« Aimez-vous toujours les stades ? » Avec cette allusion un peu espiègle à un article véritablement séminal d’Alain Ehrenberg paru en 1980, la collection Vice-Versa. Études culturelles franco-allemandes portées par le Pôle France de l’Université de la Sarre, entame une vaste interrogation de la genèse, du rôle, de l’évolution et de l’esthétique des « arènes du sport », véritables « mondes du sport » liés à des « cultures de sport », pour reprendre les éléments du titre de l’ouvrage, un brin alambiqué, mais qui s’avère, à la lecture, finalement tout à fait pertinent.
Ce volume de près de 500 pages est issu d’une coopération entre l’Université de Franche-Comté et de l’Université de la Sarre, cette dernière ayant accueilli un colloque sur le sujet en janvier 2021 – à un moment inédit dans l’histoire des stades, vidés de leurs spectateurs (et de leur sens ?) par la pandémie. Il a été enrichi de quelques contributions complémentaires, réunissant des recherches d’une grande variété, que ce soit sur le plan thématique ou sur le plan des approches disciplinaires. Ce n’est que justice : le stade, marqueur intrigant du paysage urbain, chaudron bouillant des émotions collectives, laboratoire de la nationalisation des masses, lieux de mémoire dépassant la sphère sportive, espace de négociation identitaire, est un objet multidimensionnel et complexe.
Mais mieux vaut prévenir le lecteur potentiel tout de suite : si ce très bel ouvrage tire pleinement bénéfice de la dynamique qui émerge souvent des coopérations scientifiques franco-allemandes, il n’en présente pas moins l’un des inconvénients majeurs de ce genre de projets bilatéraux : pour en profiter pleinement, il faut maîtriser les deux langues. Dix chapitres sur les vingt et un sont en français, dix autres en allemand, et un se joue sur terrain neutre, en anglais. Ils sont certes tous dotés de résumés soignés dans l’autre langue, mais c’est d’une maigre consolation pour celles et ceux qui sont moins à l’aise dans la langue de Platini ou de Beckenbauer respectivement. Les contributions sont précédées d’une introduction particulièrement dense signée par les trois coéditeurs (qui, elle aussi, aurait mérité d’être traduite).
Une grande partie du livre est composée d’études de cas, pour lesquelles les éditeurs ont eu la bonne idée d’élargir le regard au-delà du seul couple franco-allemand : les contributions consacrées à Bernabeu et au Heysel, à la Pontaise de Lausanne et au Wankdorf de Berne, apportent une ouverture bienvenue, tout comme le chapitre original sur l’Estadio Azteca de Mexico, dont l’histoire est retracée à travers le prisme télévisuel. S’y ajoute même un stade imaginaire, celui de la ville fictive de Trincamp, théâtre du légendaire film Coup de tête de Jean-Jacques Annaud.
Un fil rouge sous-jacent traverse le recueil tout entier : c’est celui de la domination, toujours plus prononcée au fur et à mesure que le xxe siècle avance et le xxie s’impose, du « Roi football » sur le paysage des infrastructures sportives. En quelque sorte, c’est son emprise sur les écrans qui a pour conséquence qu’à chaque vague de rénovation des stades existants, il pousse le cyclisme ou l’athlétisme encore davantage vers la périphérie. C’est en même temps révélateur sur l’évolution du football lui-même : les nouveaux stades, ce sont les concerts de rock, les divertissements surdimensionnés, et le football. Du spectacle pur. Le sport, c’est ailleurs.
Ces analyses dédiées à des localités spécifiques – l’une d’entre elles représentant une très originale étude comparative entre quatre villes/clubs/stades des deux côtés du Rhin – sont sans doute attendues dans un tel recueil, comme le sont celles de l’utilisation des stades en tant qu’outils de gestion et de nationalisation des masses par et sous des régimes totalitaires. Mais elles se voient complétées par deux sections plus surprenantes.
L’une d’entre elles est consacrée à la place des femmes dans les stades, que ce soit dans leur rôle de joueuses ou d’arbitres, d’entraîneures ou de supportrices. À la lecture des trois contributions, on est frappé une fois de plus de la dialectique inclusion-exclusion déconcertante qui habite le football et les lieux où il se pratique. Et on s’aperçoit que les mécanismes de discrimination à la fois symbolique et concrète persistent encore aujourd’hui, enracinés dans une longue tradition d’hégémonie masculine.
La deuxième, qui clôt aussi l’ouvrage, focalise le regard sur l’architecture des stades. Avec, en conclusion, une tentative innovante de text mining, méthode statistique issue des humanités numériques, effectuée dans les revues d’architecture et d’ingénierie de construction. Une initiative intéressante qui se termine cependant sur un constat rassurant pour les historiens et sociologues : si ce type de méthode quantitative peut apporter un vrai éclairage complémentaire, il ne saura remplacer les méthodes qualitatives traditionnelles des sciences humaines et sociales. Ouf.
Tout cela est impeccablement rédigé et soigneusement référencé, un vrai plaisir pour l’œil du chercheur qui, même critique, aura du mal à traquer des erreurs ou des imprécisions.
Comme l’ouvrage le montre, les grands stades sont un phénomène en perpétuelle évolution. C’est un « monde du sport » qui ouvrira encore de nombreuses pistes de recherche dans les années à venir.