Article soumis le 30 novembre 2017, accepté le 14 décembre 2017, mis en ligne le 15 décembre 2019.
Traiter de l’évolution historique des étiquettes de vin peut s’apparenter à un exercice scientifique de faible portée, proche de la distraction, relayant la passion du collectionneur ou la curiosité de l’amateur averti. Pourtant, loin de satisfaire uniquement les érudits et les passionnés, les étiquettes nous fournissent un support essentiel dépassant la seule histoire des mondes du vin pour alimenter une réflexion originale sur les échanges marchands, leurs règles, les images produites, les usages et les représentations des producteurs, des marchands, des prescripteurs, des experts et des consommateurs. Dans le domaine du vin, l’étiquette constitue un indice élémentaire caractérisant des dynamiques marchandes passées, le poids et le rôle des acteurs de l’échange, l’univers économique, social, juridique et culturel composant ce monde. Elle révèle les équilibres, les intérêts, les rapports de force et les conflits qui animent les sociétés vitivinicoles. Le croisement de lectures contextualisées d’étiquettes issues de périodes historiques différentes sera inévitablement très instructif pour comprendre l’évolution des équilibres sociaux ancrés dans le lieu.
L’étiquette exprime l’information permettant au consommateur de reconnaître l’identité d’un vin dans son contenant. Elle constitue, au-delà du conditionnement, le premier élément désignant, par sa ou ses mentions, le produit contenu. Elle est donc, par là, un support premier de la loyauté de l’échange (en identifiant notamment la nature du produit, le lieu de la production, la marque authentifiant la responsabilité de sa qualité, de son goût, de sa valeur). Cette pièce est d’autant plus importante que le vin est conduit à voyager sous d’autres horizons que celui de son lieu de production et qu’il est susceptible d’échapper au lien direct entre le producteur et le consommateur. L’étiquette supporte alors des indications liées à la nature et à la valeur du vin, mais elle projette également un affichage commercial par les formes, découpes, couleurs, écritures ou dessins qu’elle propose. Elle est donc progressivement conduite à devenir un véritable outil de promotion du vin, capable de transmettre des représentations, un imaginaire et une histoire.
Il s’agira, à travers cet article, de retracer succinctement l’itinéraire historique des étiquettes de vin de Bourgogne à partir d’une présentation des mutations normatives, commerciales et culturelles qui se sont imposées tout au long des XIXe et XXe siècles1.
De la vignette passe-partout à l’étiquette composée
C’est au tournant des XVIIIe et XIXe siècles qu’apparaissent en Bourgogne les premières étiquettes apposées sur les bouteilles de vin. La présence de ces petites vignettes de papier est encore très limitée et l’usage de ce support par un commerce à peine libéré du carcan des corporations de métier dépend de la faible utilisation des bouteilles de verre. Le fût conserve alors sa prépondérance incontestable pour le transport et la distribution du vin. Rares sont les pièces authentiques de cette première époque. Ce sont des vignettes de taille très réduite, de 5 à 7 cm de longueur sur 3 à 4 cm de hauteur. De forme rectangulaire, elles constituent des petits passe-partout intégrant un médaillon vierge, souvent ovale, entouré d’une ornementation végétale fournie, à l’intérieur duquel le commerçant reproduit le nom du cru de façon manuscrite.
D’autres vignettes correspondent à de simples pièces de papier blanc sur lesquelles est apposé le nom du cru sans autres mentions ou décors. La simplicité de ces documents est une constante durant toute la première moitié du XIXe siècle où le commerce utilise abondamment la technique du passe-partout polyvalent à compléter par le commerçant. Les bordures sont souvent arrondies, les couleurs sont les déclinés de bleu et d'or sur fond blanc. Au centre est mentionné le nom du cru ou du village ; le nom est imprimé ou manuscrit (Figures 1 et 2). Le développement de la technique de la lithographie engage un progressif enrichissement et affinement des motifs et des décors de la pièce de papier.
Les dimensions demeurent toujours très réduites. L’étiquette n’est encore qu’un appendice commercial secondaire même si son utilisation semble se généraliser avec la croissance des marchés extérieurs.
L’expansion commerciale des années 1860, conjuguée à la forte croissance industrielle, provoque un développement important de l’usage de l’étiquette. C’est le temps de l’extension des dispositifs de normalisation conformes aux exigences de rationalisation de la société capitaliste et de son machinisme industriel. L’État interpelle les experts et les organisations professionnelles aux mains du négoce des vins soutiennent la mise en normes des vignobles par la hiérarchisation des territoires et des parcelles.
L’étiquette devient alors un outil technique et commercial d’authentification de la nature et de la qualité du vin de cru placée sous la responsabilité de chaque Maison de négoce. Le nom de la firme s’impose alors progressivement comme nom de marque, lui-même régi par la propriété intellectuelle sous couvert du processus législatif entamé en 1816 en France. Si le nom du cru donne une valeur, la marque de la firme authentifie et assure une responsabilité devant l’acheteur.
On observe un développement très important de l’usage des étiquettes à la fin du XIXe siècle. Les étiquettes peuvent alors porter le nom du propriétaire ou du négociant. Désormais, le cadre s’enrichit de décorations plus complexes. À l’ornementation végétale typique s’ajoutent les paysages, les blasons des lieux, des domaines ou des familles et les reproductions des médailles obtenues lors des expositions nationales et universelles ou à l’occasion de concours pour des foires et des congrès (Figures 3 et 4). L’étiquette peut reprendre pour partie les décors et mentions des papiers à en-tête commerciales même si ces derniers sont souvent beaucoup plus riches et surchargés.
Le bouleversement des marchés né des crises biologiques et de l’industrialisation de la viticulture et des procédés de vinification trouble alors largement le jeu. L’effort règlementaire retranscrit par le Parlement marque un environnement hanté par la définition de la qualité des produits alimentaires. Le vin n’échappe pas à la règle ; il en est même le produit phare au cœur du processus réglementaire touchant les produits alimentaires. Le contexte est alors marqué par le poids des mouvements antialcooliques et par l’idéologie de l’hygiénisme social. Si ces mouvements ne s’opposent pas réellement au vin dit « naturel » (défini comme une boisson « hygiénique »), ils soutiennent la préoccupation des consommateurs et des pouvoirs publics à l’égard d’une plus grande lisibilité des produits alimentaires. La loi de 1905 parfait cet édifice en introduisant la notion d’origine qui relaie la préoccupation d’authentification des noms de crus apposés sur les étiquettes de vin par le négoce.
L’étiquette se généralise alors comme un support du crédit des Maisons qui s’appuie sur l’ancienneté revendiquée (« depuis le… ») et l’assise géographique (« négociant à…, propriétaire à…). Ce sont autant de garanties de sérieux et d’authenticité perçus par les consommateurs face à la foule des marchands aventuriers qui pullulent dans un contexte de croissance débridée des vignobles industriels. Les étiquettes se couvrent alors d’illustrations et de décors géographiques et historiques (Figure 5) : parchemin déroulés, lithographie, blasons, lettres gothiques (soutenant en Bourgogne une représentation de type « moyenâgeuse »).
Parallèlement, l’étiquette s’élève au rang de véritable « vignette de garantie »2 privée, assumée par la firme. Mais en Bourgogne, contrairement à la Champagne ou au Bordelais, les noms portés par le commerce demeurent des marques géographiques collectives. Cet aspect collectif est essentiel pour bien comprendre l’interprétation qui est faite dans le vignoble de la loi de 1919.
La guerre des étiquettes
La « bataille des appellations », engagée dans les années 1920 pour l’application de la loi sur les appellations d’origine (Jacquet 2009), scinde alors le négoce bourguignon en deux camps inconciliables. Face à la foule des très petits négociants propriétaires associée à l’élite locale des grands négociants propriétaires de crus renommés, les négociants libéraux soutiennent une application large de la loi au nom des « usages locaux, loyaux et constants » du commerce historique (Lucand 2011). À ces deux ensembles correspondent les grands types d’étiquettes. On distingue alors les étiquettes alignant leur conception sur l’évolution de l’application de la réglementation sur l’appellation d’origine. La Maison et la marque se fondent progressivement dans le lieu géographique. L’étiquette anticipe l’effacement de l’image du négoce dans le vignoble.
À l’opposé, une autre catégorie d’étiquettes cherche à prolonger la promotion de la marque en contournant délibérément la législation. Elles témoignent d’un monde marchand aujourd’hui disparu mais dont l’esprit renaît avec l’internationalisation des échanges et la croissance du marché mondial à partir des années 1970. Ainsi, des marques collectives aux caractéristiques communes apparaissent : « Carte Blanche », « Carte Verte », « Carte Bleue », « Carte Rouge », « Carte d’Argent », « Carte d’Or », à côté du nom de marque privée pour désigner une nouvelle hiérarchie qualitative (Figure 6).
La majorité des négociants de l’arrondissement de Beaune refuse cette option et s’oppose catégoriquement à l’usage des marques « monopoles »3. La conversion des acheteurs s’avère d’autant plus difficile qu’elle concerne en premier lieu une clientèle de connaisseurs, souvent aisés et qui privilégient les appellations anciennement reconnues et à forte réputation quel que soit le niveau de qualité des vins de marque nouvellement promus. Les sommeliers, personnages incontournables contrôlant l’approvisionnement des caves des plus grands restaurants de Paris et de province4, témoignent : « Je sais bien que vos vins en Monopole sont d’excellente qualité et dépassent de loin ce qu’on peut trouver ailleurs dans des appellations connues. Vous prêchez une fois de plus un converti. (…) Je regrette comme vous de n’avoir pas assez de clients pour ce genre de vins ; mais il y a bien peu de restaurateurs sur la place de Paris qui veulent entendre cela et il n’y a rien à faire pour leur faire sortir certaines idées de la tête (…) les sommeliers sont les plus difficiles et je ne vois pas très bien comment les convertir. (…) Mon ami Alphonse [sommelier au Buffet à Paris] me dit encore que la clientèle ne voit que par les noms réputés des Richebourg, des Musigny ou des Chambertin (…). »5
Le renversement des logiques commerciales au profit des vins de marque ne constitue donc pas, dès le départ, une alternative très crédible. Pourtant, la propriété s’inquiète de cette évolution et d’Angerville, président du Syndicat de Défense des Propriétaires de Grands Vins fins de la Côte-d’Or, obtient la confirmation de l’interdit qui frappe tous les vins de marque issus du vignoble dont l’appellation serait détournée. La Cour d’Appel de Bordeaux, dans un arrêt prononcé le 19 décembre 1923, donne le coup de grâce à l’expérience en précisant « que la loi du 6 mai 1919, qui régit les appellations d’origine en ce qui touche les vins, reconnaît aux propriétaires récoltants l’usage exclusif du nom de leur cru, et interdit aux commerçants d’user dans leurs opérations d’autres dénominations que celles qui ressortent des déclarations de récolte et des pièces de régie »6.
En d’autres termes, le négociant ne peut, à partir d’un stock de vins de Bourgogne régulièrement reçu et déclaré sur son registre d’appellations, vendre ces mêmes vins sous des marques régulièrement déposées. Dès lors, renoncer aux appellations d’origine déclarées à la propriété constitue une infraction à la loi sur les appellations d’origine. En conséquence, les vins de marque ne peuvent être produits qu’à partir de produits dépourvus de toute appellation d’origine, ce qui complique largement leur production pour le négoce bourguignon d’autant que, quelques années plus tard, la législation se renforce encore. La loi du 29 décembre 1929 impose ainsi que tous les vins d’importation, qui servaient traditionnellement aux coupages, aux remontages et à la fabrication des vins de marque, circulent en France sous l’indication de leur pays d’origine, dénomination qui fait obligatoirement l’objet d’une entrée au registre et d’une sortie équivalente sous la même dénomination7.
Succédant à ce contexte tourmenté, la Seconde Guerre mondiale et l’Occupation sont plus explicites. Les étiquettes de vin nous révèlent alors comment la défaite française du printemps 1940 a conduit à placer la filière vitivinicole bourguignonne sous la tutelle de l’appareil économique allemand. Sollicités par la gigantesque entreprise de captation des vins mise en place par Berlin, les professionnels répondent en livrant des quantités massives sous le registre des conditions imposées par l’administration de Vichy et les autorités du Reich. Les étiquettes de vins destinés à l’Allemagne doivent comporter la mention « Frankreich » authentifiant l’origine du produit (Figure 7).
La Libération de l’été 1944 est l’occasion pour les professionnels ayant globalement rejeté le commerce avec l’Allemagne de faire valoir l’argument de la résistance face à la collaboration. Sept négociants de la ville de Beaune font apposer sur leurs bouteilles de vin destinées aux armées alliées la mention écrite : « Pas une seule goutte de vin n’a été vendu aux Allemands ». L’étiquette révèle et illustre une fois encore, les crises et les conflits qui ont marqué le vignoble.
Après la Seconde Guerre mondiale, le rapport au lieu et à la marque s’imbrique davantage sous l’impulsion de l’internationalisation accrue des échanges et du rôle demeuré prépondérant des négociants et de la logique marchande. L’étiquette ci-dessous (Figure 8) révèle à ce titre l’ambitieux projet porté par la Confrérie des Chevaliers du Tastevin pour réconcilier l’image, alors récente, des vins de vignerons avec l’art de la vinification et de l’élevage des négociants8.
C’est ainsi qu’au printemps 1950, la création annuelle d’une cérémonie intitulée le « Tastevinage » est adoptée. Le principe exposé présente une « sélection de grands vins de Bourgogne, que les Chevaliers de l’Ordre, les restaurateurs et hôteliers de marque, ainsi que les amateurs privés eux-mêmes pourront se procurer pour garnir leurs caves ou orner leurs tables des nectars majeurs de toute la Bourgogne délimitée »9. Expression très innovante de la promotion des vins de Bourgogne, présentée comme « une des formes les plus curieuses et les plus efficientes qu’ait jamais imaginé le génie français »10, le « Tastevinage » se donne pour objet de replacer les critères d'évaluation d’un vin, restés longtemps circonscrits à la seule dénomination de l’origine, sur l’appréciation autrefois âprement défendue par le négoce de la « qualité substantielle » des produits11. À observer de plus près le principe mis en place, l’enjeu ne s’arrête en effet pas au seul rôle dévolu à certaines foires aux vins qui, localement, distinguent des produits lors de concours plus ou moins reconnus. La confrérie bourguignonne entend en réalité ici vouloir institutionnaliser l’attribution d’un certificat commun « à toute la Bourgogne délimitée »12 placé sous une identification commerciale originale par l’adoption d’une étiquette singulière estampillée du sceau de la confrérie, du nom du producteur ou du négociant, du millésime et d’un numéro de contrôle.
Le mode d’élection retenu pour les vins s’appuie sur l’appréciation de « l’art avec lequel auront été conduits leur vinification au cuvage et leur élevage en cave ». Pour la première fois donc, il s’agit pour la confrérie bourguignonne de dépasser la simple propagande des crus de Bourgogne pour porter l’attention sur « la valeur présente d’un vin, deviner son avenir et les soins qu’il exige », c’est-à-dire autant d’indications « qu’aucune étiquette commerciale ne mentionne et qui pourtant s’ajouterait [-aient] si utilement à toutes les autres garanties d’origine, de mise en bouteille et de date »13.
S’il ne s’agit pas là d’une « super-appellation », le principe réside bien dans l’attribution d’une « marque » placée sous la reconnaissance de critères qualitatifs définis par le « Grand Conseil », en l’occurrence ici, principalement par les négociants14. Mais, au-delà, il s’agit également de faire appel au « bataillon (…) [des] assesseurs et chevaliers gourmets (…) tels producteurs et (…) négociants – mais fi du mot négociant : c’est l’éleveur qu’il faut dire, celui-ci pratiquant non pas la vente machinale et automatique, mais l’art subtil de conserver et de soigner les vins »15. Les vins soumis à cette forme d’élection sont présentés comme des vins de demi-luxe, sans appellations claironnantes qui leur confèreraient une présence assurée sur les plus grandes tables. Ils se distinguent donc essentiellement par leurs qualités singulières, désormais officiellement reconnues.
Présentée comme dépassant les clivages et les intérêts commerciaux, l’expérience illustrée par cette étiquette relève bien d’une prise en compte des réalités gustatives, indépendamment des origines affichées, à un moment où le négoce, par ses capacités techniques et son savoir-faire, dépasse largement la viticulture dans l’art de la vinification et de l’élevage. Les comparaisons exprimées confèrent donc inévitablement une supériorité au négoce, seul capable d’établir une constance dans la typicité et la qualité parmi les vins de « ceux qui n’auront pas craint d’affronter cette compétition »16.
Selon ces principes, le premier « Tastevinage » est ainsi organisé par la confrérie au château du Clos de Vougeot le 28 juin 1950. Le compte rendu présenté rapporte que « le jury de dégustation comprenait vingt-huit membres de la propriété, du négoce, de la consommation et du courtage, ainsi que diverses personnalités officielles, sous la présidence de Monsieur le Préfet de la Côte-d’Or. Les membres du Grand Conseil de l’Ordre de la Confrérie qui ont organisé l’épreuve [et choisi les membres du jury] avaient voix consultative mais non délibérative. »17 La liste des vins ainsi présentés au public sous le parrainage de la confrérie est incluse dans « l’Armorial des Grands Crus de Bourgogne ». Elle comprend alors des vins issus de tout le vignoble bourguignon (classés en Côte de Beaune, Côte de Nuits, Côte Chalonnaise, Côte Mâconnaise, Beaujolais et Chablis). Au total, 103 références sont primées pour leurs qualités organoleptiques. Jusqu’aux années 1980, les lauréats ainsi reconnus par le jury sont surtout des négociants. Ces professionnels de Nuits-Saint-Georges et de ses environs se taillent la part du lion (Faiveley, Viénot, Labouré-Roi, Liger-Bélair, Grivelet, Régnier, Morin, Misserey, Belin, Thomas, Moingeon-Gueneau), devant ceux de la Côte de Beaune (André, Mallard-Gaulin, Morot, Drouhin, Coron, Moingeon, Ropiteau, Violland, de Moucheron, Jaboulet-Vercherre, Chanson, Calvet, Bichot)18. À eux-seuls, les négociants en vins raflent la quasi-totalité des références primées, sans doute faute de concurrents motivés issus de la viticulture, plus incontestablement encore, grâce à leur indéniable savoir-faire.
Pour une histoire culturelle des étiquettes de vin
Les étiquettes de vin nous fournissent un type de documentation très riche en informations historiques. En Bourgogne, elles permettent de reconsidérer la réflexion qui s’établit entre le vin, le lieu et la marque. Elles révèlent ainsi les évolutions de contextes mais aussi les stratégies appliquées par rapport aux clientèles ciblées. L’étiquette n’est donc pas qu’un simple support informatif et réglementaire ; elle représente le vecteur d’une orientation stratégique individuelle et collective. Au-delà, l’étiquette sert de mise en évidence d’un récit ou d’une fiction à dimension propagandiste pour persuader les clients du caractère authentique du produit, convaincre la clientèle du crédit du producteur, élever ou maintenir le produit au rang de produit de luxe désignés pour des marchés spécifiques.
Dans cet objectif, l’étiquette dépasse sa seule réalité physique en exprimant un imaginaire. Cette dimension, plus ou moins affirmée, est le propre des produits de luxe dont les qualités intrinsèques ne suffisent pas à déclencher l’acte d’achat. La valeur du produit relève d’éléments extériorisés. L’étiquette devient alors un enjeu de marketing puisqu’elle développe un potentiel stimulant ou déclenchant l’achat. L’étiquette secrète un univers qui se réfère fondamentalement au nom ; nom de la marque et nom du cru. Cette orientation s’accentue surtout en Bourgogne avec l’application de la loi de 1919, comme en témoigne à juste titre le négociant François Laneyrie en 1924 : « La meilleure des protections d’un vin c’est sa qualité. Ce n’est pas son nom, ou en tous cas ce ne devrait pas l’être. (…) [Car au final,] nous avons déplacé le siège du sens du goût. Il était autrefois dans la bouche et nous l’avons mis dans l’oreille. » (Laneyrie 1925, p. 13-18).
Le professionnel imagine alors que l’application de la loi de 1919 transformera très vite les consommateurs de vin en consommateur d’étiquettes : « Il est facile de donner des exemples de l’illusion qui s’attache aux noms et de l’espèce d’hallucination qu’ils créent. Si l’on offre à un convive du Chambertin, il s’attendra à boire du vin excellent, mais qu’à la place du Chambertin, on lui propose du clos de Bèze et il se demandera ce que peut bien être ce vin dont il ignore le nom. Pourtant, clos de Bèze et Chambertin sont deux vins d’égal valeur, et si le second nom a été choisi, comme porte étendard, c’est parce qu’il sonne mieux que le premier, les deux vins ayant été récoltés dans des clos contigus et considérés par les professionnels comme étant de même qualité. Il en est de même des vins des hospices de Beaune, dont quelques-uns sont récoltés sur la commune de Pernand-Vergelesses et qui sont vendus sous ce nom n’auraient pas la notoriété européenne qu’ils ont acquise sous le premier. (…). »19
Il termine par une formule non moins dénuée de sens : « ‘‘Si c’est du Mozart que l’on m’avertisse !’’ a écrit irrévérencieusement Béranger. Remplaçons le nom de Mozart par celui d’un grand cru ayant également deux syllabes et les vers de Béranger pourront exactement s’y appliquer, répondant à l’état d’esprit du public en général, aussi bien en ce qui concerne les vins, qu’en ce qui concerne la musique. »
Convaincre la clientèle qu’il s’agit du Mozart ; c’est l’une des fonctions de l’étiquette. Mais en réalité, cette consommation de noms (et donc d’étiquettes) existe bien auparavant sous les marques collectives de cru. Mais elle était, jusque-là, placée sous le seul contrôle du commerce.
En conclusion, l’analyse des étiquettes du vin de Bourgogne nous conduit à percevoir la richesse d’une documentation soutenant un regard original et privilégié sur l’évolution des normes juridiques et réglementaire du vin. Elle offre une compréhension de la marque, des marchés, des règles de l’échange, du rôle des acteurs (législateurs, producteurs, marchands, restaurateurs, sommeliers, consommateurs, critiques, etc.) et de leur rapport au lieu. Elle soutient également une réflexion sur les discours, les représentations et les imaginaires qui forment l’immense chantier de l’histoire culturelle des mondes de la vigne et du vin. Ces perspectives doivent encore s’étendre à l’étude de l’ensemble de la documentation iconographique du vin ; celle des catalogues, des menus illustrés, des en-têtes commerciales, des affiches, des récits et des fictions imagées.
Je remercie tous les archivistes, négociants et professionnels du vin qui m’ont permis d’accéder à des fonds inédits d’étiquettes de vin de Bourgogne à l’origine de cette brève étude. J’adresse notamment des remerciements appuyés à Sonia Dollinger, directrice des Archives Municipales de Beaune et responsable des Affaires culturelles de cette ville, ainsi qu’aux responsables et dirigeants des Maisons Albert Bichot (Albert Bichot et Lupé-Cholet), J.-C. Boisset, Doudet-Naudin, Patriarche et Seguin-Manuel.