Mariana de Cabo pour Éclats : — Magdalena Cámpora, comment avez‑vous décidé de travailler sur les éditions populaires des « classiques français » en Argentine au xxe siècle ?
Magdalena Cámpora : — Un peu par hasard, comme il arrive souvent dans notre profession. Je me suis d’abord occupée des éditions de Candide en Argentine, puis de la réception de Balzac pendant la période de la modernisation en Argentine, dans les premières décennies du xxe siècle. J’ai alors découvert l’énorme potentiel de ce corpus, qui donnait une voix à des lecteurs qui étaient demeurés jusqu’alors silencieux : une communauté de lecteurs qui avait lu avec liberté ces textes en traduction, en sautant par‑dessus cette « muraille de Chine » dont parle Michel de Certeau, qui circonscrit un « propre » du texte et qui isolerait son autonomie sémantique de tout le reste : matérialité du livre, lecteurs, traductions dans d’autres langues, formes de circulation.
— Pourquoi avez‑vous choisi le titre El intérprete imprevisto pour votre prochain livre ?
— Mon idée est que la « mise en livre » du texte – illustrations, péritextes, traductions, etc. – implique une série de modifications particulières sur le texte d’origine, et que ces modifications éclairent d’une manière nouvelle la poétique et l’esthétique des textes.
— Dans l’article « La bêtise, un privilège français ? », vous proposez la traduction comme un méthode d’analyse littéraire1. L’œuvre classique de Flaubert montre à travers la traduction les différents sens latents du texte. Est‑ce que la complexité de chaque traduction prouve la condition classique de l’œuvre ?
— C’est une très bonne question : on pourrait en effet retenir comme critère de validation de cette condition de « classique », la sémiose constante, qui se reflète dans des solutions multiples sur le plan de la traduction. Cela ouvrirait sur la question de la constitution du canon littéraire et sur la possibilité d’identifier des propriétés intrinsèques des textes dits « classiques »…
— Est–ce que les nouvelles théories de la traduction conçoivent en général le texte traduit comme un tout indépendant du texte source ? De cette manière, le traducteur peut‑il se libérer du problème du Traduttore, traditore et se présenter comme un exégète de la littérature ?
— Oui, voilà bien le défi : sortir de la dynamique texte « originel » versus « copie ». Sous ce rapport, les travaux d’Antoine Berman2 ont révolutionné la manière de voir les traductions, en posant la nécessité de ce travail sur la lettre, de cette attention portée au jeu des signifiants. Pour ce qui est de l’analyse du texte en traduction, on tient rarement compte des versions en langue étrangère dans l’étude littéraire d’une œuvre : la traduction reste un discours second qu’on ne considère généralement pas comme un outil d’analyse, comme un révélateur de nouvelles facettes du texte. Les études de réception qui s’intéressent au sort de textes classiques dans d’autres langues et d’autres géographies s’occupent plutôt des conditionnements externes auxquels l’œuvre est soumise ou encore, de l’impact de la version traduite sur la littérature, la langue et la culture d’arrivée. On étudie l’évolution, les mutations, l’impact d’une œuvre hors de ses frontières, sans pour autant considérer que ces transpositions peuvent vraiment apporter de nouvelles perspectives critiques ou théoriques à l’analyse interne de l’œuvre en question. C’est en marge de cette approche que nous situons ce travail : le texte source n’est plus l’étalon auquel on mesure la valeur de la traduction, c’est même la traduction qui illumine certains aspects de l’œuvre. Le rapport symbolique entre les différentes littératures s’en trouve du coup modifié. Dans le cas singulier des relations littéraires entre l’Argentine et la France, hormis le cas Borges, la modélisation et le flux des rapports ont toujours été unidirectionnels, hiérarchiques, causalistes. En travaillant sur les traductions, sur les éditions et sur le livre comme objet signifiant et principe actif dans la constitution du sens, en pensant qu’il peut servir d’un point de vue critique…l’ambition est de relativiser une relation bibliographique et théorique traditionnellement orientée (du moins en ce qui concerne l’étude des classiques français) du Nord vers le Sud.