« Je suis absolument dévasté par la nouvelle. J’étais en contact avec lui le mois dernier pour essayer de le faire venir à Liverpool. J’ai aimé cet homme à la folie. Il m’a changé comme homme, comme joueur et a permis à Liverpool de gagner à nouveau des titres1 ». Ancien défenseur emblématique de Liverpool, Jamie Carragher a joué sous les ordres de Gérard Houllier entre 1998 et 2004 pour les Reds2. Dans une interview accordée à World Soccer, l’ancien international anglais réagit le 14 décembre 2020 à l’annonce de la mort du technicien français, alors âgé de 73 ans. S’il ne fait aucun doute que l’hommage posthume reste, dans pareille circonstance, marqué d’émotions, d’empathie et de nostalgie, celui-ci questionne l’empreinte laissée par le français dans la mémoire collective du football anglais. Pour Jürgen Klopp, actuel manager du club, « c’est tout simplement l’une des légendes du LFC. Parce que c’est l’un des entraîneurs les plus influents de l’histoire du club. [...] Gérard ne se contentait pas de gérer le quotidien de l’équipe. Il avait aussi entamé un travail de transformation du Liverpool FC3 ». Les manifestations de soutien qui se sont succédé, à l’annonce du décès, soulignent par ailleurs l’affection « du peuple rouge » au Frenchie : Gérard Houllier will never walk alone4.
Technicien dont le rôle aura été décisif dans l’achèvement du processus de professionnalisation des entraîneurs français5, Gérard Houllier demeure, dans l’inconscient collectif, une figure à part : représentant tantôt le traitre à la nation – pour sa responsabilité dans l’échec de l’équipe de France à la course à la qualification au Mondial américain de 1994 –, tantôt « l’homme qui redonna fierté et grandeur aux Reds de Liverpool6 ». Coach adjoint, entraîneur principal, directeur technique national (DTN), sélectionneur, manager, directeur technique, conseiller du président et même consultant médias, le technicien Houllier a, tout au long de sa carrière, exploré toutes les facettes d’un métier pour lequel il n’était, a priori, pas destiné. Ancien instituteur à l’école primaire d’Hucqueliers (1968-1969), petit village du nord de l’Hexagone, il est, au seuil des années 1970, un passionné du ballon rond comme il en existe beaucoup d’autres à l’époque7. Après une modeste carrière de joueur amateur, Gérard Houllier entraîne ou dirige pourtant sans discontinuité de 1973 à 2020, au sein de formations professionnelles de renom. Celui que l’on surnomma « le professeur » est l’une des figures incontournables dont la réputation repose en grande partie sur sa réussite à la tête des joueurs d’Anfield Road8.
Distingué meilleur entraîneur de France de division 2 en 1981 (Nœux-les-Mines), de Ligue 1 en 2007 (Olympique Lyonnais, OL), champion de France (1986, Paris Saint Germain ; 2006, 2007, OL), champion d’Europe junior en 1996 avec l’équipe de France, vainqueur de la Coupe d’Europe et de la Supercoupe d’Europe (UEFA en 2001 avec Liverpool FC), de la FA Cup, de la League Cup, du Charity Shield (Angleterre) la même année, lauréat du trophée des champions en 2005-2006 avec l’équipe lyonnaise, distingué chevalier de la Légion d’honneur (2002), officier honoraire de l’Ordre de l’Empire britannique (2003) et docteur honoraire des universités de Liverpool, Gérard Houllier jouit d’une renommée internationale.
Lorsqu’il s’installe, contre toute attente, en juin 1998 sur les bords de la Mersey, la destinée sportive du français est loin d’être tracée, en témoigne le titre provocateur du tabloïd The Independent : « Gérard Who ?9 ». Face au scepticisme ambiant qui accompagne ses premiers pas en Premier League, Gérard Houllier ouvre pourtant une brèche, facilitée par l’évolution des mentalités, des structures sociales institutionnalisées de l’époque et de l’avènement du global game10 : « Si Gérard est là au bon endroit et au bon moment.11 » sans être le premier entraîneur français à franchir la Manche pour exercer ces fonctions12 son activité au sein du club, ses réussites et sa communication font de lui un entraîneur ancré dans les préoccupations professionnelles du football de son temps et du pays d’adoption.
Par le recours au portrait de groupe et l’usage de la biographie, qui évitent toute dérive hagiographique13, la trajectoire professionnelle reconstituée du technicien français, sa conception du métier soulignent combien Gérard Houllier, dès son arrivée à Liverpool, s’inscrit dans un « travail actoriel14 » assumé et aux multiples facettes. Homme de terrain audacieux, de pouvoir et de réseaux, il devient un des pionniers au sens étymologique du terme : un « travailleur dont on se sert dans une armée pour aplanir les chemins, pour creuser des lignes et des tranchées, et pour remuer la terre dans différentes occasions15 », ouvrant ainsi le football international à d’autres techniciens français.
Jeux sans frontières : le pari osé de « l’instituteur illégitime »16
« Le football a connu trois siècles de métamorphoses. Couvrant presque tout le siècle des révolutions, le premier a été marqué par une lente formalisation du jeu […] Le deuxième siècle amorça une dépossession de l’invention anglaise. Au sein de l’internationalisme consacré par la création de la Coupe du monde […] Associant étroitement le people’s game tant à la sphère politique qu’à une certaine idée de la nation, ils impulsèrent un professionnalisme débridé […] La caisse de résonance de la télévision amplifia encore la séduction du ballon rond, le métamorphosant en sport du “village global”17 ». Si les propos de Paul Dietschy permettent d’analyser le tournant des années 1990, qui effritent « les digues d’un protectionnisme footballistique d’États-Nations », ils autorisent également à mieux comprendre, pour les entraîneurs, les conséquences d’une libre circulation des travailleurs du « ballon rond ». L’arrêté Heylens de 198718, puis l’arrêt Bosman (1995) – supprimant l’exception sportive dans le droit du travail européen – bouleversent en effet le paysage de l’encadrement international du football. En France, les décisions font réagir : « un ou deux étrangers, c’est tolérable ; et il semblait bon de les accepter, cinq étrangers en D1, c’est trop19 ». Si la législation n’a pas eu réellement d’effet sur l’exercice du métier d’entraîneurs en France20 et si, depuis la création du diplôme d’entraîneur en 1942, les entraîneurs professionnels français ont toujours compté dans leurs rangs des expatriés21, la fin du vingtième siècle coïncide avec l’expatriation de coachs français dans des clubs issus des ligues majeures (le Big Five). Luis Fernandez, Raynald Denoueix en Espagne font partie de ceux-là22. Arsène Wenger et Gérard Houllier déflorent quant à eux un marché anglais en pleine mutation. Il ne fait aucun doute que « l’effet Wenger » à Arsenal, la mode des Frenchies, l’internationalisation et la modernisation de la league anglaise23 ont créé les conditions favorables à l’arrivée de Houllier en Angleterre. Les relations nouées avec Peter Robinson dès 199724, David Dein25 et Rick Parry, directeur des compétitions anglaises, rencontrés à plusieurs reprises au cours d’opérations menées conjointement entre la direction technique nationale française et les dirigeants du football anglais, ont également facilité le rapprochement avec le président du Liverpool FC, David Moores, et permis finalement la venue de Gérard Houllier comme manager général du club.
« Gérard aimait s’entourer et être proche des bonnes personnes. Au cas où ! Il lui fallait toujours rebondir en sachant vers qui se tourner […] Il aimait aussi utiliser les médias26 ». Agissant comme un levier dans le mécanisme de l’avantage cumulatif27, le réseau sélectif explique ici, en partie, le parcours professionnel du français et son arrivée chez les Reds28. Si la débâcle bulgare et le « crime de Ginola contre l’équipe29 », à l’automne 1993, signe la fin du « règne Houllier » chez les Bleus30 – et la retombée dans l’anonymat au sein de la DTN –, le retour à la lumière pour le technicien se prépare en coulisses et dans les médias, vers un exil anglais qui constituera le point d’orgue international de sa carrière.
Aux frontières du réel professionnel : Houllier manager, « the boss »31
Chez les Reds, la feuille de route est écrite. Le board attend du technicien français « qu’il change la culture du Liverpool FC et place le club dans la voie du xxie siècle32 ». Confronté au scepticisme médiatique autant qu’aux soirées festives d’après-match et à la consommation excessive d’alcool d’une grande partie des joueurs de l’équipe33, le technicien s’emploie : reconstruire les contours de l’effectif, instaurer un climat de travail dans lequel la préparation invisible34 occupe désormais une place prépondérante, veiller à l’état des terrains, à l’hygiène de vie des joueurs, contrôler la récupération et les soins, et rationaliser les conditions de travail, notamment celui de son staff technique. La mutation est en marche : d’entraîneur, le technicien français devient manager général, « responsable de l’écurie et pilote de formule 135 ». Après le départ de Roy Evans, ancien manager, Houllier s’entoure : Phil Thompson, ancien capitaine de l’équipe, ex-international anglais devient manager assistant et « l’œil de Moscou du coach36 », Patrice Bergues, Sammy Lee et Joe Corrigan « de fidèles collaborateurs ». Même si, au final, « Gérard décidait de tout, dans un style délégatif mais très contrôlé37 », à l’instar des modes de gouvernance privilégiés au sein des clubs professionnels du xxie siècle38.
Dans la continuité du travail réalisé au Paris Saint Germain quelques années plus tôt39, Houllier s’illustre également par ses nouvelles approches de travail40, la mise en place d’une structure de recrutement avec des superviseurs, la composition d’une équipe internationale. Ce changement de regard s’inscrit évidemment dans un cadre général qui renvoie à la mutation structurelle du football, au nouveau contexte européen et, enfin, à la réussite des footballeurs et des entraîneurs sur la scène internationale. En effet, en Angleterre, les dirigeants de la toute nouvelle Premier League (le championnat anglais de première division, ex-First Division), lancée durant la saison 1992-1993, vont véritablement transformer l’image du football anglais et la dimension internationale des clubs41. C’est dans ce contexte que Houllier « a travaillé sans relâche, a apporté une nouvelle vision et des ambitions retrouvées42 ». La première année (1998-1999), l’ennemi historique, « Man’U »43, réalise un triplé historique (Champions League, Premier League, FA Cup) quand les Reds terminent septièmes du championnat. Les saisons suivantes, les Scousers progressent (4e en 2000, 3e l’année suivante, seconds en 2002). Sous l’ère Houllier, si Liverpool ne sera jamais champion d’Angleterre, ni ne gagnera la C144, l’année 2001 restera dans les annales : vainqueur de la Coupe UEFA, de la FA cup, de la Coupe de la Ligue, de la Supercoupe d’Europe et du Charity Shield, sans compter le Ballon d’or obtenu en fin d’année par Michael Owen, le buteur de l’équipe. Les Reds sont au sommet, Houllier est considéré, à l’instar des techniciens en réussite, comme l’homme du renouveau et le symbole du succès45.
Mais il y a plus. Houllier sait aussi manier l’art de la langue46, du bon mot et de la communication médiatique dont on peut notamment retenir : « Il n’y a que dans le dictionnaire que le mot succès arrive avant le mot travail » ; « j’aime à penser comme Fabio Capello, que l’entraîneur est un voleur, il prend les bonnes idées des autres et les adapte », « le football c’est ce qui fait respirer et je n’ai pas envie d’arrêter de respirer »47. Ironie de la formule, le 30 octobre 2001, alors que Liverpool accueille Leeds à Anfield Road, l’entraîneur est victime d’une dissection aortique et doit subir, en urgence, une lourde opération de chirurgie vasculaire qui le force à se mettre en retrait du banc quelques mois durant. Cet accident préfigure le déclin Outre-Manche du technicien48. Finalement, « le plus grand drame de Gérard, c’est qu’au-delà de la passion pour le football, il ressentait ce besoin incompressible d’être reconnu à sa juste valeur dans les médias49 ». Sans doute Houllier avait-il déjà compris la nécessité de maîtriser l’ensemble des paramètres nécessaires à l’encadrement du haut niveau et au maintien dans la carrière. « Fuir la presse revient à abandonner une forme de responsabilité et d’autorité. L’entraîneur de haut niveau doit être un homme de communication, aussi bien vis-à-vis des joueurs, du staff que des médias. S’il n’a pas cette dimension dans le monde actuel, il est handicapé50 ». La maîtrise de la communication, l’art de jouer avec les réseaux et le sens de la diplomatie51 dont il a fait preuve pour anticiper les choix de carrière et durer dans la profession font aussi de lui, au début du vingt et unième siècle, un précurseur en la matière : la figure de l’entraîneur-manager ayant considérablement évolué, les compétences se sont élargies et l’environnement de travail s’est considérablement transformé : « il faut vivre avec la pression des supporters, des médias, des sponsors et une grande partie de l’activité est consacrée à la communication, au sens large. C’est presque la moitié du temps !52 »
Il est aujourd’hui admis que ce changement s’est produit à partir des années 1980 quand, à la suite des grands fabricants d’articles de sport, de grands groupes industriels ou financiers et des médias et sponsors à vocation internationale se sont lancés dans le développement du marché du football, introduisant ainsi des préoccupations nouvelles : « reconnaissant la puissance médiatique du football, il s’agit de faire du football un spectacle rentable en investissant dans l’organisation d’événements ou le montage d’équipes susceptibles d’attirer spectateurs, téléspectateurs et sponsors à dimension internationale, et, logiquement, faire des clubs dans lesquels on a investi des entreprises elles aussi rentables, en s’appropriant les droits de retransmission des images du club et en se protégeant contre les aléas du sort qui transforment une défaite sportive en catastrophe économique53 ». Ce « nouveau monde » regarde vers l’Angleterre, figure modèle de cette nouvelle économie. On comprend ici qu’il y a dans ces récentes transformations l’idée que, si le football est une activité économique désormais comme les autres, c’est parce qu’il relève de la sphère du spectacle54, et que la logique n’est plus uniquement de mobiliser des fidèles mais d’attirer des (télé)spectateurs séduits par la nouveauté, les grands noms. Ce que représente Houllier à Liverpool selon son propre témoignage « il fallait impérativement que je tienne compte de la stratégie marketing du club et de la dimension spectaculaire attendue, sans quoi j’étais mort55 ».
L’évolution du métier d’entraîneur, symbolisé ici par la carrière internationale et l’activité défendue du « boss » en Angleterre reflète vraisemblablement ces changements. « La mondialisation nous impose de nous adapter, de travailler différemment, de s’inspirer d’autres expériences56 ». Ces modifications autorisent, par l’internationalisation des effectifs, à comprendre également une diversification des styles de jeu et une ouverture au monde extérieur souhaitées par les dirigeants et le manager de Liverpool ; le football anglais ne se réduisant plus au classique Kick and Rush. « Quand il est arrivé, avec les dirigeants, tout le monde était d’accord pour faire évoluer le jeu. On lui a donné les moyens de ses ambitions. Gérard était dans son élément : recruter des joueurs aux cultures différentes pour imposer un style plus latin au jeu. Parce que pour lui, le mouvement, la vitesse collective, l’alternance du jeu de position et de la verticalité, la liberté accordée aux top-players étaient à la base de sa philosophie de jeu57 ».
Finalement, la globalisation du football observée peut ici permettre d’analyser autrement la trajectoire sportive du technicien français aux conceptions finalement proches des attentes contemporaines de l’univers professionnel investi.
Houllier, le précurseur : faire savoir son savoir-faire
De nos jours, la migration professionnelle est devenue une composante structurante du groupe des entraîneurs professionnels de football58. Lors de la saison 2018-2019, les entraîneurs professionnels français expatriés (76) étaient, pour la majeure partie, dispersés sur quatre continents : l’Europe, l’Asie, l’Amérique, l’Océanie59. Or, à l’instar d’autres disciplines sportives professionnelles, le football donne aujourd’hui à voir un marché du travail spécifique mais stable, qui se caractérise par une circulation importante de ses populations de joueurs et d’entraîneurs et, en conséquence, une incertitude professionnelle substantielle60. Dans ce contexte marqué par une précarité sectorielle, la mobilité internationale apparaît comme une ressource mobilisable par des entraîneurs de plus en plus enclins à dépasser les frontières du football (français) et à s’expatrier pour travailler.
Les entraîneurs actuels demeurent fascinés par le football anglais61, ils reconnaissent aussi en Gérard Houllier et Arsène Wenger la paternité du French flair, largement véhiculé par les instances nationales de formation : « L’entraîneur français qui réussit à l’étranger ce n’est plus un rêve mais bien une réalité. Regardez Arsène Wenger, Zinedine Zidane, Hervé Renard, Rudi Garcia, Didier Deschamps, tous ont réussi dans les plus grands clubs !62 » Si l’exemple n’est souvent qu’un miroir trompeur d’une réalité sociale plus vaste, il convient néanmoins de constater que le manager français de Liverpool aura participé, comme d’autres, à décomplexer une corporation tricolore, autant qu’à ouvrir de nouveaux horizons professionnels pour un groupe d’élite, soumis à une forte concurrence interne : « faire savoir son savoir-faire à l’étranger » permet aussi de continuer à exister professionnellement et de ne pas mourir socialement. Ce que Gérard Houllier a toujours souhaité et défendu.