La traduction de la terminologie féministe en Chine : une rétrospective du féminisme chinois du xxe siècle

  • The Translation of Feminist Terminology in China: a Retrospective of Twentieth-Century Chinese Feminisms

DOI : 10.58335/eclats.168

Pendant la première rencontre des cultures chinoise et occidentale au début du xxe siècle, les progressistes et les féministes chinois se nourrissent du féminisme occidental et la terminologie féministe entre dans le contexte chinois. L’histoire de la traduction chinoise de la terminologie féministe est aussi l’histoire de la réception et de l’évolution du féminisme en Chine, un processus long et complexe de localisation. Ce texte étudie principalement la traduction et la sinisation des termes anglais feminism, gender et patriarchy.

During the first encounter between Chinese and Western cultures in the early 20th century, Chinese progressives and feminists brought Western feminist thinking and terminology into China. The history of the Chinese translation of feminist terminology is also the history of the reception and evolution of feminism in China as well as a long and complex process of localization. This text mainly studies the translation and localization of the English terms “feminism”, “gender” and “patriarchy”.

在20世纪初的东西方文化碰撞过程中,中国的进步人士和女性主义者从西方女性主义思想中汲取养料,女性主义词汇也因此进入到中国语境。在法国语境中,女性主义各类信条与行动与时俱进并互相竞争;在中国语境中也是如此,女性主义词汇有相继出现或同时出现的诸多个意义。直到今日,某些女性主义关键词汇仍然没有统一的翻译,而且每个翻译都随时代而改变。女性主义词汇的中文翻译史也是中国女性主义的发展演变史,这是一个漫长而复杂的本土化过程。本文旨在研究英文词汇feminism、gender 和patriarchy 在中国的翻译与本土化。

Plan

Texte

L’histoire de la traduction de la terminologie féministe est aussi l’histoire de la réception et de l’évolution du féminisme en Chine, processus long et complexe de sinisation. Jusqu’à présent, certains termes féministes clés n’ont pas encore de traduction unifiée, chaque traduction varie avec le temps. Ce travail étudie principalement la traduction du terme anglais feminism, puis la traduction des termes gender et patriarchy.

Les différentes traductions chinoises du terme feminism

Il est tout d’abord nécessaire de tracer schématiquement l’évolution des significations du terme « féminisme » en France, pays considéré comme le premier à avoir utilisé ce terme. Dans un premier temps, celui‑ci désigne « une pathologie qui féminise les hommes, et le masculinisme étant l’équivalent chez les femmes1 ». Dans un deuxième temps, la signification de contestation de l’inégalité entre les sexes est entrée dans le discours public à la fin du xixe siècle, plus précisément, à partir de 1892 en France, en Suisse et en Belgique et à partir de 1894 aux pays anglophones2. Pendant le mouvement féministe de la première vague, dont l’objectif principal était de réaliser l’égalité entre les sexes, le terme « féminisme » a pris ainsi une connotation d’égalitarisme. Dans un troisième temps, pendant la deuxième vague, on commence à s’intéresser aux spécificités féminines et à la différentiation : ainsi « féminisme » prend la connotation de différentialisme. Dans un quatrième temps, la dernière génération des féministes conteste l’opposition binaire masculin/féminin et « féminisme » prend alors la connotation de dilution du dualisme. Entre‑temps, le terme « féminisme » est « tantôt fréquemment et abusivement employé (dans les années 1900‑1920 ou 1970), tantôt rare et péjoratif (dans les années 1930‑1950)3 ».

Tout comme dans le contexte français où « les doctrines et les pratiques évoluent et se font concurrence4 », dans le contexte chinois, le féminisme a de multiples significations qui apparaissent soit successivement soit simultanément.

S’agissant de l’introduction de la notion de féminisme en Chine, il existe une vision commune voulant que le terme chinois « nüquan » 女权 [droit des femmes, ou pouvoir des femmes] vienne de la langue japonaise moderne5, étant donné que la Chine moderne a emprunté beaucoup de concepts occidentaux par l’intermédiaire du Japon qui avait introduit les pensées occidentales plus tôt et dont la langue contient quantité de caractères chinois. Dans l’article « Le concept du féminisme en Chine moderne », le chercheur japonais Sudo Mizuyo 须藤瑞代 indique que les termes parus en Chine moderne tels que minquan 民权 (droit du peuple), renquan 人权 (droit de l’Homme), nüquan 女权 (droits de la femme) sont apparus plus tôt au Japon qu’en Chine6 : nüquan  est apparu au Japon avant 1884, et en Chine en 19007. Dans son article « De la traduction ambiguë à l’ambivalence. Traduction et transformation de la terminologie concernant le féminisme en Chine moderne », Chen Yan 陈雁, professeure d’histoire de l’université Fudan, directrice, côté Chine de l’Institut d’études de genre université Fudan‑université du Michigan, montre que le concept de nüquan est plutôt polygénique : l’emprunt à la langue japonaise, la traduction directe de la langue anglaise et l’utilisation par des auteurs chinois à base du terme nannü pingquan 男女平权 (l’égalité des droits des deux sexes)8. Elle propose de le considérer comme un processus de transmission croisée entre l’Occident et l’Orient, à la fois processus de traduction et de retraduction9.

Selon Chen Yan, Dictionnaire anglais‑chinois publié par Shangwu yinshuguan en 1908 a enregistré le terme feminism, mais interprété comme The quality of female sex, 女流之性质. Dans les années 1920, feminism était généralement traduit en nüzi zhuyi 女子主义 et funü zhuyi 妇女主义10. Nüzi et funü signifiaient tous « femmes ». Zhuyi signifie doctrine, en chinois, généralement on traduit par zhuyi 主义 les termes concernant une doctrine et ayant « ism/isme » comme suffixe. Donc littéralement, nüzi zhuyi et funü zhuyi signifient doctrine concernant les femmes.

Sudo Mizuyo fait deux tableaux pour comparer l’évolution des concepts minquan, renquan, nüquan dans les dictionnaires japonais et dans les dictionnaires chinois11. Les tableaux montrent que Dictionnaire de la langue moderne publié en 1933 a enregistré pour la première fois le terme anglais feminism, mais aussi les formes française « féminisme » et allemande feminismus. Il est translittéré de manière phonétique en « fu mi nie shi mu » 弗弥捏士姆. Pendant longtemps, les multiples traductions telles que fu mi nie shi mu, nüzi zhuyi et funü zhuyi coexistent dans la presse. Jusqu’en 1937, Dictionnaire chinois‑anglais récent a traduit feminism en nüquan zhuyi 女权主义. Quan 权 signifie « pouvoir » ou « droit ». Donc littéralement, nüquan zhuyi signifie la doctrine du pouvoir des femmes ou la doctrine des droits des femmes. En plus, le dictionnaire a listé d’autres acceptions : nüliu zhi texing 女流之特性 (la qualité des femmes), nan nü pingquan lun 男女平权论 (la doctrine de l’égalité des droits entre les deux sexes), nan nü pingquan zhuyi 男女平权主义 (la doctrine de l’égalité des deux sexes).

La naissance et l’évolution du féminisme chinois

En Chine comme en Occident, le féminisme de la première vague est lié étroitement à la vie sociopolitique des nations. Le féminisme moderne chinois naît surtout avec la crise nationale face à la menace des puissances occidentales et japonaise depuis la fin de la dynastie des Qing (1636‑1912). Certains Chinois, tous sexes confondus, accusent le confucianisme et le patriarcat comme étant à l’origine de la faiblesse du pays et lient la libération des femmes au redressement de la nation. Bien des femmes nouvelles sortent de la famille confucéenne pour s’engager directement dans la guerre, la révolution et les mouvements sociaux, en espérant obtenir leur propre libération à travers l’obtention de l’indépendance nationale et la fondation d’un régime démocratique.

Depuis la fin du xixe siècle jusqu’à la fondation de la République populaire de Chine (1949), des réformes et des révolutions se sont succédées, et dans chaque mouvement et révolution, le droit de la femme est un sujet important. Sur le plan de la libération du corps, depuis la fin du xixe siècle se déroulent des mouvements anti‑pieds bandés sous l’influence des missionnaires étrangers. Au sujet de l’institutionnalisation de l’enseignement féminin, en 1898 apparaît la première école pour filles fondée par des Chinois12, en 1907 sont promulgués les statuts officiels de l’éducation des filles, en 1915 les premières écoles mixtes sont fondées et en 1920, l’enseignement supérieur a commencé à admettre des étudiants de sexe féminin. Les générations suivantes profiteront de l’institutionnalisation de l’enseignement féminin. L’influence de la presse féminine est encore plus grande que les écoles de filles. En 1898, Journal de l’éducation des femmes est le premier journal chinois fondé par des femmes, pour les femmes. Dès lors, la presse féminine se développe brusquement et devient le soutien des idées féministes13. Les auteures y revendiquent l’égalité des droits entre les deux sexes, l’annulation du bandage des pieds, la scolarisation des femmes, la liberté du mariage et la participation aux affaires politiques14.

Le féminisme moderne chinois comporte également le mouvement des suffragettes pour des droits égaux à ceux des hommes. Au lendemain de la révolution républicaine de 1911, les moyens violents des suffragettes anglaises sont introduits immédiatement en Chine, les suffragettes chinoises s’en inspirent et obtiennent la sympathie et le soutien des organisations des suffragettes anglaises et internationales. Désormais, le mouvement chinois des suffragettes connaît plusieurs vagues. Enfin le gouvernement de la République de Chine a accordé le droit de vote aux femmes en en 194715.

À cette époque-là, le mot nüquan comprend différentes connotations. Sudo Mizuyo donne quatre connotations du féminisme dans le contexte chinois du début du xxe siècle : être mère de la nation, assumer la même responsabilité que les hommes, explorer de nouveaux rôles, refuser d’être nationale – refuser la libération des femmes dans le cadre de l’État‑nation16.

Pendant les trente premières années de la République populaire de Chine, le discours féministe a disparu du public. À cause de la fermeture du pays, la Chine n’a pas connu les nouveaux courants de pensée occidentaux, y compris la deuxième vague féministe qui se déroule dans les années 1960 et 1970. En réalité, au début de sa fondation, le Parti communiste chinois (PCC) qui prône aussi l’égalité des sexes et la libération des femmes, n’exclut pas le féminisme, il intègre au contraire les féministes. Le PCC remplace astucieusement le discours féministe par le discours du Parti tel que nannü pingdeng 男女平等 (l’égalité des sexes) et funü jiefang 妇女解放 (la libération des femmes) et plus tard, le PCC étiquette le féminisme comme « occidental » et « bourgeois ».

À la fin de la révolution Culturelle (1966‑1976), la Chine met fin à la politique de fermeture. Une fois le pays réouvert, le monde intellectuel chinois se hâte de rattraper ce retard par la traduction intense des auteurs étrangers. Tous les courants de pensées étrangers affluent en Chine et au début des années 1980, l’introduction de tout ouvrage étranger est susceptible d’avoir un impact considérable. Le féminisme qui avait d’abord été accueilli en Chine avec froideur et pris un peu de retard par rapport aux autres pensées, va, à partir du milieu des années 1980, se développer rapidement.

Le choix entre nüquan et nüxing

Le discours féministe a connu une renaissance en Chine. D’après Chen Yan, c’est sous l’influence de la traduction taiwanaise que l’on tend à traduire le féminisme par nüxing zhuyi 女性主义17. Nüxing 女性 signifie le sexe féminin, donc littéralement nüxing zhuyi signifie doctrine du sexe féminin. Dès lors et jusqu’à présent, nüquan zhuyi et nüxing zhuyi coexistent. Souvent, les personnes extérieures au domaine du féminisme les considèrent comme deux doctrines différentes.

Zhang Jingyuan 张京媛, professeure de l’université de Beijing, publie en 1992 la première anthologie chinoise des textes féministes occidentaux Critique littéraire féministe contemporaine18. Dans la préface, Zhang Jingyuan aborde la question de la traduction du terme anglais feminism. Pour elle, nüquan zhuyi ou nüxing zhuyi correspondent respectivement à deux étapes du féminisme. La première étape consiste principalement en la lutte pour les droits fondamentaux des femmes, lutte encore en cours, en ce sens, le mot nüquan est pertinent19. Puisque c’est déjà l’époque de la théorie du genre et que son livre collecte principalement des articles postmodernes, elle préfère la traduction nüxing zhuyi, qui insiste sur le mot xingbie 性别 (sexe/genre)20.

Depuis la parution du livre de Zhang Jingyuan, la traduction en nüxing zhuyi est de plus en plus courante. À titre d’exemple, Zheng Kelu 郑克鲁, traducteur, spécialiste de la littérature française, écrit dans la postface de sa version chinoise de Le deuxième sexe (2011) qu’il a beaucoup hésité face à la question de la traduction de « féminisme21 ». Son explication du choix de nüxing zhuyi est similaire à celle de Zhang Jingyuan : avant la Deuxième Guerre mondiale, le féminisme se situait dans l’étape de lutte pour les droits des femmes ; la nouvelle vague féministe de l’après‑guerre ne se limite pas à réclamer des droits politiques aussi à partir de cette période‑là serait‑il plus pertinent d’utiliser nüxing zhuyi pour comprendre et traduire « féminisme »22.

Force est de constater qu’il existe toujours des personnes qui préfèrent nüquan zhuyi à nüxing zhuyi . Ce sont surtout celles qui se trouvent en dehors du domaine du féminisme : d’une part, ce terme est apparu beaucoup plus tôt que nüxing zhuyi et d’autre part, nüquan zhuyi produit un effet théâtral, semble plus agressif et plus imagé, comme si les femmes cherchaient à arracher le pouvoir, à dominer les hommes et à régner sur le monde. De plus, il existe des spécialistes du féminisme qui préfèrent le terme nüquan zhuyi. Citons l’exemple de l’article de Chen Yan, dont le titre même porte le terme de nüquan zhuyi. Pour elle, la traduction nüxing zhuyi contient l’opposition binaire masculin/féminin23. Un autre exemple est celui de Wang Zheng 王政, professeure d’études des femmes et d’histoire de l’université du Michigan : elle est habituée à utiliser nüquan zhuyi parce que son domaine de recherche est l’histoire du mouvement féministe en Chine où l’on employait plutôt les termes nüquan et nüquan zhuyi24. Pour elle, cette histoire du mouvement féministe est un héritage prédieux dont les Chinoises du xxie siècle bénéficient encore, et l’emploi du terme « nüqun » peut mieux en hériter25.

Bref, le terme nüquan zhuyi semble politique, historique, et souligne le droit ou le pouvoir. Alors que le terme nüxing zhuyi paraît beaucoup plus modéré et académique, mais il risque de renforcer l’opposition bianire entre hommes/femmes, et de tomber dans le piège du biologisme ou de l’essentialisme. Certaines chercheuses chinoises ont tenté, et tentent encore de trouver un mot qui puisse inclure les principales connotations du mot feminism, mais qui n’exlue pas les théories et les pratiques propres aux Chinoises.

La réception du concept de genre en Chine

En Occident, les études féministes se sont tournées vers les études féminines dans les années 1970, qui se sont elles‑mêmes tournées bientôt vers les études de genre dans les années 1980. En Chine comme ailleurs, les trois catégories se superposent. Le concept de genre a été introduit dans le contexte chinois au milieu des années 1990, à l’occasion de la quatrième Conférence mondiale des Nations unies sur les femmes, qui s’est tenue à Beijing en 1995. La Conférence de Beijing est la première initiative politique du retour de la Chine à la communauté internationale. Désormais le féminisme chinois s’est intégré au féminisme mondial et les organisations non‑gouvernementales internationales de femmes commencent à entrer en Chine. La Conférence a conclu la plateforme d’Action de Pékin (Beijing Platform for Action) qui fixe clairement que les droits des femmes sont des droits de l’Homme, et que les gouvernements ont la responsabilité de la création d’une société d’égalité entre les sexes. Il est à noter que la Conférence de Beijing aurait marqué la troisième vague féministe, étant donné qu’elle redresse le féminisme dans le monde occidental, qui a connu une période creuse dans les années 198026.

Le processus préparatoire de la conférence est devenu un processus de diffusion du féminisme en Chine, mais aussi un processus de réception de l’éducation et d’auto‑éducation pour les chercheurs et les chercheuses sur la question des femmes. Elle fournit l’occasion de l’épanouissement des études féminines en Chine. Affluent de nombreux concepts, tels que Women studies, gender studies, gender et sex. Partiellement parce que le féminisme même, ayant une position définie, semble inévitablement partiel, bien des chercheurs et chercheuses se sont tournés vers les études de genre. En réalité, la traduction du terme anglais gender par shehui xingbie 社会性别 à l’initiative de Wang Zheng est aussi controversée27. Li Xiaojiang pense que dans la langue chinoise « xingbie » comprend à la fois les connotations de sexe (basé sur la physiologie) et de genre (accentuant la construction sociale), et prônant la différence sexuelle, elle propose de ne pas rejeter totalement les données physiologiques28.

Les controverses n’empêchent pas que le concept de shehui xignbie s’est répandu très vite en Chine et est devenu un terme à la mode chez les chercheurs et les chercheuses. La formation académique du sexologue Fang Gang est exemplaire29. En 1997, par hasard, il a découvert pour la première fois le concept de genre, à travers le livre de Wang Zheng et de Du Fangqin 杜芳琴, intitulé Textes choisis en études de genre30. Ce livre a été publié dans le contexte de la Conférence de Beijing. Ayant été tourmenté pendant longtemps par son aspect « féminité », le concept de genre l’a brusquement rafraîchi, et à l’âge de 34 ans, Fang Gang a commencé à poursuivre un master puis un doctorat en études de genre. Actuellement, il est directeur de l’Institut de sexologie et de genre de l’université forestière de Beijing. Jusqu’à présent, il a publié une cinquantaine de livres en la matière, et a organisé des actions promouvant la pluralité sexuelle, telles que le « Salon de la libération des hommes » et le « Ruban blanc : mouvement des hommes pour mettre fin à la violence sexuelle31 ».

Le pouvoir paternel ou le pouvoir des hommes ?

Un autre concept féministe important est le patriarcat. Dans les langues occidentales, l’antonyme de « féminisme » n’est pas « masculinisme », mais « patriarcat ». Tout comme le mot « féminisme », le sens du mot « patriarcat » dans le contexte occidental, change avec l’époque. Selon le Dictionnaire critique du féminisme, étymologiquement, « patriarcat » est issu de « la combinaison des mots grecs pater (père) et archie (origine et commandement)32 » ; le patriarcat signifie dans un premier temps « l’autorité du père33 » ; Morgan et Bachofen assimilent le patriarcat au droit paternel qui se serait substitué au droit maternel, et ce deuxième sens historique, repris par Engels et Bebel, persiste jusqu’aux années 197034 ; dans Sexual Politics (1971), Kate Millett donne le sens féministe contemporain qui est « en claire continuité avec le deuxième sens35 ». Le patriarcat entre immédiatement dans le discours féministe des années 1970 « comme le terme désignant l’ensemble du système à combattre36 » ; le féminisme occidental identifie « patriarcat » à « capitalisme » considéré par bien des gens comme la véritable origine de la subordination des femmes37.

Dans le contexte chinois, l’introduction du concept de patriarcat n’est pas aussi complexe que le mot « féminisme ». Il existe deux expressions chinoises, fuquan 父权, littéralement désignant le droit paternel ou le pouvoir paternel, et nanquan 男权, littéralement signifiant le droit des hommes ou le pouvoir des hommes. Depuis CNKI, la plus grande banque chinoise de données de recherche, l’on constate que le mot fuquan apparaît plus tôt (1934) que le mot nanquan (1941) qui est, de surcroît, très peu usité avant les années 1990 ; à partir de l’année 1995, l’utilisation du mot nanquan s’accroît brusquement, au point de l’emporter sur fuquan. Il est fort probable que, au cours de la traduction intense du féminisme occidental pendant la période de la Conférence de Beijing, on s’est rendu compte que nanquan, apparemment antonyme de nüquan, serait une expression plus pertinente que fuquan.

Pourtant, Fang Gang propose de traduire « patriarcat » en fuquan. Selon lui, quand on parle de nanquan, on met davantage l’accent sur l’exploitation du sexe féminin par le sexe masculin, mais quand on dit fuquan, on pense à un rapport de force38. Il montre qu’en Chine, c’est la famille patriarcale centrée sur la lignée patrilinéaire qui s’étend jusqu’aux sphères politique et sociale pour former une culture patriarcale, pour autant le sujet de l’oppression n’est pas le sexe masculin, mais la culture oppressive ayant la lignée patrilinéaire pour noyau39. Pour lui, par rapport à nanquan, fuquan signifie une plus profonde compréhension du système d’oppression sexuelle40. Effectivement, dans un système patriarcal, les hommes ne sont pas que les bénéficiaires, et les femmes n’en sont pas que les victimes. Les hommes et les femmes sont tous pris dans un réseau oppressif. Fang Gang lui‑même, ayant perdu son père à l’âge de trois ans, est dénué de « virilité » et souffre depuis l’enfance de la violence et de l’humiliation de la part des hommes, mais aussi des femmes. Son humiliation et sa marginalisation subies l’associent à la femme, bien qu’il ne soit pas homosexuel.

Conclusion

Au demeurant, étant donné l’évolution des différentes générations de féministes et les vicissitudes de la société chinoise du xxe siècle, il est naturel que la traduction chinoise de la terminologie féministe change au cours du temps. Schématiquement, au début de son entrée dans le contexte chinois, le mot feminism avait également une signification d’égalitarisme, puisqu’il est interprété généralement comme la doctrine de l’égalité des droits entre les deux sexes ou la doctrine de l’égalité des deux sexes. Ensuite dans les années 1950‑1970, le féminisme avait comme connotation, être « occidental et bourgeois ». Ensuite, à partir des années 1980, la traduction par nüxing zhuyi prend une connotation de différentialisme. Littéralement, nüquan zhuyi et nüxing zhuyi ont chacun leurs limites. Il est donc logique que le concept de genre, qui déborde de leurs limites, soit bien vu en Chine, même si, traduire gender en shehui xingbie ou xingbie pose question. Enfin le mot fuquan, équivalent du mot patriarchy, implique un vieux rapport de force, non simplement l’exploitation du sexe féminin par le sexe masculin. Actuellement le mot nanquan, qui est littéralement antonyme du mot nüquan, tout comme « masculinisme » est littéralement antonyme de « féminisme », est davantage à la mode dans la culture populaire.

Bibliographie

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Notes

1 Bard, 2017, p. XII. Retour au texte

2 Offen, 1987, p. 495. Retour au texte

3 Bard, 2017, p. XIII. Retour au texte

4 Ibid. Retour au texte

5 Voir Sudo, 2005, p. 37‑57. Retour au texte

6 Ibid., p. 37. Retour au texte

7 Ibid., p. 40‑41. Retour au texte

8 Yan, p. 106. Retour au texte

9 Ibid. Retour au texte

10 Ibid., p. 107‑108. Retour au texte

11 Sudo, 2005, p. 41‑44. Retour au texte

12 Xia, 1995, p. 23. Retour au texte

13 Nivard, 1986, p. 157‑184. Retour au texte

14 Ibid., p. 162. Retour au texte

15 Voir la Constitution de la République de Chine de 1947. Retour au texte

16 Sudo, 2005. Retour au texte

17 Yan, p. 111‑112. Retour au texte

18 Jingyuan, 1992. Retour au texte

19 Ibid., p. 4. Retour au texte

20 Ibid. Retour au texte

21 Kelu, 2011, p. 602. Retour au texte

22 Ibid., p. 602‑603. Retour au texte

23 Yan, « De la traduction ambiguë à l’ambivalence », op. cit., p. 113. Retour au texte

24 Zheng, 2004, p. 125. Retour au texte

25 Ibid. Retour au texte

26 Bard, 2017, p. 1456. Retour au texte

27 Sur la problématique de la traduction de gender en chinois, voir Zheng, 2004 ; Xiaojiang,. Retour au texte

28 Xiaojiang. Retour au texte

29 Sur la formation de Fang Gang, voir http://www.whiteribbon.cn/view.asp?id=191 et http://www.whiteribbon.cn/view.asp?id=173. Retour au texte

30 Zheng & Fangqin, 1998. Retour au texte

31 Voir le réseau de ce mouvement, « Ruban blanc. Mouvement antiviolence des hommes » sur : http://www.whiteribbon.cn/. Retour au texte

32 Helena Hirata, Dictionnaire critique du féminisme, op. cit., p. 142. Retour au texte

33 Ibid. Retour au texte

34 Ibid. Retour au texte

35 Ibid., p. 143. Retour au texte

36 Ibid. Retour au texte

37 Ibid., p. 143‑144. Retour au texte

38 Fang Gang, « La déconstruction et la reconstruction du moi », op. cit. Retour au texte

39 Ibid. Retour au texte

40 Ibid. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Hesha Luan, « La traduction de la terminologie féministe en Chine : une rétrospective du féminisme chinois du xxe siècle », Éclats [En ligne], 1 | 2021, publié le 15 novembre 2021 et consulté le 28 mars 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. DOI : 10.58335/eclats.168. URL : https://preo.u-bourgogne.fr/eclats/index.php?id=168

Auteur

Hesha Luan

Maîtresse de conférences de français à l’université du Heilongjiang, docteure de l’université d’Aix‑Marseille

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