L’interprète imprévu. Entretien avec Magdalena Cámpora

  • The Unexpected Interpreter: An Interview with Magdalena Cámpora

Résumé

Magdalena Cámpora est chercheuse au Consejo Nacional de Investigaciones Científicas y Técnicas (CONICET) et maître de conférences en littérature française à l'Universidad Católica Argentina (Buenos Aires). Elle a soutenu une thèse de littérature comparée sur « La causalité fictive dans les œuvres d’Arthur Rimbaud et de Jorge Luis Borges », à l’université Paris‑Sorbonne, sous la direction de Pierre Brunel et elle a codirigé un ouvrage sur la relation entre Borges et la France. Elle écrit actuellement El intérprete imprevisto, un livre sur les « classiques » de la littérature française (du xvie au xixe siècle) dans des éditions populaires argentines (1920‑1955) et traduit Le rouge et le noir de Stendhal avec une bourse du Centre national du Livre. Sa recherche interdisciplinaire porte sur l’espace que la littérature française occupe dans la culture argentine.

Texte

Mariana de Cabo pour Éclats : — Magdalena Cámpora, comment avez‑vous décidé de travailler sur les éditions populaires des « classiques français » en Argentine au xxe siècle ?

Magdalena Cámpora : — Un peu par hasard, comme il arrive souvent dans notre profession. Je me suis d’abord occupée des éditions de Candide en Argentine, puis de la réception de Balzac pendant la période de la modernisation en Argentine, dans les premières décennies du xxe siècle. J’ai alors découvert l’énorme potentiel de ce corpus, qui donnait une voix à des lecteurs qui étaient demeurés jusqu’alors silencieux : une communauté de lecteurs qui avait lu avec liberté ces textes en traduction, en sautant par‑dessus cette « muraille de Chine » dont parle Michel de Certeau, qui circonscrit un « propre » du texte et qui isolerait son autonomie sémantique de tout le reste : matérialité du livre, lecteurs, traductions dans d’autres langues, formes de circulation.

— Pourquoi avez‑vous choisi le titre El intérprete imprevisto pour votre prochain livre ?

— Mon idée est que la « mise en livre » du texte – illustrations, péritextes, traductions, etc. – implique une série de modifications particulières sur le texte d’origine, et que ces modifications éclairent d’une manière nouvelle la poétique et l’esthétique des textes.

— Dans l’article « La bêtise, un privilège français ? », vous proposez la traduction comme un méthode d’analyse littéraire1. L’œuvre classique de Flaubert montre à travers la traduction les différents sens latents du texte. Est‑ce que la complexité de chaque traduction prouve la condition classique de l’œuvre ?

— C’est une très bonne question : on pourrait en effet retenir comme critère de validation de cette condition de « classique », la sémiose constante, qui se reflète dans des solutions multiples sur le plan de la traduction. Cela ouvrirait sur la question de la constitution du canon littéraire et sur la possibilité d’identifier des propriétés intrinsèques des textes dits « classiques »…

Figure 1

Figure 1

Couverture de la revue Leoplán. Magazine popular argentino : « Madame Bovary ». « Célebre novela del gran estilista francés GUSTAVO FLAUBERT »

Sopena Argentina, 1947

— Est–ce que les nouvelles théories de la traduction conçoivent en général le texte traduit comme un tout indépendant du texte source ? De cette manière, le traducteur peut‑il se libérer du problème du Traduttore, traditore et se présenter comme un exégète de la littérature ?

— Oui, voilà bien le défi : sortir de la dynamique texte « originel » versus « copie ». Sous ce rapport, les travaux d’Antoine Berman2 ont révolutionné la manière de voir les traductions, en posant la nécessité de ce travail sur la lettre, de cette attention portée au jeu des signifiants. Pour ce qui est de l’analyse du texte en traduction, on tient rarement compte des versions en langue étrangère dans l’étude littéraire d’une œuvre : la traduction reste un discours second qu’on ne considère généralement pas comme un outil d’analyse, comme un révélateur de nouvelles facettes du texte. Les études de réception qui s’intéressent au sort de textes classiques dans d’autres langues et d’autres géographies s’occupent plutôt des conditionnements externes auxquels l’œuvre est soumise ou encore, de l’impact de la version traduite sur la littérature, la langue et la culture d’arrivée. On étudie l’évolution, les mutations, l’impact d’une œuvre hors de ses frontières, sans pour autant considérer que ces transpositions peuvent vraiment apporter de nouvelles perspectives critiques ou théoriques à l’analyse interne de l’œuvre en question. C’est en marge de cette approche que nous situons ce travail : le texte source n’est plus l’étalon auquel on mesure la valeur de la traduction, c’est même la traduction qui illumine certains aspects de l’œuvre. Le rapport symbolique entre les différentes littératures s’en trouve du coup modifié. Dans le cas singulier des relations littéraires entre l’Argentine et la France, hormis le cas Borges, la modélisation et le flux des rapports ont toujours été unidirectionnels, hiérarchiques, causalistes. En travaillant sur les traductions, sur les éditions et sur le livre comme objet signifiant et principe actif dans la constitution du sens, en pensant qu’il peut servir d’un point de vue critique…l’ambition est de relativiser une relation bibliographique et théorique traditionnellement orientée (du moins en ce qui concerne l’étude des classiques français) du Nord vers le Sud.

Figure 2

Figure 2

Couverture de la revue Sur de Victorian Ocampo à l’envers. Au lieu du Nord vers le Sud, le Sud vers le Nord.

Bibliographie

Berman Antoine (1984), L’Épreuve de l’étranger. Essais, Paris, Gallimard.

Berman Antoine (1991), La Traduction et la lettre ou l’auberge du lointain. Essais, Paris, Seuil.

Cámpora Magdalena (2012a), « La bêtise, un privilège français ? ». Article de revue in Flaubert, http://journals.openedition.org/flaubert/1651 (Consulté le 15 juin 2018).

Cámpora Magdalena (2012b), « L’objet étranger : actualité des classiques français en Argentine ». Article de revue in L’objet littérature aujourdhui, p. 1-10.

Notes

1 Cámpora, 2012a. Retour au texte

2 Berman, 1984 ; 1991. Retour au texte

Illustrations

  • Figure 1

    Figure 1

    Couverture de la revue Leoplán. Magazine popular argentino : « Madame Bovary ». « Célebre novela del gran estilista francés GUSTAVO FLAUBERT »

    Sopena Argentina, 1947

  • Figure 2

    Figure 2

    Couverture de la revue Sur de Victorian Ocampo à l’envers. Au lieu du Nord vers le Sud, le Sud vers le Nord.

Citer cet article

Référence électronique

Magdalena Cámpora et Mariana de Cabo, « L’interprète imprévu. Entretien avec Magdalena Cámpora », Éclats [En ligne], 1 | 2021, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : https://preo.u-bourgogne.fr/eclats/index.php?id=177

Auteurs

Magdalena Cámpora

Universidad Católica Argentina (Buenos Aires)

Consejo Nacional de Investigaciones Científicas y Técnicas (CONICET)

Mariana de Cabo

Centre de Recherches Interdisciplinaires et Transculturelles (C.R.I.T. EA3224), Université de Franche-Comté

Droits d'auteur

Licence CC BY 4.0