Quatre décennies et neuf Coupes du monde plus tard, la demi-finale France-Allemagne de Séville reste fermement ancrée dans la mémoire collective du football, voire au-delà. Certes davantage en France qu’en Allemagne, en raison d’un sentiment d’injustice vécu comme un traumatisme collectif, transmis de génération en génération à l’aide de tous les formats narratifs imaginables, du film documentaire jusqu’à la bande dessinée, en passant par des moments commémoratifs télévisuels comme lors du 30e anniversaire en 2012 ou en amont du quart de finale opposant les deux équipes en 2014.
Ceci dit, même si ce match, légendaire à plus d’un titre, n’a pas la même importance en Allemagne – qui avait déjà joué six demi-finales et trois finales de Coupe du monde avant 1982, et qui a disputé cinq autres finales par la suite – la nuit de Séville n’est pas tombée dans l’oubli outre-Rhin, loin de là. Et ce n’est pas le moindre mérite du récent ouvrage de Stephan Klemm, journaliste au quotidien Stadtanzeiger de Cologne, grand francophile et passionné de sport, avec une douzaine de Tours de France au compteur, que de démontrer que du côté allemand aussi, cette rencontre hors du commun a laissé des souvenirs forts et durables. Au point de valoir une exposition spéciale cet été au Musée du Football Allemand à Dortmund.
Quarante ans, c’est peut-être la bonne distance dans le temps pour interroger les protagonistes de l’époque. Cela leur fait un âge mûr d’entre 60 et 70 ans aujourd’hui : ils jettent désormais un regard lucide et critique envers leur propre parcours, et comme ils n’ont plus rien à prouver, ils font preuve d’une humilité nouvelle devant un moment-monument qui leur paraît peut-être plus impressionnant aujourd’hui qu’à la fin de leur carrière.
Ce sont là des « Grands Témoins » de rêve que Stephan Klemm a réussi à retrouver avec persévérance et à interviewer avec doigté, entre 2020 et 2021. Il les a bousculés un peu sur le plan émotif, vu qu’il les a quasiment forcés à regarder le match avec lui, ce qui a visiblement un effet intéressant sur la dynamique des échanges. Il a ainsi parlé aux treize joueurs allemands qui ont foulé la pelouse de l’Estadio Ramón Sanchez Pizjuan ce soir-là, mais aussi à quelques-uns des héros tragiques français, comme Maxime Bossis, Alain Giresse, Marius Trésor, ou encore Jean-Michel Larqué, commentateur du match aux côtés de son compère Thierry Roland.
Le livre n’a pas d’ambition académique. Il a été rédigé pour un large public, et s’il comporte bien une bibliographie, assortie d’une liste précise des entretiens menés, il ne s’encombre pas de notes de bas de page. Ce qui s’avère regrettable dans le cas des références aux nombreux articles patiemment dénichés dans les archives de la presse écrite. En contrepartie, il rend ainsi accessible à un public non-universitaire les fruits d’une recherche aussi rigoureuse que méticuleuse.
Structuré en cinq « actes », c’est bien un « drame footballistique franco-allemand » (pour reprendre le sous-titre de l’ouvrage) qui se joue sous nos yeux. Il est ouvert par un prologue, qui situe le football allemand et français respectivement dans l’époque, et se clôt par un épilogue de quinze pages sur l’après-Séville et l’émergence d’un mythe de l’histoire du football. Où l’on s’aperçoit d’ailleurs que la mémoire, comme toujours, est bien sélective, et parfois erronée. Stephan Klemm a le mérite de s’interroger sur la véracité de certains détails, systématiquement repris dans les récits qui sont faits de l’événement et de ses conséquences, mais pas corroborés par les archives, comme le prétendu communiqué commun qu’auraient signé le Président Mitterrand et le Chancelier Helmut Schmidt pour calmer les esprits. Il n’a jamais existé. Ce qu’il y a eu, c’est un échange de télégrammes entre les deux dirigeants, celui de Schmidt, sibyllin, après le match, et la réponse de Mitterrand, non sans malice, après la finale perdue par l’Allemagne contre l’Italie.
Le match lui-même occupe une bonne moitié du livre. Il est précédé par le parcours assez chaotique de l’équipe allemande à travers le tournoi – la défaite surprise contre l’Algérie, puis le « match de la honte » de sinistre mémoire contre l’Autriche – et celui, plus harmonieux, du camp français.
Les longues pages consacrées à la dramaturgie hors norme de cette rencontre bénéficient à la fois des commentaires détaillés des interviewés – parfois non-dénués d’humour – mais aussi de la plume journalistique de l’auteur. C’est captivant, haletant, et c’est toujours avec le plus grand respect pour les faits et la chronologie, sans la moindre erreur factuelle. Bien entendu, le moment clé du match reste l’agression de Schumacher sur Battiston et il n’est que cohérent qu’il occupe une place centrale dans le récit.
Il convient par ailleurs de préciser que cet ouvrage est aussi un très bel objet. Doté d’une reliure de qualité, il met parfaitement bien en valeur, grâce à son format inhabituel de 26 x 22 cm, les innombrables illustrations, superbe collection de photos de l’époque et véritable valeur ajoutée. Compliment à l’éditeur, Erik Eggers, lui-même un historien renommé du football allemand.
On ferme cet album en se disant que ce match était effectivement mémorable au sens du terme, et qu’il méritait bien un livre à lui tout seul. Pierre Littbarski, 21 ans à l’époque, est entièrement d’accord : lors d’une soirée publique consacrée au match en novembre dernier il me confiait que Séville 82 était « le plus grand moment de ma carrière, bien devant la finale gagnée en 1990 ».