Saint-Quay-Portrieux. Une certaine définition de la beauté des plages bretonnes, prisées par les riches joueurs professionnels de l’En Avant de Guingamp, pour qui le paysage de ce port de plaisance et pêche fait office, au quotidien, de cadre de vie attractif1. Début des années 1920, cette commune tournée vers la mer d’à peine 3 000 habitants se prend de passion pour le ballon rond. La fondation des Filets Rouges s’inscrit dans le contexte régional d’une seconde vague de naissances des clubs de football2. Très tôt, la presse annonce convocations et compositions des premières équipes. En recoupant ces données avec d’autres sources (état civil, fiches matriculaires, archives publiques, fonds de la Ligue de l’Ouest de Football Association – LOFA), l’ancrage populaire dans ce petit monde des pêcheurs ne fait aucun doute, en décalage relatif avec la sociologie des autres équipes des Côtes-du-Nord établies dans les villes et gros bourgs. Par nature caractérisé par son ouverture, cet espace portuaire favorise rencontres et échanges. Il imprime une identité maritime au club de football, identité indissociable de la terrible histoire de l’embarcation le Viking. Fomenté depuis le stade de la Devise, à Kertugal, par Joseph Le Hazif, Pierre Allenou et Joseph Le Seven, sociétaires de Saint-Quay Sports, nouvelle dénomination du club omnisports (football, boxe), le projet consiste à rejoindre la France Libre pour échapper au Service du travail obligatoire (STO). Mais le bateau est intercepté le 6 avril 1943 par les Nazis, au large de Guernesey. Puis, c’est Fresnes, les camps de concentration et la mort pour la majeure partie de ces 22 Quinocéens. Instituteur socialiste et syndicaliste pendant les années 1930, Jules Gourio, président du Comité Local de Libération puis maire, produit un premier récit sur l’évènement doublé d’une stèle à la mémoire des jeunes sportifs. À compter de 1946, le club organise un tournoi de sixte, « Le Viking », qui rassemble les meilleures formations bretonnes, y compris professionnelles. Le temps du week-end de la Pentecôte, le petit port de Saint-Quay Portrieux devient la capitale d’un football breton caractérisé dans les années 1960-1980 par un certain style, une quête du beau jeu (Stade Lamballais, les collectifs forgés par Jean Prouff et José Arribas) ; à rebours de l’image traditionnelle du football des ports, aux tactiques jugées frustes, pratiquées par des joueurs physiques et durs au mal, adeptes du jeu direct et long. Ces représentations mentales, à la limite du préjugé3, renvoient à une part de réalité dans les nombreux clubs littoraux et portuaires, affiliés aux puissants Districts du Nord-Finistère et du Sud-Finistère dans une LOFA qui se targue d’être la première Ligue de France. Ainsi, François Thébaud, inaugurant la rubrique « Un club parmi 10 000 » dans le Miroir du Football4, se replonge dans les racines du Stade Léonard qu’il connait si bien depuis l’enfance. Le journaliste pointe les causes poussant au jeu direct des « choux-fleurs », surnom d’une l’équipe léonarde dont la précocité témoigne de la vigueur des contacts avec le monde britannique et de l’insertion dans des flux économiques trans-Manche5. Pêle-mêle, il énumère le caractère contraignant, imprévisible des conditions géo-climatiques du stade Eugène Quémener. Un terrain lourd et gras une grande partie de la saison, systématiquement balayé par les vents violents venus de la mer, sert de pelouse et conditionne le jeu. Sans parler des qualités « naturelles » d’endurance et du tempérament combatif des ouvriers agricoles et travailleurs de la mer, qui composent l’équipe. La « valeur athlétique des poumons finistériens, pas encrassés par les fumées des usines et des gaz d’échappement » fait partie des paramètres qui dicteraient le jeu très britannique des Léonards, entraînés par Jean Combot, ancien joueur du Stade Rennais réputé pour sa finesse et ses qualités techniques.
Indéniablement, comme le révèle l’analyse sérielle des feuilles de matchs, il fallait apprendre à sauter haut ou à composer avec des aléas climatiques avantageant l’équipe à domicile, pour espérer remporter une rencontre sur les terrains hostiles des ports finistériens, de Douarnenez à Penmarch, de Ploudalmézeau à Lannilis6… Plus tard, un reportage du même théoricien du beau jeu, François Thébaud, autour des tournois de plage apporte un regard moins déterministe sur ce football aux identités maritimes affirmées7.
Face à ce discours essentialisant le jeu de ces clubs, est-il donc possible de parler d’un modèle portuaire, d’un football typique des ports en Bretagne ? Pas si sûr. C’est tout le paradoxe qui amène à penser le port à la fois comme une communauté, un tout petit monde enserré dans un espace homogène ou au contraire caractérisé par ses possibilités d’ouverture au monde, traversé par de multiples sources d’influence qui façonnent son identité. Il n’en demeure pas moins qu’il existe une réalité, au moins en Bretagne, celle de la prégnance d’un football arrivé par le port, de la singularité de ces clubs construits dans le port, de la puissance d’identification, pour le port, de ces équipes.
Les Anglais de la plage au club
Étymologiquement, le port renvoie à la notion de passage. Ce qui invite à y associer des idées d’ouverture, de circulation, d’échanges. Souvent assimilée à une périphérie, ne serait-ce que par le schéma cartographique dominant, centré sur l’espace national, la péninsule bretonne se trouve au contraire, au début du xxe siècle, au cœur des relations tissées par l’économie britannique en Europe, en prise directe avec ce centre de la modernité. Îlots industriels et urbains situés aux extrémités de la région, les ports bretons, en position nodale dans le système d’échanges impulsé par la puissance anglaise, intègrent précocement les innovations, comme la pratique du football.
Dans la première phase du processus de diffusion du football en Bretagne (années 1890-1914), les ports, véritables portes d’entrée des sports modernes introduits depuis l’Angleterre, jouent un rôle clé. Vers 1893, les premières parties de ballon se disputent sur les grèves de Chasles ou du Sillon, à Dinard et Saint-Malo, à l’initiative de John Spruyt De Bay, directeur d’une maison d’éducation anglaise à Saint-Servan. Établie sur la Côte d’Émeraude, une petite colonie britannique travaille dans les compagnies commerciales et maritimes, dont la Western de Southampton qui dispose de bureaux à Saint-Malo et exploite une ligne régulière Bretagne-Angleterre. Ses membres forment certaines des premières équipes évoluant sur le sol breton, à l’instar du Brittany Football and Hockey Club du Gallois Arthur Griffith, entraîneur appointé en 1907 par le Stade Rennais Université Club (SRUC). Organisateur régulier de matchs-exhibitions avec des équipes venues de Londres, De Bay apparaît comme l’homme fort de ces milieux sportifs anglais, à l’origine de la fondation en juillet 1902 de l’Union Sportive Servannaise. Appuyé par une frange des élites locales, à l’image de son président Fernand Gineste, avocat malouin, l’ex-joueur de Blackpool reprend les couleurs de son club de cœur, un maillot noir à liseré doré, pour mettre sur pied une équipe composée de dix Anglais plus Albert Laurent. Affiliée à la Fédération française de football association (FFFA) avec le n° 26, l’US Servannaise, n’est autre que le produit de ces liens inter-Manche. Comptant parmi les clubs doyens à l’échelle nationale, il décline un modèle, fréquent à l’échelle mondiale, d’expansion du football à partir des voies de l’impérialisme informel et du capitalisme anglais (espaces portuaires et ferroviaires). Les Anglais de Saint-Servan, devenus au fil du temps les Diables Noirs, dominent presque sans partage les compétitions régionales jusqu’au début des années 1920, avant d’être supplantés par leurs rivaux rennais puis brestois, lorientais, quimpérois et angevins. Quart de finaliste en Coupe de France (1924), l’Union Sportive Servannaise et Malouine (USSM, nom adopté en 1931) se lance dans l’aventure professionnelle, en division 2 en 1933, sans dépareiller la géographie des métropoles industrielle et portuaire de ce premier professionnalisme français. Mais, faute d’un soutien réel du tissu économique local rétif à ce nouveau système professionnel, l’USSM jette l’éponge en cours de saison, en 1935 pour raisons financières8. De son côté, sous la houlette de l’entraîneur-joueur Paul Wartel9, l’équipe du port de Saint-Malo s’internationalise et s’ouvre aux talents danubiens (la moitié de l’équipe), dont Ferenc Hirzer, capitaine de la sélection de Hongrie, première vedette de la Juventus Turin (1925-1927).
L’exemple malouin n’apparaît en rien isolé, en témoignent les passeurs de culture (sportive) repérés à Jersey lors de la formation du Stade Briochin en 1904. Les flux de marchandises, de capitaux, d’hommes et d’idées, entre Cherbourg, Brest et les côtes anglaises, invitent à repenser l’espace anglo-normand-breton, véritable carrefour d’influence polarisé par ses ports, tramés par de multiples réseaux10. Ces transferts culturels transmanche méritent d’être resitués à une autre échelle, en raison des circulations inter-arsenaux repérées (jusqu’à Toulon ou l’Afrique du Nord) ou d’autres mobilités (diaspora bretonne au Havre11). Il s’agit là d’un phénomène difficile à mesurer. D’une part, pour des raisons liées aux archives qui rendent complexe l’interprétation, à hauteur d’individus et de structures, de ces trajectoires qui enjambent les espaces. D’autre part, parce que la signification réelle, pour les acteurs, de ces pratiques en apparence anodines reste difficile à saisir dans une approche prosopographique. L’enracinement des premiers clubs avant les années 1930 dévoile une ceinture de ports en Bretagne, y compris de rang secondaire (Erquy12, Saint-Cast), calquée aussi sur le circuit des pratiques touristiques balnéaires13. Ces réalités culturelles apparaissent plus complexes, réévaluées à l’aune des approches micro-historiques menées pour Dinard14 ou Perros-Guirec via les sources de la LOFA, les archives municipales, les documents internes aux clubs et le dépouillement de la presse locale. À La Baule, loin d’être popularisé par une communauté anglaise, c’est la discipline des corps, entre hygiénisme et redressement physique/moral qui favorise l’émergence de ce sport, avec le Stade maritime de l’Ouest (1913) puis le club omnisports de l’US La Baule du président Moreau-Desfarges (1920)15.
Laïcs contre catholiques, une autre dynamique du football des ports
En contrepoint de l’influence culturelle britannique, la vague du football qui déferle sur les ports donne à voir des topographies bien marquées. L’histoire sportive reflète la spatialisation et la segmentation des milieux sociaux à Paimpol, port aux trois clubs avant la fusion du Stade Paimpolais en 1946 autour du socialiste laïque Charles Boursier. Le Club Sportif Paimpolais, à base républicaine, rivalise avec la Paimpolaise, « patro » de la Fédération gymnastique et sportive des patronages de France (FGSPF) de Pierre Pouhaër, responsable au District de Bretagne-Nord, pilier du mouvement coopératif agricole. Ville moyenne, Paimpol dispose d’une école de navigation réputée, pépinière de trajectoires et engagements ouverts sur le monde. L’équipe de l’Hydro, l’AS des Longs Courriers Paimpolais, se frotte dès la saison 1927-1928 aux collèges et lycées huppés des villes dans les compétitions du sport scolaire.
Les ports moyens, de second niveau, semblent les premiers vecteurs de l’introduction du football avant 1914, dans le Morbihan16, de Port-Louis à Carnac, en passant par La Trinité-sur-mer, Quiberon avec souvent une dualité catholiques/laïques dans ces petits ports. À Auray, dimensions sportives et politiques se recoupent et le football permet de lire la géographie sociale de la ville. Instrument d’une lutte qui s’apparente à une course de vitesse face aux offensives socio-culturelles de l’Église, les milieux laïques organisent l’encadrement de la pratique sportive autour du Patronage Laïque d’Auray dès 1905. À côté de cette division cultuelle de la société locale entre Bleus (l’Alréenne) et Blancs (les Jeunes Volontaires), même si les maillots ont une autre couleur dans la réalité, l’apparition de nouveaux clubs de football à base professionnelle au début des années 1930 révèle l’organisation sociale de l’espace local. Entre port et gare, c’est l'expression d’un socle professionnel spatialisé forgé par les Bateliers du Loch et par les différentes acceptions du sport cheminot, milieux plutôt autonomes et pourvus d’une disponibilité fonctionnelle dans leurs rapports au temps et au corps.
Des ballons dans les filets. Le football et les armateurs de pêche
Parfois, la dimension portuaire modèle peu le club de football, notamment quand il s’agit plus d’espaces littoraux, urbains et industrialisés, voire de villes moyennes de fonds d’estuaire (Dinan, Vannes, Quimper, Landerneau). Il n’en va pas de même dans les espaces aux identités ouvrières plus marquées, des zones industrialo-portuaires aux caractéristiques économiques différentes (Brest17, Saint-Nazaire18, Lorient, Concarneau, Douarnenez). Ces différents lieux, à penser comme des ports différents, voient émerger, sur la base des réseaux militants du mouvement ouvrier des formes autres de football, dans le cadre du sport rouge, tout particulièrement dans les régions de Saint-Nazaire et de Brest au milieu des années 193019.
La notion de port recouvre une matérialité, celle des multiples travailleurs de la mer, puisque le mot dit le fait de porter une charge, de transporter un volume de marchandises ou une quantité de ressources. Autant de données concrètes qui fabriquent les réalités maritimes de la mondialisation. L’internationalisation des relations dévoile à l’échelle régionale (européenne) une concentration des flux sur certains espaces, dont l’Europe de l’Ouest est une polarisation, captés par les grands ports, notamment bretons dans une certaine mesure.
Dans ce domaine, l’exploitation des ressources halieutiques n’échappe pas à la règle. Et le monde de la pêche, incontournable en Bretagne, ne s’exonère pas d’outils d’influence, de soft power pour reprendre les grilles de lecture de la géopolitique du sport. Adossée à l’univers spécifique de la pêche, l’histoire des Merlus lorientais (FCL) est inextricablement liée à celle du port20. Le FCL n’est pourtant en rien le premier club de la cité, où le football se développe rapidement au pluriel : dans les milieux laïques (la Lorientaise 1909 issue de la société de gymnastique, le Stade Lorientais en 1908 rassemblant étudiants lycéens, Lorient-Sports, branche-football du patronage laïque dès 1916), au sein des milieux catholiques (avec les Bleuets de Lorient en 1921, devenus le Cercle d’éducation physique -CEP- en 1934 sous l’impulsion de l’abbé Laudrain, futur résistant et député gaulliste), les milieux militaires (le 116e RI en 1909, le 1er RAC en 1908), les milieux professionnels (l’AS des apprentis mécaniciens en 1905)… L’aventure du football lorientais prend une autre tournure avec l’initiative corporative des mareyeurs de la Marée sportive en 1925, autour de Caroline Cuissard21, ancienne poissonnière aux halles de Saint-Etienne, le club muant dès avril 1926 en FC Lorientais. Les premières rencontres se déroulent dans un cadre corporatif circonscrit au port, contre Gargantua Sports de la Compagnie lorientaise ou Charbon-Sports des établissements Marcesche. Secrétaire du club des marchands de poissons, Joseph Le Hen s’affirme sur la durée comme un dirigeant majeur des instances régionales du football. Ainsi s’entrecroisent milieux sportifs et économiques, dans une ville revitalisée par l’émergence du port de pêche de Keroman, en juillet 1927, qui assure le doublement du volume de poisson pêché en 1939. En face de la Criée à Keroman, les Ateliers de la Perrière, où agit Joseph Cuissard fils, président du FCL, au titre de l’Armement Cuissard, se tissent les liens entre le club et les armateurs/entrepreneurs des chantiers navals.
Délaissant le grondin pour le merlu comme emblème, l’équipe au maillot à damiers recrute essentiellement dans le milieu des mareyeurs du port de Lorient, à l’image de son avant-centre Jean Nioche (beau-frère de Joseph Cuissard dans le civil) ou d’André Badoil, à la longévité étonnante en équipe première. Installé en division d’honneur, le club attire après 1932 des entraîneurs tchèque et hongrois, ainsi que des joueurs rétribués comme footballeur et employé sur le port. L’accès à la présidence en 1936 d’Auguste Foulon, officier administratif de la Marine, traduit le lien intrinsèque entre le club et le port, et son élargissement au-delà des premiers cercles fondateurs. Prééminent face à Lorient-Sports et au CEP, le club tente l’expérience professionnelle en 1967 mais peine à rassembler autour de lui les pouvoirs et forces économiques, politiques à l’échelle locale. Le FCL manque même de disparaître en 1978 (dépôt de bilan, résultats irréguliers). Oscillant entre deuxième et troisième division à partir de 1985, les Merlus se relancent sous l’égide de Georges Guénoum, agent d’assurances reconverti dans l’exportation à destination du marché sud-américain. SLe club revient au plus haut niveau grâce aux formules concoctées par son entraîneur Christian Gourcuff, nourri aux aspirations du jeu au large22. Vainqueur de la Coupe de France en 2002, le FCL, 15 saisons en D1, se détache largement du port et de ses réseaux à la fin du xxe siècle.
Les mutations du football dans le port sardinier de Douarnenez23 ou l’affirmation sportive des « thoniers » à Concarneau24, illustrent encore, par le rôle joué par un patronat inséré dans un écosystème localisé, cette singularité des clubs des ports de pêche et chantiers navals. À comparer avec une autre histoire sociale du football, celle des ports et arsenaux militaires mis en place par l’État (Lorient, Saint-Nazaire, Brest), enclaves françaises aux configurations diverses, à dominante ouvrière.
Les mondes ouvriers balle au pied25
Le football aussi à voir avec l’industrie et notamment les chantiers navals. Si l’évocation des premières parties par la presse remonte à 1906 à Saint-Nazaire, la normalisation de la pratique se fait autour de l’Étoile nazairienne (1909). Sur un terrain ensablé situé à l’arrière du casino, l’équipe affronte essentiellement des joueurs anglais débarqués des équipages des cargos boats. Les matchs-exhibition sont organisés en dehors de compétitions officielles, à l’instar d’une rencontre mettant aux prises une sélection locale et le team du premier groupe d’aviation britannique en 1914. Les patronages catholiques se saisissent aussi de ce nouveau sport, dont La Vaillante, implantée dans le quartier mi-rural mi-ouvrier de l’Immaculée. Existant depuis 1911, l’Alerte de Méan se dote d’une section football après 1918, une propagation qui vaut pour les ports voisins (La Mouette Pouliguennaise, la Maris Stella au Croisic). Le football sort de sa condition de sport confidentiel (500 licenciés en 1922, 10 fois plus qu’avant 1914), ce qui se traduit par la création d’un sous-district Redon-Saint-Nazaire, regroupant jusqu’en 1931 les clubs du pôle portuaire et ses environs.
C’est le cas de l’Union Méan-Penhoët (UMP), à compter de février 1920, dont Etienne Caux futur maire socialiste de Saint-Nazaire (1968-1983) occupe la présidence entre 1957 et 1968. Bénéficiant de la relance de l’activité économique et de l’afflux d’une main-d’œuvre ouvrière parfois d’origine étrangère, le club s’étoffe au gré de la croissance démographique et de l’expansion des chantiers navals de Penhoët. Entre lutte des classes, combats contre l’alcoolisme et affirmation des loisirs à destination des catégories populaires, la politique sportive du nouveau maire socialiste en 1925 appuie le tissu associatif footballistique et favorise la construction d’infrastructures. Se séparant des activités proposées par le champ sportif républicain laïque, depuis le second tiers du xixe siècle, les clubs ouvriers redessinent l’identité sportive, centrée sur la singularité de l’espace social du port.
En 1926, trois clubs émergent successivement : l’Union sportive ouvrière nazairienne (USON, juillet 1926), le Club sportif ouvrier nazairien (CSON, août 1926), « les Ouvriers » qui pratiquent principalement le rugby, l’US Prolétarienne (USP, fin 1926), « les Prolos ». Si l’USON connaît une première crise en 1932-1934, les Prolos, affiliés à l’Union des sociétés sportives et gymniques du travail (USSGT) disputent leurs matchs au Pré-Gras, à Penhoët, sur un terrain dressé par les ouvriers de la ville26. L’équipe du président Seque bénéficie du soutien actif des instances et figures du mouvement ouvrier (Bourse du travail, syndicats, coopératifs, mouvement laïque, franc-maçonnerie). Conservant une dimension omnisports, l’USP, réputée pour son challenge Maumenée en course à pied, ne manque pas d’investir l’espace mémoriel, mettant en avant pionniers ou lieux symboliques des sociabilités militantes. Au milieu des années 1930, la fusion entre l’USSGT et la Fédération sportive du travail (FST) dans la Fédération sportive et gymnique du travail (FSGT) aboutit à des crispations partisanes et à des blocages dans une FSGT à domination communiste confrontée à un espace ouvrier nazairien partagé entre cultures socialistes et démocrates-chrétiennes. Les tensions institutionnelles entre la FFFA et la FSGT achèvent de précipiter le déclin du sport affinitaire. En juin 1946, l’USON et neuf sociétés locales se transforment en Saint Nazaire Olympique Sportif (SNOS), structure omnisports se produisant au stade Henri Gautier, figure tutélaire du socialisme local. La reprise des crises et concurrences des fédérations dans le champ sportif, tout en maintenant un noyau FSGT fort à Saint-Nazaire, l’un des bastions de la fédération ouvrière à l’échelle nationale, induit une intégration de ce milieu local dans le mouvement sportif affilié à la LOFA puis à la Ligue des Pays de la Loire après 1967. Durant cette même séquence, le sport d’entreprise émerge dans un espace productif (avions, navires) quadrillé par Airbus et STX. Référence sportive dans la deuxième moitié du xxe siècle, la Société Nationale de Constructions aéronautiques du Sud-Ouest (SNCASO) se signale, par ses performances récurrentes sur la décennie 1947-1957, renseignées par La Gazette de la SNCASO. Après l’ACC (1952) et l’organisation d’un championnat corporatif (1964), le football corporatif connaît son apogée. Grande équipe « corpo », l’Entente du Port Saint-Nazaire atteint à plusieurs reprises les finales nationales, bénéficiant de l’activité d’Emmanuel Assou, entraîneur et ex-joueur de l’ACN et Gilles Denigot, atypique secrétaire du syndicat CGT des dockers, futur conseiller général écologiste de Saint-Nazaire Ouest (2008-2011).
Le football à Brest même
L’histoire complexe du football à Brest se rapproche par certains aspects des autres ports bretons. Espace à part également dans le football, le grand port militaire reste peu étudié sous cet angle27. Prolongement de l’AS Lambézellec (1904), née dans ce quartier populaire par excellence, l’AS Brestoise (ASB) domine longtemps le football brestois et même breton28. La dynamique sportive se brise sur un véritable procès en amateurisme marron, polémique qui ternit l’épopée en Coupe de France – au printemps 1936, l’ASB élimine tour à tour le CA Paris et le RC Roubaix, avant, comme en 1922, d’échouer en quarts face au Red Star. Dès avant 1914, la prégnance du sport militaire est visible avec des équipes de bâtiments de la Marine et un recrutement de soldats-sportifs à l’emploi du temps aménagé, prémices d’un contrat professionnel pour s’adonner au sport dans un cadre militaire29, voire être incorporés dans des équipes civiles renommées certains dimanches. Ces pratiques sont transposées à l’Arsenal au début des années 1930 pour les cadres de l’ASB, dont les succès sportifs déclenchent une intervention de la FFFA, sans l’appui de la LOFA. La logique fédérale du shamateurism est à remettre dans le contexte des débuts controversés du professionnalisme en France (1932-1933), initié notamment par Isidore Odorico, président du Stade Rennais. Tenté, pour échapper aux sanctions, par le passage au professionnalisme, sous le nom d’Arsenal, le club arrimé à l’Arsenal de Brest se résout à rester au niveau amateur, en division d’honneur, faute de pouvoir assumer la charge financière des déplacements à travers le pays. Remportant la Coupe de France amateur (1936), l’ASB se distingue en Championnat de France amateur (1948-1967), troisième division (1979-1988) et Coupe de France à plusieurs reprises (quart de finale en 1955 et 1963), disputant même à Quimper une finale de Gambardella (1973) contre Rennes. Dans les années 1970, l’ASB est dépassée sportivement par le Stade Brestois et rentre dans le rang à la fin des années 1980.
Le développement de Brest s’opère au sein d’un espace urbain restreint, caractéristique des villes portuaires. L’emprise au sol du bâti construit depuis la rade contraint les clubs à utiliser dans un premier temps les installations sportives militaires, comme le stade du Polygone. Sous la houlette de Victor Le Gorgeu, patron radical de La Dépêche de Brest30, maire et sous-secrétaire d’État à l’éducation physique fin 1933, la ville inaugure le 11 novembre 1933 le stade de Menez-Paul (10 000 places), infrastructure moderne comparée aux enceintes de l’époque dans une ville de cette taille. Le stade fait face à celui de l’Armoricaine, section sportive du patronage Saint-Louis qui existe depuis 1903. Laïques vs catholiques, deux mondes dressés, côte à côte, qui s’affrontent parfois lors du grand derby. Né en juin 1950 du regroupement de cinq patronages catholiques (dont l’Armoricaine), le Stade Brestois, en D3 (1958) puis en D2 (1970), accède à la D1 en 1979. Pour l’ancien champion de France FGSPF (1926, 1969, 1970, 1976), l’ère du professionnalisme inscrit le club au plus haut niveau sportif (18 saisons en D1, 23 en D2, vainqueur de la Gambardella en 1990).
Dans une Brest d’après-guerre totalement détruite, le football ne cesse de gagner en audience dans les milieux ouvriers qui vont de plus en plus au stade. En lien avec le poids de l’Arsenal, la façon dont les supporters brestois se structurent recoupe les clivages politiques et syndicaux : fréquentation des tribunes de Menez-Paul par les milieux laïques (bloc communiste CGT-PCF et socialiste SFIO-FO31) ; gradins de l’Armoricaine pour les milieux chrétiens (bloc démocrate-chrétien CFTC-MRP) dont une part glisse à gauche via l’attelage PSU-CFDT-JOC-ACO. Coupures confessionnelles et antagonismes politiques, culturels se lisent aussi dans le football, qui confronte des mondes différents ou séparés dans la ville portuaire.
L’identité maritime suinte dans l’ambiance sonore des tribunes, qui revisite le folklore typiquement brestois des chansons populaires sur les ouvriers de l’Arsenal. Couleur locale, les supporters s’approprient 200 ans d’histoire en entonnant la Fanny de Lanninon, un chant marin sur le Brest d’autrefois. Dans une ville tiraillée entre traumatismes et identités, ces paroles évoquent une ville telle qu’elle a été dans l’enceinte sportive d’un port totalement refondu après 1945. Dans une forme de continuum de l’anarcho-syndicalisme à l’anarcho-supportérisme, le mouvement ultra sur les bords de la Penfeld32, entre exutoire de la crise des années 1980 et résurgence de l’image rebelle de Brest, constitue un objet d’étude fascinant, qui trahit un prisme local de cette l’histoire européenne des supporters. Sa naissance coïncide quasiment avec la mort du Brest Armorique flamboyant et flambeur de l’ère du président François Yvinec33, relégué puis déchu de son statut professionnel, qui vide les travées du stade Francis-Le Blé. La tribune debout, route de Quimper, celle des ultras tranche avec la tribune populaire, familiale, des supporters traditionnels. Une tribune qui colle à l’identité de la ville, presque dépositaire de l’ADN de Brest. Une photographie, comme un modèle réduit de la ville portuaire. Sa culture « prolo », ouvriériste, cette mélancolie populaire, de l’époque de l’Arsenal, du port de guerre, monochrome. Le Brest qui travaille, frondeur, rugueux, authentique. Se réclamant d’un peuple entier, au sens premier du terme, les Zubés (les Ultras Brestois 90), comme ils se dénomment eux-mêmes, « malpolis » (au double sens du mot), mal-élevés, rebelles, mais sentimentaux, s’abreuvent aux codes du mouvement hooligan (pétards, provocation, culture de groupe) sans que la violence ne devienne insupportable dans une ville ancrée à gauche transformée par le choc de la désindustrialisation.
De la crise sportive des années 1990 à la renaissance du Stade Brestois, ce public atypique, capable d’éclats de violence, continue à aduler ses joueurs, pas forcément les meilleurs. Comme le bon ouvrier de l’Arsenal, le bon joueur désormais, c’est celui qui ressort du match le maillot couvert de boue, le corps perclus de crampes, le stade chantant : « Nous sommes les Tysefs. Sauvages et fiers de l’être. Nos chants résonneront. Comme le tonnerre de Brest ». De la Marée rouge à la team pirates, dans une inversion de l’identification joueurs/supporters, un processus de patrimonialisation sportive capitalise sur le passé portuaire, lissant partiellement l’image turbulente de la cité du Ponant34.
Conclusion
La pluralité des mondes du football dans les ports ne souffre aucune discussion. Pour autant, ces « maritimes » partagent l’identité commune, mobilisatrice, d’un ancrage portuaire, y compris dans le monde amateur : le 15 novembre 1970, 4 200 personnes se massent dans le stade du port de Saint-Guénolé pour le derby des ports bigouden (distants de 5 km) entre les Crabes du Guilvinec et les Cormorans de Penmarc’h35, entraînés par deux ex-pros, pour un match de Promotion.
Petits ou grands ports, spécialisés ou non, présentent des histoires sportives différenciées tramées par un paradoxe : l’empreinte d’une sociologie et d’une géographie fermée, étroite, dans une position d’ouverture au monde favorisant rencontres, échanges et acculturation aux innovations. Cette tension entre circulation des cultures et polarisation sur une identité affirmant la singularité vaut pour des configurations aussi variées que celles scrutées dans les archives sur Plouhinec, La Turballe, Pleudihen-sur-Rance, Plouguerneau, Redon36 ou mieux connues pour les grands ports de Brest, Lorient, Saint-Nazaire ou Concarneau. Edentée, la côte bretonne essaime les ports, ce qui impose, dans la configuration régionale, de plaider pour une histoire footballistique des ports au pluriel, à rapprocher des réalités défrichées à l’échelle européenne (Sunderland, Liverpool, Bilbao, Anvers, Hambourg…). Et ce d’autant que le sport constitue un angle mort de l’histoire maritime régionale, champ historiographique établi. Appréhendé à l’échelle fine des réseaux de relations, l’espace du football restitue la façon dont se cultivent les liens collectifs et s’élaborent les identités (travail, espace vécu, filières d’engagement). Vues sous l’angle du football, les divisions fondamentales se cristallisent dans une forme de pilarisation, articulant attachement communautaire et clivages politiques, sociaux et culturels, ce qui éclaire d’un jour nouveau les sociétés portuaires bretonnes.