Dimitri Manessis, Jean Vigreux, Rino della Negra. Footballeur et partisan

p. 181-196

Référence(s) :

Dimitri Manessis, Jean Vigreux, Rino della Negra. Footballeur et partisan, Montreuil, éditions Libertalia, 2022, 246 pages.

Texte

Dimitri Manessis et Jean Vigreux, Rino della Negra. Footballeur et partisan, 2022. Couverture.

Dimitri Manessis et Jean Vigreux, Rino della Negra. Footballeur et partisan, 2022. Couverture.

Depuis quelques années, le Red Star suscite l’intérêt, et parfois même l’engouement des médias et des passionnés du ballon rond, sans rapport avec les performances sur le terrain. Pour ce club fondé en 1897 par Jules Rimet, à Saint-Ouen-sur-Seine, dans la banlieue nord de Paris, les heures de gloire appartiennent au passé : cinq Coupes de France entre 1921 et 1942, suivie d’une période déclin jusqu’au dépôt de bilan en 1978 et, à partir des années 2000, des allers et venues entre le National et la Ligue 2. En fait, la popularité du Red Star se forge en contrepoint du rayonnement du Paris-Saint-Germain qui, depuis sa fondation en 1970, apparaît aux yeux de certains comme le symbole d’une déplorable alliance entre le football et les intérêts capitalistiques. Le rachat du club parisien par le fonds souverain du Qatar, en 2011, a pu renforcer ce sentiment, certains supporters parisiens appréhendant le Red Star comme un club plus « authentique et populaire », apprécié jusque par le président de la République François Hollande. L’ancrage dans une ville historiquement ouvrière, appartenant à l’ex « ceinture rouge » de Paris participe de cette distinction, renforcée par l’étoile rouge incarnant le club (même si elle n’a pas de signification politique) et sans doute aussi la dénomination du stade, le stade Bauer, en hommage au médecin juif communiste Jean-Claude Bauer. Il y a donc, dans l’histoire et les topos entourant le Red Star une petite mythologie de club populaire, engagé, militant. Le « footballeur et partisan » Rino della Negra en est devenu une figure emblématique et paradigmatique.

Le joueur, recruté en 1943, n’a pourtant pas brillé sous les couleurs du club audonien. Il n’a d’ailleurs jamais endossé le maillot de l’équipe professionnelle. Sa mémoire est plutôt auréolée par son engagement dans la Résistance. Rino Della Negra est en effet un des membres du « groupe Manouchian » fusillés le 21 février 1944. Il est de « cette armée du crime », comme le proclame l’affiche rouge de la propagande allemande restée dans la mémoire collective. Son visage n’apparaît pas sur cette affiche du reste. Ses traits ne sont longtemps connus que grâce à un photomaton datant de 1938. Cette anecdote dit, in fine, sa méconnaissance. Des années durant, les hommages qui lui étaient rendus afin d’en faire, légitimement, une figure héroïque ne permettaient pas de lever la « part d’ombre » de son histoire. Il était donc temps que des historiens s’attellent à la tâche. Il revient à Dimitri Manessis et Jean Vigreux, spécialistes de l’histoire des gauches et de la Résistance, le mérite d’avoir rouvert son maigre dossier biographique pour l’enrichir considérablement par le brassage d’un vaste corpus d’archives, la plupart inédites, à l’instar de celles de la famille Della Negra qui dévoilent notamment de belles photographies donnant plus de chair à Rino. Leur enquête minutieuse permet de combler les espaces d’une trajectoire jusque-là pleine de pointillés, parfois d’en corriger la nature, mais aussi, et peut-être surtout, de mieux comprendre les conditions et le sens d’un engagement sportif et militant.

L’histoire de Rino Della Negra se confond d’abord avec celle de l’importante immigration italienne en France. Ses parents quittent le Frioul au lendemain de la Première Guerre mondiale pour participer à la reconstruction du nord de la France. C’est à Vimy, dans le Pas-de-Calais, où son père travaille dans une briqueterie, que Rino naît le 18 août 1923. Alors qu’il n’a que trois ans, la famille s’installe à Argenteuil, dans le quartier de Mazagran, l’une de ces « petites Italies » de la banlieue parisienne. L’empreinte italienne y est telle que le quartier est fréquemment appelé « Mazzagrande ». Dimitri Manessis et Jean Vigreux soulignent que Della Negra y « vit au rythme d’une sociabilité ouvrière antifasciste », dans un environnement marqué par l’intense activité des opposants au régime de Mussolini, par l’engagement au sein des brigades internationales en Espagne ou encore par l’agitation sociale qui prévaut à l’heure de l’instauration du Front populaire en France. Si le jeune ouvrier-ajusteur ne semble pas particulièrement militant, ses biographes ont assurément raison de considérer qu’il y a là une source d’imprégnation que les circonstances conduiront à féconder. Mais avant le militantisme il y a le football, qui « est au cœur de sa vie ». Les archives familiales et la presse permettent de retracer la « carrière » d’un jeune homme qui présente d’évidentes qualités athlétiques, le conduisant à pratiquer d’autres sports, comme la course à pied. Sa première licence est souscrite en 1937 au FC Argenteuillais. Il joue aussi dans l’équipe de son entreprise avant, en 1940, de rejoindre la Jeunesse sportive argenteuillaise, affiliée à la FSGT (autrement dit le giron sportif du parti communiste) puis l’Union sportive athlétique de Thiais. Le Red Star, club phare de la région parisienne, le recrute ensuite. Réfractaire au Service du travail obligatoire en Allemagne, il mène à la fois une vie d’errance clandestine, tout en continuant de défrayer la chronique sportive. L’époque est propice aux zones grises. C’est à ce moment, au début de l’année 1943, que des hôtes le mettent en contact avec des réseaux de Résistance liés au parti communiste, lequel canalise et structure l’engagement des étrangers au sein des FTP-MOI. La reconstitution de ces réseaux permet de mieux comprendre les conditions du passage à la lutte armée. De fait, « Robin », alias résistant de Della Negra, rejoint un détachement d’Italiens de la Francs-Tireurs et Partisans - Main d'Oeuvre Immigrées (FTP-MOI), participant à de nombreuses opérations contre l’occupant, des collaborateurs et contre des fascistes italiens. Dimitri Manessis et Jean Vigreux recensent ces actions et en décrivent le mode opératoire avec précision, jusqu’à l’attaque fatale du 12 novembre 1943, rue Lafayette, à Paris, au cours de laquelle Della Negra est blessé et arrêté. En suivant au plus près les dernières semaines de sa vie, jusqu’à son exécution, on pénètre dans les arcanes du système répressif de la France occupée. On relève aussi avec intérêt le discours de la propagande relayé par la presse. Della Negra est une victime naïve de sa passion du ballon rond : « terroriste pour pouvoir jouer au football » juge ainsi un collaborateur du Progrès de la Côte-d’Or.

Comme souvent en pareils cas, les dernières lettres du supplicié, que Dimitri Manessis et Jean Vigreux ont pu lire, sont émouvantes. À son jeune frère, il demande de se rendre « au club » d’Argenteuil et d’embrasser « tous les sportifs du plus petit au plus grand », ajoutant qu’il « envoie le bonjour et l’adieu à tout le Red Star ». L’expression sincère de cet attachement au monde du football, jusqu’à son dernier souffle, sera appelée par la suite à prendre une dimension mythique. Le dernier chapitre de l’ouvrage est d’ailleurs et opportunément consacré au processus mémoriel. Les auteurs y portraiturent finement les protagonistes et y démêlent les enjeux. Ils nous disent les démarches familiales pour obtenir la reconnaissance d’une « mort pour la France », la mobilisation de la FSGT (qui, dès septembre 1944, organise un tournoi de football en hommage et remet une « coupe Della Negra »). Ils examinent la reconnaissance des municipalités communistes de Vimy et d’Argenteuil traduite dans différentes formes de patrimonialisation : plaque, nom d’une rue et d’une salle, monument. Les municipales de 2008 avec la victoire socialiste, à Argenteuil, témoignent de cet ancrage patrimonial et politique : Della Negra devient une icône de toute la gauche à l’heure tandis que lorsque la ville bascule à droite (en 2001, puis 2014) Della Negra n’est guère à l’honneur. « C’est donc paradoxalement à partir du club où Rino joue le moins longtemps que sa mémoire reste la plus vive », écrivent Dimitri Manessis et Jean Vigreux, tout en étudiant attentivement les modalités d’appropriation mémorielle et leurs ressorts non seulement au sein du club audonien, auquel Della Negra est lié de manière quasi consubstantielle, mais aussi parmi les ultras en France et à l’étranger, faisant ainsi « revivre une internationale antifasciste ».

L’ouvrage, qui offre plusieurs niveaux de lecture, est passionnant à plus d’un titre. Il permet de suivre l’itinéraire, au départ banal, d’un fils d’immigré, ouvrier, sportif amateur, devenu l’un de ces héros ordinaires entrés en Résistance que le destin tragique fait passer à la postérité, à la croisée de deux mémoires, politique d’une part, sportive de l’autre. Sans doute, nombre de supporters du Red Star ignorent qui est précisément ce Della Negra qui a une tribune à son nom. On peut aussi penser qu’ils ne savent pas tout le terreau proprement historique, plutôt que symbolique, des chants qu’ils entonnent et qui parlent d’une « étoile rouge » qui « ne meurt jamais ». Mais si d’aventure ils se plongent dans l’ouvrage de Dimitri Manessis et Jean Vigreux, qui ne leur est cependant pas exclusivement réservé, loin de là, ils mesureront bien comme l’histoire du sport et des sportifs déborde bien souvent du cadre étroit des stades.

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Citer cet article

Référence papier

Stéphane Mourlane, « Dimitri Manessis, Jean Vigreux, Rino della Negra. Footballeur et partisan », Football(s). Histoire, culture, économie, société, 1 | 2022, 181-196.

Référence électronique

Stéphane Mourlane, « Dimitri Manessis, Jean Vigreux, Rino della Negra. Footballeur et partisan », Football(s). Histoire, culture, économie, société [En ligne], 1 | 2022, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : https://preo.u-bourgogne.fr/football-s/index.php?id=155

Auteur

Stéphane Mourlane

Maître de conférences en histoire contemporaine à l'université Aix-Marseille Université

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