Lors de la finale de la Ligue des champions, édition 20221, les responsables de la sécurité s’étaient préparés à recevoir des « hooligans anglais » censés composer le peuple des supporters du Liverpool Football Club (LFC). Ces derniers, accoutumés aux déplacements désormais relativement pacifiques et réglés à l’étranger, ont subi, sidérés, la violence de la délinquance locale et l’impéritie de l’organisation. De fait, le supporter, organisé en club ou non, n’évolue plus tout à fait dans l’espace des tragédies du Heysel (1985) ou de Hillsborough (1988).
Dans cette culture nouvelle des déplacements située entre tourisme low cost et mobilisation partisane, les clubs de supporters britanniques montent en puissance tout en changeant de posture et de fonction. L’effet d’aubaine offert par les mutations des techniques de communication, dont la démocratisation des usages de l’internet et de la téléphonie mobile, ont profondément renouvelé l’identité de leurs membres. D’un rayonnement local porté par la presse écrite, puis de manière cumulative par la radio, le supportérisme dépasse, avec la télévision par satellite, l’Internet et la pratique du streaming, les limites spatiales des villes du Royaume-Uni pour gagner l’espace mondialisé du football contemporain. Les supporters français du Liverpool Football Club (LFC) s’inscrivent dans cette dynamique nouvelle tout en cultivant la particularité d’un ancrage local renforcée par le Brexit. Les lignes qui suivent proposent une visite chez les supporters français regroupés autour de OLSC France pour Official Liverpool Supporters Club2, rouage de l’organisation officielle internationale des supporters du club de la Mersey. Cette excursion est nourrie, d’une part, par les témoignages recueillis auprès des membres, français, anglais, européens ou binationaux et, d’autre part, par l’égo-histoire et l’observation participante de l’auteur et de son fils Hadrien, supporters des Reds depuis 1978.
Ne jamais marcher seul dans un monde global
L’internationalisation du supportérisme a été portée par les compétitions continentales qui ont donné aux clubs une visibilité autrefois réservée aux équipes nationales. La Coupe d’Europe des clubs champions, et ses avatars, comme la Coupe des villes de foire devenue Coupe de l’UEFA3, permet au Real Madrid ou au stade de Reims de recruter des supporters hors de leur ancrage local et même national. Le palmarès du LFC dans les compétitions européennes est sans égal en Angleterre avec six victoires dans la plus prestigieuse des compétitions mondiales de clubs4. La globalisation, entendue comme une mise en système des lieux, permet la croissance de réseaux clubs de supporters non-résidents du LFC. Ces derniers se sont installés dans un premier temps dans d’autres cités du Royaume-Uni puis à l’international. Mais Manchester United FC et Liverpool FC sont les deux seuls clubs anglais à rayonner véritablement à l’échelle planétaire par ses clubs de supporters. L’aura des autres clubs de Premier League dépasse plus rarement le territoire national, même si les clubs français de supporters de l’Arsenal FC en France associent le souvenir inconscient des tournées en France des matchs du mois de novembre disputés contre le Racing Club de Paris5 et la renommée de l’entraîneur français Arsène Wenger6.
En tout cas, le supportérisme à distance7 est l’enfant prodigue de la globalisation. Aujourd’hui, le Liverpool Football Club compte environ 60 000 fans encartés sur la planète, au Royaume-Uni, le tout au sein de 300 clubs de supporters répartis dans 100 pays. Ainsi on dénombre 33 clubs en République d’Irlande, soit un de plus qu’en Angleterre, y compris celui de l’Ile de Man et 3 en Afrique du Sud. Le club français rassemble un millier de membres (701 lors de la saison 2021/2022 dont 277 nouveaux membres) répartis entre plusieurs branches régionales (Alsace, Rhône-Alpes, Aquitaine) avec un pôle parisien qui regroupe un gros tiers des adhérents. Les effectifs fluctuent en fonction de l’exposition médiatique du club, donc de ses résultats sportifs, mais aussi d’autres mécanismes de fidélité en action.
Adhérer au club international et au club français est indispensable pour qui souhaite obtenir un billet au stade d’Anfield Road mais ne constitue pas une dépense discriminante sur le plan social et n’est générateur d’aucun effet de gentrification de la composition des membres. Si les initiatives locales résistent (tournois entre équipes de supporters, manifestations festives…), l’autonomie des clubs de supporters est de plus en plus circonscrite en raison de la volonté la direction américaine du club anglais d’imposer un modèle uniformisé (interdiction du merchandising local, obligation de participer au financement d’œuvres de charité ciblées…). Une politique peu appréciée par une partie de la communauté qui y voit une mise à mal de la liberté d’adhésion, moteur de l’acculturation liverpuldienne. En réaction, certains membres ont fondé des groupes indépendants8.
Consciente que les supporters peuvent constituer un groupe de pression réactif, la direction du LFC a intégré depuis 2020 à son bureau exécutif le président du célèbre club de supporters « Spirit of Shankly9 ». Il convient toutefois de pas assimiler cette mesure au système des socios espagnols ou argentins ayant voix au chapitre, même si l’épisode de l’union sacrée instantanée des supporters contre le projet de ligue européenne fermée a frappé les esprits en 202110. Que les supporters du LFC et de Everton FC organisent dans l’heure une manifestation au stade reste un évènement local, mais qu’ils s’unissent en moins de 24 heures avec les « ennemis » de Manchester United ou de Chelsea, avec la mobilisation des clubs internationaux via les réseaux sociaux, a permis de mesurer le pouvoir des supporters qui a contraint les directions à renoncer au projet.
OSLC France : origines et organisation
Dès les années 1950, les supporters étrangers ont pu adhérer au club international des supporters de LFC par voie postale sans pour autant pouvoir acquérir des places à Anfield Road par correspondance. Entre les années 1960 et 1980, la visibilité du club bondit, d’autant que la ville tente de changer d’image dans le sillage de la notoriété des Beatles. Dispersés, les fans de Liverpool aspirent à se constituer en diaspora et à avoir un lieu exclusif de rencontre lors de la retransmission des matchs sur les chaines anglaises. À Paris, dans les années 1990, George Quintard, expatrié anglais non liverpuldien, suit les matchs dans des bars avec des supporters d’autres clubs anglais, en particulier avec ceux de Manchester United. Comme d’autres, il souhaite pouvoir communier dans l’entre-soi des supporters des Reds. C’est chose faite grâce à Ken O’Reilly, un Irlandais d’une quarantaine d’années, lui aussi fan de Liverpool. Il a été un joueur prometteur de bon niveau régional, mais surtout un admirateur de Ronnie Whelan, footballeur irlandais, 53 fois sélectionné en équipe nationale et brillant joueur du LFC de 1979 à 1994. Ils sont en effet tous les deux originaires du quartier défavorisé de Filglas à Dublin. Le Rush Bar en 2005, situé dans le quartier de la Bastille ou, plus récemment, le Lush bar ou encore et pour les matchs les plus importants, la fan-zone, devient une tribune où s’entassent des supporters dont les chants sont d’autant plus puissants qu’ils n’ont aucune chance d’être entendus par les joueurs et dont le prix des places est évalué en pinte de boisson fermentée.
L’établissement est fréquenté par les membres de la French Branch de l’OLSC qui est établie lors de la saison 2002-2003 par Georges Quintard. Chacun de ses membres a vécu une sorte de chemin de Damas marqué par un match, un joueur, une victoire ou une honorable défaite. Ce processus d’identification est assumé et dévoilé sans pudeur. Pour l’auteur, c’est au soir du match retour de Coupe des clubs champions Liverpool – Saint-Étienne (3-1)11, en pleine effervescence verte. Joueur amateur sans talent, il s’agit pour lui de tenter ensuite d’imiter le geste de Ian Rush pendant près de quinze saisons dans d’obscurs championnats de banlieue parisienne. Après l’événement fondateur de la conversion, des matchs exceptionnels par leur scénario – comme la finale de la coupe d’Europe de 2005 qualifiée de « miracle d’Istanbul » ou la demi-finale retour de Champions League Liverpool FC – FC Barcelone de 2019 – ont enrichi l’imaginaire et la mémoire des Reds, et invité les supporters à rejoindre la section française de l’OLSC France et ses lieux de retrouvaille. Des joueurs comme Kenny « King » Dalglish, Kevin Keegan, Ian Rush, Michael Owen, Steven Gerrard ou des entraîneurs tels que la légende Bill Shankly, le « Frenchie » Gérard Houiller, Rafael Benitez ou Jürgen Klopp ont rempli une fonction analogue.
Ken O’Reilly résume le processus par la formule « Liverpool est venu chez moi », expression d’une globalisation affective qui s’apparente à une forme d’hybridation. Le supporter est à la fois déterritorialisé12 dans une vision contiguë des espaces et organisé en réseaux centralisés ou rhizomiques qui sont le reflet de modes d’existence13 spécifiques. La vitesse et la convivialité numérique que consent l’Internet refonde en permanence les hiérarchies entre les lieux. L’habitus du supporter est toutefois conditionné par la tradition inventée14 qu’est aussi la compétition de football et qui impose une organisation de plus en plus dilatée de la semaine sportive15. Son emploi du temps est aussi régi par les horaires dictés par les médias, les enjeux de la société des loisirs et l’organisation de la sécurité16. Les dirigeants chinois, qui font du football un instrument singulier de propagande impérialiste, ont su acheter au prix fort17 la programmation de la diffusion des matchs de clubs européens les plus globalisés, fixée à midi heure locale, horaire qui bouscule les habitudes des joueurs et… des patrons de bars.
C’est notamment dans le bar de Ken O’Reilly que les membres du bureau français, tous bénévoles, s’appliquent à animer le site Internet 18 et les réseaux sociaux19 Le forum, bien que techniquement désuet, demeure l’âme de l’organisation. A.V. exerce son autorité bienveillante sur ce territoire virtuel où s’organise la répartition équitable entre membres des places dans le kop du stade d’Anfield Road. Quelques binationaux composent le peuple de OLSC France au milieu d’un océan de Français. Le bi, voir trilinguisme, si on intègre le Scouse20, crée un espace inédit de communication. Peu sont ou ont été des pratiquants du football en club amateur officiel. Le supporter fonde son adhésion sur son expérience de la tribune et de manière plus marginale sur celle du terrain. Une équipe de fans participe au championnat régional des supporters ainsi qu’à la « Kop cup »21, mais il s’agit plus de football loisir que de compétition. Si l’attachement à plusieurs clubs est possible, la double appartenance à un club de supporters du même sport et du même pays est exceptionnelle.
« Attack, attack, attack » : identités, valeurs et discours politiques d’appartenance
Les organisations cosmopolites comme les clubs de supporters, notamment à distance, reposent sur des valeurs partagées portées par l’usage d’un vocabulaire religieux – emprunté aux Églises catholique et protestante – construit du sens dans cette ville qui rassemble la moitié des 3 % de catholiques du pays, tropisme irlandais, mais aussi napolitain, oblige. En entrant sur le terrain l’égyptien Mo Salah simule une prière musulmane alors que l’évangéliste brésilien Roberto Firmino s’adresse les yeux fermés aux cieux, ce que la caméra traque avec avidité. Les identités se forgent dans le creuset local mais le rapport au monde, la dialectique du planétaire au local, s’établit sans passer par les échelles intermédiaires, abandonnant la focale scalaire continue classique en géographie22.
Le vedettariat des joueurs est l’expression ostentatoire du creuset identitaire que devient l’expérience d’Anfield Road, qu’elle soit vécue « en présentiel » ou par écran interposé. Via la cohorte d’exhibitions médiatiques, de statistiques personnelles, d’œuvres de charité plus ou moins discrètes, le fan ne manque pas de choix pour s’identifier à un joueur censé incarner les valeurs d’un club. Ainsi entretenir une image de club populaire dont la stratégie repose sur l’offensive, c’est faire une idole d’un Kenny « King » Dalglish (tribune à son nom dans le stade), d’un Steve Highway, d’un Steven Gerrard, d’un Jurgen Klopp ou d’un Robbie Fowler, issu du quartier très défavorisé de Toxteth proche du centre de Liverpool. Portés par les injonctions « Attack, attack, attack », ces stars marquent ou font marquer des buts, ou savent les arrêter comme le fantasque Bruce Grobbelaar23, l’international Ray Clemence ou Jerzy Dudek, héros du « miracle d’Istanbul » ou encore Alisson Becker, gardien, buteur de la tête dans les arrêts de jeu24 qui qualifie le club pour la Champions League. Tous ces personnages sont célébrés par des fresques de street art qui décorent les rues de la ville. Les fans évoquent le caractère imprévisible des scénarii des matchs, caractère ontologique au football, alors que les entreprises de paris en ligne tentent d’en faire un fructueux filon. Le sentiment d’avoir participé par sa ferveur à l’exploit comme lors de la soirée contre le FC Barcelone25, scelle un pacte d’amour inconditionnel. Célébrer un but n’est pas un geste anodin.
Au-delà de la liturgie supportériste, le club cultive une coloration politique de gauche qualifiée de « socialiste » avec Bill Shankly26, l’entraîneur des Reds de 1959 à 1974, comme vigie. De son côté, en exhibant un tee-shirt de soutien à la grève des dockers du port27 ou en pratiquant son inouï fair-play28, Robbie Fowler a noué à jamais un lien indéfectible avec le public populaire des supporters. Il est improbable que le patron étasunien, fétichiste de la couleur rouge, de Fenway Sports Group 29 qui possède le LFC, partage les aspirations d’un improbable projet socialiste. Mais les fans entretiennent une double allégeance à une neutralité axiologique et à une construction mémorielle qui intègre l’histoire politique de la cité portuaire et l’image d’un club marqué par les stigmates du hooliganisme comme miroir de l’intensité des luttes sociales. Les supporters français semblent eux se situer dans une zone grise de valeurs aux contours flous, ce qui préserve les déterminations individuelles. Leurs citations de Bill Shankly ne sont pas contextualisées et l’émotion partagée ne retient que les élans généreux d’entraide collective et de soutien aux plus déshérités sans véritable connotation politique. Ce brouillard idéologique est parfois plus dense quand apparaissent des drapeaux où sont représentés, en adoptant l’esthétique stalinienne des profils de hiérarques, sur fond rouge, étoile comprise, les entraîneurs historiques et mythiques du club.
Aujourd’hui, si les supporters de LFC sont sensibles aux problématiques de la mondialisation, ils ne se sont mobilisés que de manière embryonnaire pour les questions de transition environnementale. La vigilance en matière de production de déchets autour et dans les stades ainsi que la sensibilisation au recyclage sont les seuls éléments observables. Que la banque britannique Standard Chartered, principal sponsor du club, soit mise en cause dans la destruction des milieux de vie des Indiens Wayuu en Colombie, tribu d’appartenance du joueur Luis Diaz, interroge le greenwashing30. Si le club de supporters est sensible aux problématiques de genre, le traitement de l’activité de l’équipe de femmes du LFC31 fait l’objet d’un début de médiatisation, encore embryonnaire, mais sans cesse croissant. Nous sommes encore éloignés des expériences d’équipes mixtes comme à Saint-Pierre et Miquelon (France)32. Le folklore du match évolue vers une prise de conscience de la non-discrimination. Le débat sur le sens et la fonction d’expressions de registre de langue relâché à caractère sexuel et sexiste traverse la communauté. Les membres de OLSC France ont un goût bien plus prononcé pour les expressions à double sens33, dans les deux ou trois langues, qui déclenchent la connivence et l’hilarité communicative.
Des évènements tragiques comme ciment communautaire
Certains clubs de football ont connu des évènements tragiques comme des accidents de transports des joueurs34, mais la mémoire du LFC, à l’instar de nombre de clubs sud-américains, africains ou asiatiques, est marquée par des drames de tribunes. I. L., trésorier de OLSC France, binational, professeur d’anglais en France et de français en Angleterre, a fait ses études à l’université de Liverpool. Présent dans la tribune Z, avec des billets rachetés aux supporters italiens, ce sexagénaire reste profondément marqué par les évènements du stade du Heysel (Bruxelles) où la barbarie et l’incompétence se sont conjugués de manière tragique. Par sa double identité de supporter, du LFC et de natif de Nottingham Forest, les 97 morts de la bousculade de Hillsborough35 l’ont tout autant profondément marqué. La mobilisation de tous pour dénoncer la désinformation du tabloïd The Sun et l’édification d’un mémorial au stade ont permis de rétablir la justice pour les 97 victimes et l’honneur de tous ces supporters du LFC36 mais la plaie reste vive comme en témoignent les banderoles « Justice delayed is justice denied37 » des fans.
Le code de conduite des supporters français est imprégné de cette mémoire qui ne confond pas ferveur et violence, engagement et chauvinisme, et qui bannit tous les comportements sexistes, racistes et homophobes. La diversité sociale des membres est contre intuitive. Les femmes, et pas uniquement les moins de 40 ans, sont de plus en plus nombreuses et s’investissent dans l’organisation. Elles témoignent de leur détermination à créer leur espace et installer leur légitimité. En remontrer aux hommes à propos du club, des techniques, de l’histoire, reste encore un passage obligé, mais ces pionnières ont ouvert la voie et le chemin est désormais moins semé d’embûches. Elles ne sont et seront jamais seules.
L’enquête menée auprès des adhérents révèle la construction d’une communauté devenue essentielle dans le rapport de ses membres à l’altérité, voire centrale dans leur vie sociale, sans jamais avoir été conditionnée par les résultats de l’équipe. C’est en ce lieu que s’expriment les valeurs des dispositifs d’appartenance. Ken O’Reilly évoque ce supporter inconnu qui lui réserve par téléphone une place dans une salle de son bar pour un match, impossible à garantir. Discrètement l’homme d’une cinquantaine d’années arrive, et demande une pinte mais dans un gobelet plastique. Sans le dire, victime de la maladie de Parkinson, il est agité de tremblements et redoute de casser le verre. Discrètement pris en charge, installé confortablement par Ken O’R., il a vu le match et participé à la ferveur communicative de la communauté.
Un supportérisme de transmission intergénérationnel et « glocal »
La communauté des supporters de LFC s’inscrit dans le temps long des générations, y compris en France. Pour H. F., cadre trentenaire dans le numérique mobile ou E. L. femme, de la même génération, travaillant dans le tourisme, l’adhésion est un héritage familial. Des parents aujourd’hui sexagénaires, supporters vibrants aux exploits de Kenny Dalglish ou de Ian Rush, initient leurs enfants lors de moments uniques et partagés comme la finale de la Ligue des Champions de 2005 ou l’exemplum que représente l’engagement inépuisable d’un joueur comme Dirk Kuyt. Les déplacements en famille à Anfield, ou lors des matchs européens du club, fondent un partage intergénérationnel qui se manifeste par l’intégration dans la culture carnavalesque du supportérisme et le port de l’emblématique maillot, floqué à son nom ou celui de son idole, voire le tatouage, qui sert de rite initiatique. Ainsi au bar, comme au stade, Emily ou Hadrien, les enfants désormais adultes de parents supporters, côtoient leurs pairs arborant les noms de B. Firmino ou de Mo Salah ou les symboles et slogans du club.
Tous, membres d’OLSC France, sont intégrés dans la grande famille des Reds. La relation entre supporters locaux du LFC et internationaux n’était, a priori, pas évidente. S’il semble exotique, pour un Scouser, qu’un Français ne soit pas derrière le club de sa ville de résidence ou natale, il ne manque jamais l’occasion d’exprimer que sa petite patrie n’est pas l’Angleterre (we are not English we are Scouse). Mais pas d’esprit de clocher ou de patriotisme outrancier chez les habitants de l’agglomération de Liverpool, territoire portuaire à l’empreinte irlandaise, qui ont voté à près de 60 % contre le Brexit, alors que les quartiers les plus déshérités de Manchester ou Sheffield ont plébiscité ce dernier. Le contact permanent avec les cultures européennes des supporters du LFC accentue la singularité pa rapport à ceux du Everton FC, l'autre club historique de la ville. Le supporter du LFC se déplace dans la ville du match, accueilli par la branche locale, sans place au stade, mais faisant entendre sa voix dans les bars locaux, l’éventuelle fan-zone ou les rues où ils paradent. Plus que n’importe quel fan anglais, celui du LFC a l’expérience de l’altérité européenne, des relations avec les fans d’Europe et est peu sensible aux discours de replis insulaires.
À Anfield comme au pub tout commence et finit par You’ll never walk alone
Le supporter est d’autant plus estimé au sein de sa communauté qu’il sait chanter et faire chanter les autres. C’est au stade, ou dans les pubs proches d’Anfield, que les chants sont inventés, rodés, validés, remisés ou abandonnés. Il s’agit d’un avatar populaire de la communication selon le principe du marketing et de la publicité, mais aussi du slogan politique. Le plaisir de détourner des complaintes et des ritournelles, des succès populaires devenus patrimoniaux, de toutes les époques, pourvu qu’ils soient évocateurs, décuple le bonheur des chanteurs. Se tissent des liens malicieux entre les contextes avec jeux de mots et clins d’œil complices entre initiés, langage qui a pour fonction d’exaspérer l’adversaire. Sans paiement de droits d’auteurs, les fans invitent tous les spectateurs à entonner tour à tour les chants devenus des hymnes, puis ceux qui moquent l’adversaire, galvanisent les joueurs en posture délicate, célébrent les exploits collectifs ou individuels. Si dans le stade, il s’agit d’une compétition entre les deux camps pour attirer les rires complices ou couvrir par la puissance vocale les adversaires, au bar il s’agit de réagir avec opportunité et concentration aux évènements.
Le prestige immense du refrain de You’ll never walk alone (YNWA) est tel qu’il est chanté dans de nombreux stades. La chanson a été élevée au rang d’emblème de ce sport38. Écrite par Richard Rodgers et Christine Johnson, elle a été reprise plus tard par Jan Clayton et Oscar Hammerstein II en 1945 pour la comédie musicale Carousel. La chanson, porteuse d’espoir, voulait répondre aux traumas infligés par la guerre. Déjà patrimoniale, confortée par la glorieuse nostalgie britannique pour cette époque, les deux reprises par Nina Simone (1958) et Ray Charles (1963) la consacrent. En 1963, le groupe britannique Gerry and the Pacemakers, à la renommée supérieure à celle des Beatles dans la cité, assure la diffusion de cette version. Elle est graduellement adoptée par les fans. Le groupe pop Pink Floyd en 1971 achève le cycle de reconnaissance par une consécration mondiale en terminant sa chanson « Fearless » par une capture sonore des fans dans les travées d’Anfield Road chantant YNWA. Toutefois, Roger Waters, supporter des Gunners d’Arsenal et leader du groupe, a voulu surtout célébrer la combativité des habitants de Liverpool.
À Anfield, c’est toutefois la version chantée pendant toute sa vie par Gerard Marsden, de Gerry and the Pacemakers, qui incarne le passé et le présent de la chanson. À plusieurs reprises, il a entamé au stade, a capella, le chant en communion avec le public, et ce quelques jours avant sa disparition le 3 janvier 2021. YNWA ouvre et clôture toute rencontre du LFC, propulsée via les haut-parleurs du stade, parfois afin de pallier la défaillance temporaire du public quand les places sont occupées par de fortunés spectateurs, souvent asiatiques, peu accoutumés aux rites d’Anfield. Néanmoins, cet OVNI musical est resté populaire grâce à la ferveur intacte des fans qui l’entonnent dans les bars et dans les fans-zones accompagnés par la guitare d’un Jamie Webster, supporter devenu chanteur populaire des chants des fans du LFC. Deux autres chansons emblématiques sont entonnées à chaque match. Field of Anfield Road, est la version anglaise de la ballade nostalgique irlandaise Field of Athenry combinatoire mémorielle fusionnelle entre la « grande famine » irlandaise et la saga sportive du LFC. Poor Scouser Tommy est plus identitaire et pacifiste. Elle évoque le Spion Kop39, prolongeant la concordance des temps et la confusion des espaces propres au supportérisme global.