l’introduction, a été publié à l’occasion du 30e anniversaire du match contre la Juventus. Entièrement consacré à cet événement, il s’intitule Lechia –Juventus. Więcej niż mecz (« Lechia-Juventus : Plus qu’un match16. »)
Les auteurs du livre sont Mariusz Kordek, journaliste et auteur de livres sur le Lechia, et Karol Nawrocki, docteur en histoire et actuel président de l’Institut de la mémoire nationale. Les deux auteurs ont partagé le travail entre eux : le premier décrit le contexte sportif détaillé (témoignages de joueurs, d’officiels et de supporters), retraçant l’ensemble du parcours du Lechia Gdańsk, de la victoire inattendue en Coupe de Pologne, alors qu’il jouait encore en troisième division, aux deux matchs contre la Juventus. Dans la seconde partie, Karol Nawrocki propose une analyse historique et politique approfondie du match, basée sur de nombreuses sources (outre la presse, des données provenant des archives du Parti ouvrier unifié polonais). L’ouvrage restitue parfaitement l’époque, tout en démontrant que c’était effectivement « plus qu’un match ». Le livre présente également des photographies exceptionnelles, notamment des clichés détaillés de Lech Wałęsa assis dans les tribunes du stade, entouré d’autres militants anticommunistes et de centaines de supporters. On aurait pu s’attendre à ce que le 40e anniversaire du match, en septembre 2023, suscite une envie partagée de se souvenir, comparable à celle qui s’est produite en 2022 autour de la demi-finale de la Coupe du monde 1982 de Séville, entre la France et l’Allemagne. Lors de la recherche de Stephan Klemm17, on s’était aperçu du regard à la fois lucide et critique des anciens protagonistes envers leur vécu de l’époque.
Rien de tout cela dans la Pologne de 2023. Du côté du Lechia lui-même, cette négligence mémorielle est sans doute due aux aléas sportifs du club actuel. En effet, l’histoire du club bégaie à nouveau avec, en mai 2023, la relégation du Lechia au deuxième niveau, après avoir accédé à la European Conference League un an plus tôt. Parmi les supporters une rumeur avait commencé à circuler selon laquelle que le club était en très mauvaise posture financière et que l’histoire de 2001 pouvait se répéter, lorsque le club avait dû repartir à zéro. Finalement, l’arrivée du fonds d’investissement mondial MADA, avec comme président exécutif le Suisse Paolo Urfer, ancien directeur sportif du FC Sion et de Xamax et spécialisé dans le rachat de clubs, a sauvé le Lechtia. Ni le fonds ni le président n’avaient auparavant investi dans le football polonais. Le club a vu partir ses meilleurs éléments, remplacés par des joueurs entièrement nouveaux, pour la plupart très jeunes et originaires de différentes parties du monde. Il ne faut donc pas s’étonner que pour les supporters du Lechia, les problèmes cruciaux du début de la saison 2023-2024 n’étaient pas les souvenirs d’il y a 40 ans, mais bien des questions existentielles sur les conditions dans lesquelles leur club commencerait ses compétitions. Du côté des médias, l’intérêt pour commémorer le match n’était guère plus développé. Quelques portails Internet seulement ont publié de courts articles entrecoupés de déclarations des héros sportifs de l’époque. Le compte rendu le plus détaillé a été présenté par le portail Lechia.net, géré par des journalistes activement impliqués dans l’histoire du club. Le club lui-même a publié un petit article sur son site web. Il est important de relever que ces souvenirs se concentrent principalement sur l’aspect sportif ! Le contexte politique n’y est pratiquement pas évoqué. Il paraît évident que les nouvelles générations de supporters ne sont pas attachées à l’engagement politique de leurs aînés. Wałęsa, Solidarność, le communisme, ce ne sont plus des sujets clés pour eux. D’autant plus que la communauté des supporters du Lechia est actuellement prise dans un conflit entre la « vieille garde » et les jeunes, avec pour enjeu le pouvoir (y compris financier) au sein des structures de supporters.
Finalement, il faut aussi reconnaître que Lech Wałęsa lui-même ne jouit plus d’une bonne réputation ni au sein de la communauté des fans et des militants de droite à Gdańsk, ni, plus généralement, dans la société polonaise. Wałęsa est en conflit avec la scène politique de droite en Pologne, qui l’accuse souvent d’une présumée collaboration avec les services de sécurité du régime communiste. De plus, à l’âge de 80 ans, il ne joue plus un rôle important dans la vie politique polonaise. Même le 40e anniversaire de l’attribution du Prix Nobel de la paix n’a pas eu un grand écho. Pour de nombreux Polonais, il reste un héros, mais il fonctionne de plus en plus comme un symbole, un mythe, et non plus comme un homme politique actif dont la voix doit être prise en considération.
Aujourd’hui, en Pologne, il y a comme une envie de tourner la page, de ne plus ressasser les mêmes souvenirs du temps de la guerre froide. D’autant plus que l’automne 2023 n’était guère propice à évoquer le passé de manière consensuelle, pendant qu’une société hautement polarisée était prise dans une campagne électorale agressive en vue des législatives du 15 octobre qui ont abouti à un changement important de gouvernement. Dans ces conditions, le 40e anniversaire du match contre la Juventus est passé inaperçu, y compris en Italie, d’ailleurs. C’est à se demander à quoi ressemblera la politique de la mémoire dans dix ans, pour les 50 ans d’un match dont on se soucie moins aujourd’hui, mais qui a incontestablement contribué à changer le cours de l’histoire du pays. Y aura-t-il des historiens du football qui s’attèleront à la tâche d’enlever les couches de poussière qui se sont posées sur ce match ? Y aura-t-il encore des internautes curieux pour consulter les images plutôt floues sur YouTube ou ailleurs ? Nous pensons que oui. Le match Lechia-Juventus restera un élément important de l’identité du football polonais. Ce fut un moment emblématique pour le football de Gdańsk, ses supporters et l’esprit protestataire et antisystème de l’époque. Même si son importance ne peut être comparée aux grèves des ouvriers du chantier naval en 1980, ce moment est devenu un mythe et un symbole qui comptent. Et les amateurs de football raffolent des symboles et des légendes du passé. Il est bien possible que le match fasse l’objet d’une redécouverte commémorative par une génération d’historiens et de supporters de football désireuse de mieux comprendre et de se réapproprier ce pan de l’histoire d’un pays, d’une ville, d’un club.
Une histoire contre-intuitive
Ce regard sur le football à Gdańsk, à partir d’un match événement qui mérite pleinement l’épithète « extraordinaire », révèle une histoire contre-intuitive, dont les soubresauts sont directement liés à l’histoire compliquée, et souvent douloureuse, du pays tout entier. Contrairement à tant d’autres villes portuaires importantes – dont certaines ont leur portrait dans ce numéro –, Gdańsk n’a pas vu le football arriver par voie maritime, mais dans les sacs d’Allemands bien terrestres. De même, si la population ouvrière des chantiers navals qui dominaient la vie industrielle de la ville, appréciait le football et trouvait les infrastructures nécessaires à son développement à proximité de leurs lieux de travail et de résidence, le club phare de la ville souffrait de sa position dans la hiérarchie du parrainage des clubs, après les autorités politiques, les militaires ou d’autres acteurs économiques importants comme l’industrie minière.
En conséquence, un club, le Lechia, a fait l’objet d’une affection locale incontestable, mais qui s’est installé dans une certaine médiocrité, avec de courtes périodes éclatantes et éphémères, et des phases de déclin trop fréquents, même quand il a eu la chance d’être doté d’un stade aux standards internationaux grâce à l’Euro 2012 et la volonté bien visible du gouvernement polonais (et de son leader, Donald Tusk, originaire de Gdańsk) de répartir les villes hôtes de manière équitable sur le territoire. À la différence d’autres grandes cités européennes possédant une activité portuaire importante, on y cherche en vain un derby traditionnel entre deux clubs rivaux, et l’armoire à trophée du club principal reste assez dégarnie.
On voit là que le destin d’une nation joue directement sur la possibilité qu’ont les clubs de football de s’inscrire dans la durée, de forger une légende, d’inventer des traditions. Gdańsk a non seulement été ballotté entre l’appartenance imposée à un football allemand en train de se constituer au début du xxe siècle et l’intégration dans les structures d’un État communiste à partir de 1945, mais a aussi connu un remplacement quasi total de sa population, avec tous les défis culturels et linguistiques que cela entraîne.
Le navire de la grande histoire du football n’a pas accosté dans le port de Gdańsk. Mais celui de la grande Histoire tout court, celle qui porte la majuscule, a bien été lancé dans son chantier naval. Son capitaine portait une grosse moustache et, le 28 septembre 1983, dans les tribunes d’un stade très simple, il levait les bras en esquissant un sourire ému.