Langue et culture de l’Autre à l’épreuve du fansubbing : des Chtis en Chine du Nord…

  • Culture, Language, and Fansubbing: A Study of Collaborative Translation of ‘Chtis’ in Chinese

DOI : 10.58335/eclats.154

À l’ère du web 2.0 se développe le fansubbing nouvelle pratique de traduction audiovisuelle : les internautes « fans et traducteurs » s’engagent dans le sous‑titrage pour (faire) accéder à de nouveaux univers linguistiques et culturels. Reposant sur une rédaction collective dans un but non commercial, ce phénomène inventif relève de la culture participative et favorise la réflexion, l’interaction et la créativité. L’article aborde le devenir de cette pratique en Chine et explore les stratégies de traduction et leurs enjeux à partir d’une étude de cas.

In the age of web 2.0, fansubbing is a developing new practice of audiovisual translation: Internet users, including fans and translators, engage in subtitling to access new language and culture. Based on collective writing for a non-commercial purpose, this inventive phenomenon is part of the participatory culture and encourages reflection, interaction and creativity. The article discusses the situation of this practice in China and explores translation strategies and their issues from a case study.

网络字幕组在Web 2.0时代创造了视听翻译的新实践:同时身为粉丝和译者的互联网用户参与字幕组翻译使得学习新的语言和感受异国文化成为可能。基于非商业目的的集体写作,这种创造性现象是参与文化的一部分,并鼓励反思、互动和创造。 本文讨论了这种实践在中国的发展,并从案例研究中探讨了翻译策略及挑战。

Plan

Texte

Introduction

Aujourd’hui, dans un cadre de communication international multilingue, les productions audiovisuelles sont devenues une ressource indispensable pour enrichir les connaissances comme les divertissements. Leur diffusion rapide à travers l’Internet constitue désormais un phénomène culturel propre à l’ère numérique. À l’aide des pratiques de traduction audiovisuelle (sous‑titrage, doublage, voice over ou interprétation simultanée, etc.), ces productions médiatiques sont, pour les internautes, un moyen important de s’initier aux langues étrangères et de se sensibiliser aux différences culturelles. La traduction n’a plus pour seul rôle de faciliter la compréhension. De plus, beaucoup d’internautes ne se satisfont plus d’être récepteurs. Ils commencent à prendre l’initiative dans ce type de communication et s’engagent eux‑mêmes dans la réalisation du sous‑titrage des œuvres audiovisuelles : c’est la pratique dite fansubbing ou fansub, qui s’est beaucoup développée. Dans cet article, nous nous demanderons si la traduction de fansub permet de restituer, de transposer ou de recréer, au‑delà des énoncés d’une langue de départ à une langue d’arrivée, des contextes culturels de réception, particulièrement dans le cas des procédés humoristiques.

En Chine, l’évolution du fansub a connu des avancées remarquables comme en témoignent les études qui ont fleuri sur cette pratique nouvelle. Si les problèmes de la légitimité (Cintas & Sánchez, 2006) et de la qualité de traduction (Ouyang, 2009) ont été beaucoup questionnés dans les premières études, de multiples angles de recherche se font jour actuellement. Différentes théories de traduction comme la théorie de l’action (Chen, 2012), la théorie de skopos (Zhang, 2016) ont été appliquées à l’analyse de la traduction d’un fansub donnée. Cette pratique a aussi été traitée dans les perspectives des sciences de l’information et communication (Liu & Gao, 2014), de la sémiotique (Pan, 2017), etc.

Ces ouvrages font apparaître que les choix linguistiques dans un sous‑titrage sont influencés par des facteurs variés, parmi lesquels le statut du sous‑titreur, le profil des spectateurs, l’objectif prévu, les contraintes normatives et techniques, etc. Mais les études sur le fansub sont souvent déployées selon un seul angle disciplinaire. Il nous semble que face à un nouveau phénomène médiatique et langagier, une approche multidisciplinaire, communicationnelle et linguistique s’impose, ce que nous esquissons dans cet article.

Nous constatons aussi que contrairement au fansub japonais et anglais, le fansub français est rarement exploité par les chercheurs chinois. D’une part, les ressources audiovisuelles françaises sont beaucoup moins importantes que celles en japonais et en anglais. D’autre part, les fansubbers connaissant le français ne sont pas nombreux. En revanche, l’anglais est la première langue étrangère pour les Chinois et on peut trouver facilement des rapprochements linguistiques et culturels entre le japonais et le chinois. Or, sensibiliser à travers le sous‑titrage du fansub un public totalement ignorant de la langue et de la culture françaises est un défi. Dans la mesure où cette relation du fansub chinois à partir du français est peu étudiée et constitue un cas exemplaire d’altérité, nous nous proposons d’analyser les stratégies de traduction qui peuvent être adoptées avec l’exemple d’un film comique français, en faisant état de notre expérience de terrain. Auparavant, nous rappellerons l’évolution et les caractéristiques du fansub en mobilisant le concept de la culture participative, puis, nous nous intéresserons à la pratique des groupes de fansub en Chine.

Le fansub, évolution et caractéristiques

Bref historique

L’histoire du fansub commence bien avant la vulgarisation de l’Internet. Ce phénomène amateur a débuté dans les années 1980 aux États‑Unis pour répondre aux besoins des fans d’animation japonaise. À l’époque, en raison de la qualité médiocre des vidéocassettes (copies d’après copies), ces fans fabriquaient des brochures contenant la traduction des dialogues pour les œuvres animées auxquelles ils s’intéressaient. Depuis le développement d’Internet et l’avènement du web 2.0, le fansub s’est étendu à l’échelle internationale devenant une pratique commune parmi les internautes des quatre coins du monde. Les fansub multi‑langues ont ainsi vus le jour. Cette pratique s’est également élargie à différents types de productions audiovisuelles (y compris films, feuilletons télévisés, vidéos en ligne) en utilisant des supports variés. En outre, le fansub n’est plus un travail individuel. Les internautes guidés par la même motivation commencent à se réunir et collaborer pour tous les aspects de la réalisation : en témoignent la formation et le développement d’un système organisé – le fansub group/team. Le fansub d’aujourd’hui est dominé par un travail en équipe.

Définition et caractéristiques

Le terme fansub désigne donc le sous‑titrage, réalisé par les fans, de certains produits audiovisuels. Selon une publication au Journal officiel de la République française du 22 juillet 2012, la Commission générale de terminologie et de néologie définit le fansubbing comme « sous‑titrage sauvage : établissement d’une version sous‑titrée d’un film ou d’une série, réalisée sans autorisation par des amateurs, en marge des circuits commerciaux ». Cette définition souligne trois caractéristiques du fansub.

  • Premièrement, le fansub est réalisé par des « amateurs », soit les fansubbers. Ils travaillent sur le sous‑titrage généralement pendant leur temps libre. Leurs intérêts pour les productions audiovisuelles de types variés ou de langues différentes les conduisent à se réunir activement. Bien évidemment, les fansubbers sont censés atteindre le niveau de compétences langagières requis et posséder des connaissances culturelles de la langue d’origine.
  • Deuxièmement, une des raisons dominantes de l’apparition de cette nouvelle pratique est la non‑disponibilité des productions audiovisuelles dans la langue cible. La plupart du temps, les œuvres sous‑titrées ne sont pas officiellement exploitées ou leur diffusion est tardive dans le pays des fansubbers. De ce fait, la réalisation du fansub est souvent considérée comme une initiative illégale, autrement dit une version « sauvage ».
  • Troisièmement, dès ses débuts, le fansub est une pratique non lucrative. Les fans sont volontaires pour réaliser et partager leurs sous‑titrages. Cela explique en même temps pourquoi les professionnels qualifiés ont rarement participé à cette activité.

Pour approfondir maintenant les aspects communicationnels et linguistiques de cette activité trois points doivent être pris en compte.

  • Tout d’abord en ce qui concerne la relation des fansubbers et de leurs publics, le fansub est fait par des fans pour les fans. Le public est celui des internautes spectateurs souhaitant admirer le contenu d’une œuvre donnée. Cela est différent du sous‑titrage traditionnel qui est destiné à un public plus élargi. De ce fait les fansubbers ont un lien étroit avec leurs publics. Les uns et les autres sont avant tout des spectateurs qui suivent les œuvres filmiques et/ou télévisuelles, et ensuite des traducteurs et/ou partageurs du sous‑titrage. Les identités de consommateur, producteur et diffuseur se superposent. Le fansub s’est adapté aux besoins et aux goûts des spectateurs qui sont aussi des fansubbers potentiels. En outre, les interactions entre les fansubbers et leurs publics deviennent possibles, pratiques, instantanées, dans le contexte du web 2.0. Les publics ne sont plus des récepteurs passifs. Leurs commentaires et opinions contribuent dans une certaine mesure au développement du fansub. Les fansubbers viennent des publics pour lesquels ils travaillent et qui eux‑mêmes ont un rôle actif.
  • Ensuite pour ce qui est de la distribution, aujourd’hui, la production et le partage du fansub s’appuient sur les services fournis par l’Internet. D’une part, la diffusion connaît une rapidité inédite. À peine un film est sorti qu’il est possible de télécharger le sous‑titrage le lendemain. La concurrence entre les groupes de fansub diminue le temps de production. D’autre part, l’accès au fansub est facilité. Les spectateurs disposent souvent de plusieurs versions à choisir. Cette rapidité et cette facilité constituent sans doute les clés de la réussite du fansub.
  • Enfin, le fansub mobilise de multiples stratégies de traduction par rapport au sous‑titrage « officiel ». Le fansub semble présenter des stratégies créatives et adaptées, pour permettre le transfert linguistique et culturel :
    • Le registre familier est souvent employé dans la traduction des dialogues. Sur ce point, on suppose que les fansubbers ont moins de pression normative que d’autres traducteurs. En même temps, cela permet aux spectateurs de saisir le contenu d’une façon rapide et agréable.
    • L’annotation entre crochets n’est pas une stratégie nouvelle dans la traduction, mais sa proportion est importante dans le fansub. Elle est non seulement utilisée pour fournir des explications complémentaires (linguistiques ou culturelles), mais aussi comme un moyen d’interaction avec les spectateurs. Il se peut que les fansubbers ajoutent leurs opinions dans le sous‑titrage pour justifier leurs choix de traduction. Un niveau métalinguistique et métadiscurif est introduit ainsi.
    • Les expressions traditionnelles chinoises, chargées de connotations locales, sont davantage présentes dans le fansub. Les formes les plus fréquentes sont : les Chengyu (expressions composées de 4 caractères), la poésie classique, les proverbes, etc. Cette stratégie de naturalisation provoque inévitablement des polémiques et parfois la comparaison avec le sous-titrage officiel. Ceci est intentionnel car les fansubbers font des efforts pour placer les spectateurs au centre de l’activité de traduction.
    • Le langage d’Internet1 est une des caractéristiques de la communication numérique. Appliquer ce langage de communication dans la traduction de textes écrits peut être considéré comme une action intentionnelle des fansubbers pour cultiver un certain style de traduction et pour se rapprocher des spectateurs ciblés – les internautes. Cela produit un effet d’exclusivité au point que seuls les membres d’une même communauté peuvent comprendre ces expressions.

Le fansub, une forme de culture participative

Nous pouvons constater que ces caractéristiques du fansub rejoignent celles de la culture participative propre à l’ère Web 2.0 au sens de Jenkins, spécialiste des nouveaux médias :

La culture participative est une culture dont les barrières à l’expression artistique et à l’engagement civique sont relativement faibles. Elle favorise grandement la créativité et le partage des créations, ainsi qu’un certain degré de mentorat informel permettant aux plus expérimentés de transmettre leurs connaissances aux novices. Dans la culture participative, les membres sont convaincus que leurs contributions ont de l’importance, et ils ressentent entre eux une forme de connexion sociale (au minimum ils se soucient de ce que les autres pensent de leurs créations). (Jenkins, Ito & Boyd, 2017)

Les faibles entraves à l’expression se manifestent par l’intervention des fans amateurs dans la traduction du sous‑titrage qu’ils dotent de créativité. Le fansub s’appuie sur les services efficaces fournis par l’Internet à la création et au partage de contenus. L’objectif des fansubbers est de répondre aux besoins des publics et de faire partager leurs compétences et leurs connaissances. Les fansubbers sont, dans ce cas‑là, plus expérimentés par rapport aux spectateurs jusqu’à ce que ces derniers deviennent fansubbers ! La diffusion répandue du fansub les assure de leur réussite. De plus, les interactions entre les fansubbers et leurs publics existent avant, pendant, voire après le processus de fansubbing, favorisant la formation d’une communauté.

Le fansub relève donc de la culture participative. Il est une nouvelle forme de culture médiatique basée sur la liberté, l’ouverture, le partage et l’interaction.

Le fansub en Chine

Évolution

La naissance du fansub en Chine intervient aussi dans le domaine de l’animation japonaise. Les fansub groups commencent à se former vers 2001. Mais, la capacité et l’efficacité de production sont assez limitées en raison d’une organisation peu mature. Les groupes de fansub ne peuvent alors travailler que sur un seul type de productions audiovisuelles et une seule variété de langue. Puis le fansub connaît sa période de boom avec l’introduction des séries télévisées américaines. De 2003 à 2009, de nombreux groupes apparaissent successivement. Au lieu de dépendre des services tiers, ils créent leurs propres forums, sites et réseaux de distribution. Ils disposent de serveurs payants, ressources uniques. Bien plus, ils invertissent dans la création de logiciels visant à faciliter les procédures et la mise à disposition du sous‑titrage. À la suite de la concurrence pour attirer les spectateurs, de « grands » groupes se sont distingués par la rapidité de production, la qualité de traduction et la variété de leurs œuvres. Ainsi, les règles établies par des « grands » pour l’organisation et la traduction ont été beaucoup imitées par les « petits » groupes. Après 2009, le développement du fansub en Chine s’est stabilisé malgré les contraintes imposées par les autorités chinoises2. Aujourd’hui, un fansub group est souvent composé de plusieurs sous‑groupes en fonction des variétés de langue. Son activité de sous‑titrage peut s’étendre à tous les programmes audiovisuels (y compris les cours publics, les documentaires, les émissions télévisées en plus des films et des feuilletons télévisés). En Chine, selon la récente étude menée par CNNIC3, le nombre d’internautes a atteint 802 millions, soit plus la moitié de la population chinoise. Cette pratique de fandom4 devient un moyen non négligeable pour les internautes chinois de connaître la culture des autres peuples et d’être sensibilisés à leurs langues.

En immersion dans les groupes de fansub chinois

Nous avons participé aux pratiques de fansub chinois en tant que sous‑titreuse stagiaire au sein de deux groupes de fansub. Nous avons choisi un des groupes de fansub les plus connus en Chine (YYeTs) ; et un autre groupe assez jeune (Plsub). De ce fait, nous avons accumulé des expériences riches qui nous permettent de connaître l’organisation réelle d’un système de fansubbing. Nous allons évoquer la phase d’adhésion, l’organisation du travail, les règles de traduction.

Bien que le fansub soit une pratique amateur, l’adhésion à un groupe aujourd’hui n’est pas si simple. Pour le groupe YYeTs, les candidats doivent passer deux tours de tests. Le premier concerne la grammaire française avec 50 questions à choix multiples. La réussite de ce test est obligatoire pour passer à l’étape suivante. Le deuxième comporte plusieurs tâches. Les candidats doivent réaliser un auto‑apprentissage de certains logiciels et ensuite sous‑titrer un extrait de vidéo désigné en utilisant ces logiciels. Il est aussi nécessaire que certaines règles de traduction (précisées dans les dossiers envoyés pour le deuxième test) soient appliquées. La sélection du groupe Plsub est dans la même lignée : un entretien via messagerie instantanée avec les responsables destinée à évaluer le niveau de français, et par la suite, une réalisation indépendante de sous‑titrage est toujours obligatoire pour tester les compétences techniques et linguistiques des candidats.

Après la sélection, les candidats qualifiés sont admis à entrer dans un groupe de discussion. Via ce groupe, ils font la connaissance de tous les autres membres avec qui ils vont collaborer et s’initient aux principales étapes du fansubbing qui sont les suivantes (figure 1) :

Figure 1

Figure 1

Processus général du fansubbing

Presque tous les groupes de fansub suivent le processus décrit par la figure 1. Selon l’organisation concrète de chaque groupe, le nombre de membres pour assurer les tâches est variable. Il est possible qu’une seule personne puisse effectuer toutes les étapes. La transcription et la traduction sont habituellement faites par une même personne pour garantir la cohérence et la fluidité. Au sein du groupe YYeTs, la mise en ligne d’un fansub ne signifie pas la fin des tâches. On souligne que le fansubber doit comparer sa traduction originale avec la version révisée avec pour but d’améliorer ses compétences. De ce fait, le groupe propose une plateforme où le sous‑titreur est capable de combiner ses intérêts avec ses compétences mais aussi de donner un espace de communication visant au progrès commun.

Contrairement au groupe Plsub qui donne une grande liberté au traducteur, YYeTs a énuméré ses règles techniques et linguistiques dans un dossier de 12 pages. Globalement, on demande une traduction correcte et concise. Donc, le nombre de caractères chinois dans une phrase est limité à 18. Puis, l’utilisation des signes de ponctuation chinoise est interdite pour l’effet esthétique. Les stratégies de traduction peuvent être variées et flexibles à condition que la traduction soit conforme au contexte énonciatif.

Le cas des Ch’tis

Nous avons choisi d’analyser une version de fansub chinois5 du film Bienvenue chez les Ch’tis (Boon 2008), grand succès comique en France. Cette version a été révisée par le groupe YYeTs en 2013 à partir d’une ressource en ligne. Nous nous intéresserons spécialement à un extrait de 20 minutes (00:21:07 - 00:44:41) dans lequel les conflits linguistiques et culturels entre le Nord et le Sud de la France sont très présents. Traduire cet extrait représente un vrai défi pour le traducteur vu les spécialités régionales et les effets comiques : l’action se déroule dans une ville du Nord de la France peu familière aux Français et encore moins aux Chinois. Cet extrait est riche en références culturelles et le langage local a une charge humoristique importante. Nous serons attentive aux stratégies utilisées par les fans chinois pour traduire cette dimension exotique.

Traduire les noms propres

Plusieurs catégories6 de noms propres sont présentes dans cet extrait : les noms de personne (anthroponymes), les noms de lieux (toponymes), les noms d’objet ou de produits de fabrication humaine (ergonymes).

Selon les règles de traduction du YYeTs, on demande une translittération pour les noms de personne et de lieux. Nous avons constaté que les anthroponymes (6 cas) dans cet extrait sont morphologiquement inchangés. Les toponymes (3 cas) sont transcrits en chinois avec un cas particulier, celui du nom de Bergues (la ville où se passe l’action) qui subsiste dans la traduction.

Les ergonymes sont présents en grande quantité (15 cas) et sont majoritairement associés aux produits et articles locaux, comme les spécialités culinaires de la région du Nord, sans correspondance possible avec la culture chinoise.

Une double stratégie de traduction a été adoptée selon les cas, soit conserver les termes français dans le texte sous‑titré soit produire une traduction descriptive et explicative. Ainsi, quand il n’y pas d’équivalent en chinois, la traduction se trouve plus inventive (tableau 1) :

Tableau 1 : Deux exemples de traduction

Français Traduction fansub chinois Remarques
Vieux Lille (ergonyme) 陈年干酪 陈年 est un adjectif qui signifie « vieillissant ». Cette traduction correspond au mot « vieux ». Souvent, ce mot est utilisé pour décrire la fermentation du vin blanc chinois. 干酪 est la traduction du fromage en chinois. Donc, par la traduction 陈年干酪, le fansubber explique que le Vieux Lille est un fromage affiné longtemps et par conséquent qu’il possède une odeur forte. La référence à la ville n’est pas conservée.
Carillona (toponyme) 隆隆钟 钟 signifie la cloche. 隆隆 est une onomatopée en chinois qui sert à imiter le son de la cloche. L’utilisation de 隆隆 dans la traduction représente vivement une scène imaginaire quand toutes les cloches sonnent en même temps suscitant une perception revécue.
a. Le Carillon désigne un monument de Bergues.

Les anthroponymes des personnages du scénario ont été préservés dans leur intégrité par les fansubbers, ce qui permet de conserver à la fois dans la traduction l’aspect sonore et visuel de la langue et de renvoyer à une réalité différente. Mais pour les spectateurs ignorant la réalité culturelle de la langue source, le fansubber a choisi, comme dans les exemples cités, de réaliser la traduction d’une façon explicative et inventive.

Traduire le dialecte et l’accent du Nord

Le contexte linguistique et socioculturel du film est spécifique. Les habitants de Bergues parlent le dialecte ch’timi, une variante régionale du français, ce qui fait un contraste d’accent, de lexique et de syntaxe par rapport au personnage principal, Philippe, qui parle le français standard. Il n’est pas évident pour les spectateurs chinois qui ne comprennent ni le français standard, ni le ch’timi, de sensibiliser à cette réalité qui est exploitée comiquement. Comment permettre aux spectateurs chinois de percevoir le changement de langue entre les locuteurs du film ? C’est un enjeu pour le fansubber d’un tel film. Nous avons relevé que le sous‑titreur a tenté de transposer cette opposition au sein du français en cherchant les rapprochements linguistiques et socioculturels entre les deux pays (France et Chine).

La première ressource est l’utilisation d’un dialecte chinois. Le fait d’employer le dialecte du Nord de la Chine montre que le fansubber a pris conscience des stéréotypes géographiques. En associant les préjugés présentés dans le film à la société chinoise, on peut remarquer des similitudes. Les jugements préconçus que l’on porte en Chine sur les habitants du Nord sont proches de ceux du film : ils sont réputés moins civilisés, robustes et abusant d’alcool pour se réchauffer. Dongbeihua, le dialecte courant utilisé dans cette région, provoque souvent des difficultés de compréhension pour les Chinois parlant la langue officielle – le mandarin. Néanmoins, grâce à sa présence depuis longtemps dans les spectacles comiques, Dongbeihua est largement reconnu par les Chinois. De ce fait, l’utilisation du dialecte chinois dans la traduction du sous‑titrage est pour les spectateurs une référence appropriée à saisir le ch’timi. Au lieu de gêner la compréhension, le dialecte peut créer en même temps un effet comique.

Dans l’extrait, la présence du Dongbeihua est surtout marquée par l’emploi des pronoms personnels et des expressions typiques qui construisent tout au long une familiarité pour les spectateurs chinois. Nous prenons quelques exemples. Pour signaler la prononciation en ch’timi « mi » et « ti » qui signifient respectivement « moi » et « toi » en français standard, le sous‑titreur a employé 俺 (ǎn) et 丫 (yā) dans la traduction à la place de 我 (wǒ) et 你 (nǐ) en mandarin. Cela est pareil au pluriel. Les éléments dialectaux se sont intercalés dans le mandarin, mais nous pouvons facilement repérer des expressions usuelles. Nous avons extrait trois cas intéressants ci-dessous (tableau 2).

Tableau 2 : Exemples des expressions usuelles de Dongbeihua

Timeline Dialogues français transcrits Fansub
00:27:13,150/00:27:14,217 Antoine : Pour le petit‑déjeuner ! 我 吃早点咋样 (wǒ chī zǎo diǎn zǎ yàng)
00:37:02,824/00:37:04,985 Annabelle : Non…c’est une spécialité d’ici ! 不 是俺们这疙瘩的特色菜 (bù shì ǎn men zhè gē da de tè sè cài)
00:34:10,221/00:34:12,475 Client : Comme un vieux mon garçon, comme un vieux. 老头样儿呗 (lǎo tóu yàng er bei)

Nous pouvons constater que dans les dialogues français transcrits, aucun mot ch’timi n’est présent mais les acteurs parlent avec un accent. Donc, le sous‑titreur a souligné l’effet de l’accent à l’écrit par l’utilisation d’expressions empruntées du Dongbeihua.

La deuxième ressource est le recours à l’homophonie et à la paronymie. À la différence du français, le chinois est une langue tonale. Le sens du caractère chinois se distingue par 4 tons (Ex : mā 妈 [mère], má 麻 [chanvre], mǎ 马 [cheval], mà 骂 [insulter]). Dans la traduction de ce film, le sous‑titreur joue sur cette caractéristique comme nous le voyons dans les exemples ci‑dessous (tableau 3).

Tableau 3 : Exemples d’homophonie et de paronymie

No Français Chinois Ch’timi Fansub
1 Sud 南 (nán) ch’ud 囡 (nán)
2 Moi 我 (wǒ) Mi 硪 (wǒ)
3 Toi 你 (nǐ) Ti 昵 (nǐ)
4 On voudrait 想 (xiǎng) On voudront 香 (xiāng)
5 Garçon 服务员 (fú wù yuán) Garchon 父五冤 (fù wǔ yuān)

Les exemples 1, 2, 3 relèvent de l’homophonie (« identité des sons représentés par des signes différents » selon Le Petit Robert), les exemples 4 et 5 sont des paronymes (« mots presque homonymes qui peuvent être confondus », ibid.). Les homophones et paronymes sont utilisés pour présenter les caractéristiques linguistiques sonores du ch’timi. Le tableau 3 montre que ces caractères chinois ayant une prononciation identique ou similaire ont une structure complexe à première vue et que les combinaisons de caractères ne construisent aucun sens. Nous présumons que ces choix du fansubber ne sont pas aléatoires mais visent à créer un impact visuel afin de provoquer l’attention des spectateurs. L’objectif est de sensibiliser les spectateurs chinois à l’accent en accordant le son et le texte. Ces homophonies et paronymes transposées graphiquement n’affectent toutefois pas la compréhension si on les associe au contexte énonciatif des scènes.

La troisième ressource est celle des annotations. Le fansub de ce film est enrichi d’annotations qui apparaissent souvent avec des parenthèses, ou dans des transitions de scènes pour la mise en évidence du ch’timi et son accent. Nous prenons deux exemples :

00:21:48,440/00:21:49,691
— Bienvenue M. le Directeur.
—欢迎您 主任先生 (法国北部口音 几乎听不懂)

Cette phrase marque le début du contact avec le ch’timi pour le héros et les spectateurs. Le fansubber n’a pas laissé échapper ce moment. L’annotation – qui explique, après la traduction que le personnage a un fort accent du Nord et que le héros a eu des difficultés à saisir le sens –, est utilisée pour faire remarquer aux spectateurs une réalité différente et pour exprimer les impressions du fansubber. Ainsi celui‑ci manifeste sa présence dans le sous‑titrage.

0:23:23,926/00:23:27,966
在接下来的场景中,“北北”把法语的“他的”
说成了法语的“狗”,这两个词在法语中发音接近。

Ce paragraphe métalinguistique est spécialement ajouté par le fansubber pour faciliter la compréhension des dialogues dans les scènes suivantes. Il sert à expliquer la fameuse variante de prononciation de « s » qui devient « che » (« sien » devient « chien »), ce qui est source de quiproquos.

Humour de l’incompréhensibilité

Enfin pour transmettre l’humour, il faut admettre les limites de la traduction. Dans cet extrait, le réalisateur a créé une atmosphère conflictuelle centrée sur le langage. Les effets humoristiques provoqués par l’incompréhensibilité due aux éléments dialectaux qu’éprouvent les spectateurs constitue une caractérisation symbolique du film. Le sous‑titreur est en premier lieu un spectateur, avant de pénétrer dans la tâche de transcription et de traduction. Il lui est donc impossible de transcrire correctement et de bien comprendre le dialogue puisqu’il n’a pas d’expérience de contact avec le ch’timi. Pour rendre l’effet d’incompréhensibilité et d’étrangeté, le fansubber emprunte plusieurs stratégies (tableau 4).

Tableau 4 : Stratégies concernant des énoncés incompréhensibles

Timeline Français et/ou ch’timi transcrit Fansub Stratégies appliquées
00:22:15,907/00:22:18,898 Antoine : Non, j’ai mal au cul, c’est tout. Je suis tombé sur le cul. 还好(几乎听不懂) Omission et annotation
00:35:07,167/00:35:13,052 Je dois acheter du matériel pour mon jardin (En dialecte) (口音很重 听不懂) Omission et annotation
00:35:15,836/00:35:25,960 Jusqu’au prochain versement de ma retraite ? (En dialecte) ……然后……退休 Omission avec signe de ponctuation
00:44:16,430/00:44:18,008 On voudrons, en recommander la même qu’ose ! (la même chose) 啊香点%$#@菜 Signes typographiques

Dans ces exemples, nous avons constaté que certaines phrases sont omises. Le fansubber n’a pas cherché à réaliser une traduction mot à mot étant donné les difficultés rencontrées dans la compréhension. Les solutions consistent à mettre en évidence l’accent ch’timi par les annotations (mentionnées plus haut), ainsi que par des signes de ponctuation et des signes typographiques. Les annotations aident à communiquer avec les spectateurs sur l’impossibilité de traduire elle‑même. Le fait que le fansubber ne comprend pas le dialogue, renforce le sentiment humoristique. Les signes typographiques mélangés constituent une façon d’exprimer le fait de ne rien comprendre : les internautes les utilisent souvent et cela ajoute un effet ludique lié au langage d’Internet. On se rend compte que faire prendre conscience de l’accent est plus important que traduire le contenu de l’énoncé pour être fidèle à l’extrait et à son humour.

Enfin signalons une trouvaille très inventive pour traduire le mot qui désigne le dialecte : le sous‑titreur a fabriqué une expression 北北 (běi běi) sachant que 北 signifie « le nord ». Ceci est très pertinent dans la mesure où leur manière de parler est ce qui caractérise l’identité des Ch’tis. Mais c’est aussi un clin d’œil à la communauté des fansubbers car l’utilisation de la répétition verbale pour nommer ou décrire une chose est une mode dans le contexte de communication d’Internet en Chine.

Conclusion

Le fansub, nouvelle pratique de traduction audiovisuelle effectuée par les fans internautes, a surgi en Chine comme dans le monde entier en tant que phénomène médiatique, et attire de plus en plus l’attention de la part des chercheurs dans le domaine de la communication, de la linguistique, de la traductologie, etc. Il a une place non négligeable dans la culture numérique et participative.

Les fansubbers et leurs publics forment une communauté qui apprécie et cherche à apprécier les œuvres des autres langues et cultures et donc témoignent d’une ouverture à l’Autre. Au sein de cette pratique, les besoins des spectateurs sont toujours mis en premier lieu ; il faut faciliter la compréhension, contribuer au plaisir de ces spectateurs. Les fansubbers sont en communication avec les spectateurs et les deux catégories s’échangent.

Notre expérience d’observation participante à deux groupes de fansubs chinois nous a fait comprendre les principes de fonctionnement, la relation sociale et aussi les règles requises pour effectuer la traduction qui n’est pas une suite d’opérations simples et rigides. Le fansub a des contraintes techniques inévitables. Pourtant, il peut bénéficier des stratégies de traduction flexibles.

À travers l’étude de cas Bienvenue chez les Ch’tis et les stratégies de traduction relevées nous avons remarqué que les fansubbers s’appuient principalement sur la recherche de rapprochements pour réaliser la transposition des éléments linguistiques et culturels. Pour aller vers l’Autre, on s’implique soi‑même en exerçant une réflexion. Dans la pratique des fansubs chinois, cela est manifesté par les rapprochements à la fois avec la langue et culture chinoises et avec le langage et la culture d’Internet pour transposer le conflit dialectal et culturel du film et rendre son humour via des solutions multiples. En plus, l’intervention des internautes dans la traduction, favorise les choix linguistiques créatifs dans la traduction.

Nous arrivons à la conclusion que le fansubbing est un vrai outil culturel de médiation. L’activité passe par une reproduction de la culture du spectateur, à partir des références d’une autre culture, en mobilisant les ressources disponibles et en appliquant des stratégies flexibles. Elle demande une interprétation active et dynamique.

Bibliographie

Brean Samuel (2014), « Amateurisme et sous-titrage : la fortune critique du ‘fansubbing’ ». Article de revue in Traduire, n 230, p. 22-36.

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Notes

1 C’est-à-dire le langage créé ou utilisé par les internautes pendant leur communication en ligne. Retour au texte

2 Fermeture des sites de ressource de fansub groups qui sont jugés favoriser l’activité de piratage. Retour au texte

3 Le Centre d’information du Réseau Internet de Chine. Retour au texte

4 C’est-à-dire la culture propre à un ensemble de fans. Retour au texte

5 Ce n’est pas une version bilingue. Le fansub est seulement en langue chinoise. Le français transcrit dans les tableaux des exemples vient d’une autre version française se trouvant en ligne. Elle est supposée être réalisée par un Français. Retour au texte

6 Selon Bauer (1998 : 53-59), les noms propres peuvent être divisés en 4 catégories : les anthroponymes (humains), les toponymes (lieux), les ergonymes (objets et travaux) et les pragmonymes (événements). Retour au texte

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Citer cet article

Référence électronique

Shan Gao, « Langue et culture de l’Autre à l’épreuve du fansubbing : des Chtis en Chine du Nord… », Éclats [En ligne], 1 | 2021, publié le 15 novembre 2021 et consulté le 21 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. DOI : 10.58335/eclats.154. URL : https://preo.u-bourgogne.fr/eclats/index.php?id=154

Auteur

Shan Gao

ELLIAD EA 4661, Université de Franche-Comté

Droits d'auteur

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