Philippe Collin, Sébastien Goethals, La Patrie des frères Werner
Didier Tronchet, Jérôme Jouvray, Anne-Claire Thibault Jouvray, Les Fantômes de Séville

p. 181-196

Référence(s) :

Philippe Collin, Sébastien Goethals, La Patrie des frères Werner, Paris, éditions Futuropolis, 2020, 149 pages.

Didier Tronchet, Jérôme Jouvray, Anne-Claire Thibault Jouvray,Les Fantômes de Séville, Grenoble, éditions Glénat, 2021, 145 pages.

Texte

À gauche : Philippe Collin et Sébastien Goethals, La Patrie des frères Werner, 2020. À droite : Didier Tronchet, Jérôme Jouvray, Anne-Claire Thibault Jouvray, Les Fantômes de Séville, 2021. Couvertures.

À gauche : Philippe Collin et Sébastien Goethals,
      La Patrie des frères Werner, 2020. À droite :
      Didier Tronchet, Jérôme Jouvray, Anne-Claire Thibault Jouvray, Les Fantômes de Séville, 2021. Couvertures.

Une brève investigation par mots-clés « football – bandes dessinées » sur quelques moteurs de recherche généralistes en ligne, montre que le ballon rond a récemment « été saisi » – pour reprendre l’expression de Dominique Marchetti au sujet de la médiatisation du football – par les auteurs et autrices de bande dessinée. S’inscrivant dans la lignée de la série Eric Castel, qui tout au long de quinze épisodes, publiés entre 1979 et 1992, a dépeint les différentes étapes de la carrière, et de la vie, de l’attaquant Eric Castel, plusieurs bandes dessinées sont parues ces dernières années dans l’espace francophone. Parmi ces dernières, on peut mentionner Raymond Domenech. En bleu et contre tous, Deschamps 1er. Rois des bleus ou Le contrepied de Foé.

Deux bandes dessinées, sorties respectivement en 2020 et 2021, ont en commun un match de la Coupe du monde de football masculin comme source d’inspiration. La première est le fruit d’une collaboration entre le dessinateur Sébastien Goethals – dont le nom de famille ne sera pas étranger aux connaisseurs et connaisseuses du football européen ! – et le journaliste Philippe Colin, connu notamment pour avoir animé, entre 2015 et 2021, l’émission L’œil du Tigre qui chaque dimanche sur France inter proposait d’aborder un sujet sportif sous un angle historique. Longue de 149 pages, la bande dessinée aborde l’histoire de deux frères berlinois, Andreas et Konrad Werner, nés à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Orphelins et livrés à eux-mêmes, vivant dans le Berlin (Est) dévasté des années 1945-1946 que filma Roberto Rossellini, ils vont être enrôlés comme agents de la police politique Est-allemande, la Stasi. Coéquipiers, leur destin bascule en 1962 lorsque Konrad est promu en tant que « taupe infiltrée » à l’Ouest. En juin 1974, dans le cadre du troisième match du premier tour (groupe A) de la Xe édition de la Coupe du monde de football masculin organisé par la République fédérale d’Allemagne (RFA), le sort veut que le pays hôte rencontre la République démocratique allemande (RDA). Match particulier car hormis une rencontre disputée deux ans plus tôt durant le tournoi des Jeux Olympiques (remportée par la RDA trois buts à deux), aucune partie officielle de ce type n’a encore été organisée entre les deux pays – et il n’y en aura aucune autre jusqu’à la chute du Mur. En dehors du contexte singulier de cette opposition entre un pays « communiste » (RDA) et un représentant du « monde libre » (RFA), pour les deux frères espions cette rencontre constitue une occasion unique de se revoir après plus de dix ans de séparation. En effet, le hasard veut qu’ils occupent désormais des postes dans la délégation respective des deux formations – kinésithérapeute de l’équipe de RDA pour Andreas et intendant de l’équipe de RFA pour Konrad. Mais le temps, et le statut occupé désormais par les deux individus, ne risque-t-il pas de peser sur ces retrouvailles ? Et ce d’autant plus qu’une Coupe du monde constitue une occasion unique pour nouer des liens avec des personnages pouvant amener à reconsidérer certaine position personnelle, telle l’hôtelière Steffi Herzog que rencontre Andreas à Hambourg – lieu de la partie – ou le « maoïste du football » et star de l’équipe nationale d’Allemagne de l’Ouest, Paul Breitner, avec lequel Konrad s’est lié d’amitié…

La seconde publication emmène le lecteur et la lectrice dans les années 1980, plus précisément lors d’une demi-finale de la XIIe édition de la Coupe du monde qui est organisée par une Espagne alors en pleine transition démocratique. La bande dessinée signée Didier Tronchet (scénariste), Jérôme Jouvray (dessinateur) et Anne-Claire Thibault Jouvray (coloriste), aborde sur 145 pages un match également particulier, ce dernier ayant progressivement investi les mémoires collectives allemandes et françaises. Allemagne de l’Ouest-France, puisque c’est de cette partie dont il est question dans la publication, est disputée le 8 juillet 1982 au Stade Sánchez Pizjuán de Séville. Soldé par une victoire des joueurs allemands aux tirs aux buts, alors que la France menait pourtant par trois à un après dix minutes dans la première prolongation, ce match est marqué par le grave accident ayant touché le joueur français Patrick Battiston. Ce dernier a en effet dû sortir sur une civière à la 57e minute, suite à un choc violent avec le gardien adverse – renommé « Le boucher de Séville » par certains commentateurs français de l’époque – Harald Schumacher. Près de quarante ans après les faits, le résultat de la rencontre hante toujours le héros des Fantômes de Séville, Didier X., ou plutôt celui qui présente certaines caractéristiques de l’anti-héros. Peu sûr de lui et irritable, Didier connaît des problèmes relationnels avec son épouse et son fils. De plus, il est sans emploi et, problème ultime tant le football compte dans sa vie, il ne prend plus de plaisir à jouer le dimanche avec son club amateur. En crise existentielle, Didier va progressivement remonter la pente et trouver des réponses à ses questions personnelles – bien aidé en la circonstance par son ami Fred, journaliste au quotidien L’Équipe – au travers de la recherche des raisons de la défaite de l’équipe de France. Lors d’une insomnie durant laquelle il profite pour re-visionner le match, Didier s’aperçoit d’un détail se déroulant à la 50e minute et sur lequel personne n’avait encore visiblement mis le doigt. C’est le début d’un périple rocambolesque qui lui permettra de rencontrer des acteurs majeurs de cette nuit andalouse, l’entraîneur et le capitaine de l’équipe de France, Michel Hidalgo (à qui la bande dessinée est dédiée) et Michel Platini, ainsi que Patrick Battiston et les deux « ennemis publics n° 1 » des supporters français, Harald Schumacher, et l’arbitre néerlandais, Charles Corver.

Le point commun de ces deux bandes dessinées réside dans le fait que le football est ici utilisé par les auteurs et autrices comme un prétexte pour aborder des thématiques plus générales. Dans La Patrie des frères Werner c’est l’histoire des deux Allemagnes au temps de la Guerre froide qui est le véritable sujet de la publication. Thématique assurément contemporaine car cette période a fait, ces vingt dernières années, l’objet d’un renouvellement de perspective de la part des chercheurs et chercheuses. D’une part, il est désormais avéré que le Rideau de fer était plus poreux que l’on avait bien voulu le penser, mais aussi que les actions des protagonistes de l’époque, en particulier les espions des pays de l’Europe de l’Est, étaient complexes et pouvaient, parfois, conduire à des positions contradictoires. D’autre part, La Patrie des frères Werner témoigne de l’élargissement des recherches sur la Guerre froide, les circulations sportives étant désormais devenues un axe légitime de celle-ci. On soulignera à ce propos que la bande dessinée compte un dossier thématique d’une dizaine de pages signé par l’historien Fabien Archambault qui présente de contexte sur les relations entre les deux Allemagnes, ainsi que sur le développement du football masculin en RDA et en RFA.

Si Les Fantômes de Séville traite d’un registre plus personnel, on peut replacer les questionnements posés par les auteurs et autrices au regard de problématiques sociétales contemporaines. La crise existentielle de l’anti-héros est en effet bien celle que connaissent de nombreux individus dans la société française – et plus largement dans les sociétés occidentales – et qui est relative aux positions et fonctions occupées dans celle-ci. En outre, la bande dessinée évoque les rapports compliqués entre un père et son fils, et souligne, certes de manière indirecte, l’importance de l’amitié dans les moments difficiles.

Deux bandes dessinées autour de match de la Coupe du monde de football, mais au final deux angles d’attaque forts différents, auxquels s’ajoutent les choix dans le trait de crayon, les couleurs ou encore la longueur des dialogues. Lectures extrêmement plaisantes qui devraient assurément trouver leur public, que ce soit des fans de football ou tout simplement des curieux et des curieuses en recherche d’évasion littéraire. Une chose est certaine, avec de telles publications, le ballon rond s’affirme assurément comme un « territoire » fécond pour les auteurs et autrices de bande dessinée. Vivement les prochains opus !

Illustrations

  • À gauche : Philippe Collin et Sébastien Goethals,       La Patrie des frères Werner, 2020. À droite :       Didier Tronchet, Jérôme Jouvray, Anne-Claire Thibault Jouvray, Les Fantômes de Séville, 2021. Couvertures.

    À gauche : Philippe Collin et Sébastien Goethals, La Patrie des frères Werner, 2020. À droite : Didier Tronchet, Jérôme Jouvray, Anne-Claire Thibault Jouvray, Les Fantômes de Séville, 2021. Couvertures.

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Référence papier

Philippe Vonnard, « Philippe Collin, Sébastien Goethals, La Patrie des frères Werner
Didier Tronchet, Jérôme Jouvray, Anne-Claire Thibault Jouvray, Les Fantômes de Séville », Football(s). Histoire, culture, économie, société, 1 | 2022, 181-196.

Référence électronique

Philippe Vonnard, « Philippe Collin, Sébastien Goethals, La Patrie des frères Werner
Didier Tronchet, Jérôme Jouvray, Anne-Claire Thibault Jouvray, Les Fantômes de Séville », Football(s). Histoire, culture, économie, société [En ligne], 1 | 2022, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : https://preo.u-bourgogne.fr/football-s/index.php?id=231

Auteur

Philippe Vonnard

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