Dans le cadre d’une réflexion sur la référence au lieu, l’inventaire mobilier se révèle être une source de premier choix1. Document juridique probatoire dans le cadre d’une succession complexe ou d’une procédure judiciaire, il a d’abord et surtout pour fonction d’identifier et d’évaluer les biens du défunt ou du prévenu pour les restituer aux ayants-droit lorsqu’il y aura lieu, ou une somme d’argent équivalente. Les textes le disent et c’est là toute la logique du document : décrire soigneusement les objets recensés et proposer une estimation de leur valeur. Le travail du scribe en charge de la procédure consiste dès lors à prendre en compte par écrit tous les paramètres permettant de proposer une évaluation au plus juste. Celle-ci n’est pas toujours concomitante de la recension des objets, d’où l’intérêt de soigner la description de ces derniers pour permettre un travail a posteriori. À Dijon, à la fin du Moyen Âge, le clerc de la mairie responsable de l’inventaire prête une attention particulière à l’identification de chacun des objets ainsi qu’à ses différentes caractéristiques. Dans certains cas, un des critères distinctifs participant de l’évaluation du bien est la référence au lieu, qu’il s’agisse d’une ville, comme Metz ou Besançon, ou d’une région, comme l’Allemagne ou la Provence.
L’inventaire mobilier se présente sous la forme d’une liste d’objets recensés pièce par pièce dans la majeure partie des cas. Cette liste est précédée d’un protocole initial indiquant quels sont les acteurs de la procédure, le nom du défunt, des ayant-droits souvent, et la date à laquelle l’inventaire a été commencé. On trouve parfois un protocole final, précisant les modalités de garde et de restitution des biens ou de leur valeur lorsqu’il y aura lieu. La liste peut comprendre aussi, le cas échéant, une analyse des principaux papiers conservés par le défunt, actes de vente, d’achat, dettes, etc. L’inventaire des biens du vigneron Oudot Gallot, dressé le 4 octobre 1474, est un bon exemple de ce que peut être ce type de document, dans sa version la plus développée et la plus complète2. Une rapide lecture montre qu’il n’y a, chez lui, que le vin qui soit référencé à un lieu : l’inventaire du cellier indique du vin du cru de Porvieres et de Lochieres. Les documents analysés par le scribe en fin d’inventaire tendent à indiquer qu’il s’agit d’un vin produit dans les vignes du défunt. Il y a là une logique de production, d’identification et de localisation qui semble évidente. C’est pourtant cette évidence qu’il s’agit ici de questionner.
Le référencement au lieu du vin dans les inventaires mobiliers de la ville de Dijon, en effet, ne va pas toujours de soi. Un tiers environ des inventaires mentionnent du vin dans la maison au moment du décès. Parmi eux, seulement 10 % proposent un référencement au lieu pour le vin (Ferrand et Garcia 2013a, 2013b). Pour comprendre ce que recouvre ce référencement, il paraît nécessaire de regarder comment le scribe référence au lieu les différents objets de la maison. En effet, d’autres objets que le vin sont référencés au lieu. À dépouiller l’ensemble des documents, force est de constater que, dans le corpus, tous les objets ne sont pas concernés. Le sont essentiellement les tissus, les ceintures, les couteaux et les armes. Ponctuellement, d’autres objets peuvent l’être, comme cette « pinte d’estain a facon de Paris »3 ou ces « VI petis coffres de Tournay a perles »4, mais ce n’est pas la norme. Ailleurs, dans d’autres corpus, cela peut changer. Dans les inventaires catalans, par exemple, on prête une attention à la provenance localisée du bois (Carrère 1966) ; ce n’est jamais le cas à Dijon. Inversement, la grande attention prêtée au géoréférencement des couteaux à Dijon ne se retrouve pas souvent dans les autres corpus. Pour autant, si certaines catégories d’objets peuvent être référencées au lieux, cela n’est pas systématique. Environ 20 % des inventaires proposent un objet, quel qu’il soit, référencé au lieu. Pourtant, il y a des tissus soigneusement décrits dans tous les documents. Cela suffit à indiquer que le référencement au lieu relève d’une distinction de l’objet et que cela a un sens. Tous les scribes utilisent ce critère de la même manière. Dans le lot, toutefois, il y a des faux amis, comme le drap Damas, qui ne renvoie pas – ou plus – à la ville de Damas, mais qui signale simplement un type de drap (qualifié de damassé aujourd’hui) ou le chapeau de Montauban, en fer, qui désigne un type de chapeau mais qui n’a plus aucun rapport avec la ville de Montauban.
La référence au lieu dans le jeu économique
Dans l’ensemble du corpus dijonnais, dans l’usage de ce critère distinctif, les inventaires des boutiques et des arrières-boutiques se distinguent nettement des inventaires des simples intérieurs particuliers. Cela paraît logique :le magasin concentre les objets disponibles à la vente et qu’est-ce qui différencie des couteaux entre eux sinon la taille, le décor et la provenance (Piponnier 1992 ; Ferrand, à paraître) ? De la sorte, il y a prédominance de la référence au lieu dans les inventaires de stocks chez les marchands. Un regard appuyé sur les inventaires dressés tout au long de l’année 1438 suffit à le montrer :
L’inventaire du 27 juin est celui d’un mercier. Celui du 15 octobre d’un marchand. Les autres relèvent d’autres professions. La comparaison entre tous ces inventaires met bien en évidence un usage plus important du référencement au lieu dans les inventaires des boutiques.
Cette prédominance valide l’hypothèse émise et vérifiée par d’autres que la référence au lieu relève d’abord, avant tout et surtout des nécessités, contingences et réalités du commerce. Henri Bresc (1998) l’a très bien montré pour les marchands catalans en Sicile. Michel Bochaca, dans l’étude accompagnant l’édition des livres de comptes de Fortaney Dupuy – un marchand de Bordeaux du tout début du XVIème siècle le dit très bien aussi (Bochaca et Micheau 2014, p. 157-184 en particulier). Le marchand s’approvisionne en lien avec les producteurs qui composent son réseau ; il doit ensuite écouler les marchandises en utilisant ce même réseau : vendre ici tel objet permet de mettre la main sur tel autre et de le vendre ailleurs, etc. Les marchands normands étudiés par Henri Dubois (1982) apportent en Bourgogne des draps produits chez eux mais travaillent, en retour, à produire ou faire produire en Bourgogne de la laine ou des tissus qu’ils emporteront par la suite en Normandie.
Si l’on compare les différentes références au lieu chez des marchands de régions distinctes, on discerne sans trop de mal des sphères d’influence économique. Les tissus dans le Sud-Ouest, par exemple, proviennent pour beaucoup d’Angleterre, de Normandie et de Flandres. Les draps anglais en Bourgogne, un peu paradoxalement, sont très peu présents ; dominent nettement, à Dijon, les draps en provenance de Normandie et des Flandres. Dans le jeu commercial des réseaux d’approvisionnement, il y a ainsi une sélection qui s’opère. Sur quels critères ? Rien ne permet pour l’instant de le dire.
Il est possible, toutefois, d’avancer un élément d’explication. La comptabilité commerciale d’un marchand toulousain, au XVème siècle, montre en effet un double mécanisme (Wolff 1952). Pour lui, une des sources principales d’approvisionnement, ce sont les foires de Genève, où il envoie un de ses hommes procéder à différentes acquisitions. Qu’achète le courtier de ce marchand à Genève ? Des draps de Normandie et des Pays-Bas. Envoyer quelqu’un acheter des draps à Genève, cela relève de la problématique d’approvisionnement : il faut bien acheter à un endroit ou à un autre la marchandise que l’on vend ! Y acheter des draps de Normandie et des Flandres, soigneusement référencés au lieu, c’est prendre en compte un critère qualitatif. De la sorte, il y a, au moins par endroits, superposition des contingences économiques liées à l’approvisionnement et de la qualité différenciée de la marchandise. Où s’opère la différence ? Les expressions utilisées pour rendre compte de la référence au lieu livrent une explication très simple :
La référence au lieu, de manière explicite, renvoie certes à un lieu, mais tout autant à un savoir-faire lié à ce lieu. Cela n’étonnera personne : le monde du travail au Moyen Âge est centré sur le lieu, sur les professionnels de tel endroit, regroupés, dont la pratique est conditionnée par des statuts particuliers très précis et distincts. De ce fait, chaque groupe professionnel a ses méthodes et ses pratiques. De la sorte, il est logique que la référence au lieu soit explicitement reliée à un savoir-faire et non au lieu lui-même, à son emplacement ou à ses vertus.
Pourtant, tous les objets ne sont pas référencés au lieu. Ils ont cependant tous été produits à un endroit ou à un autre, c'est-à-dire avec un savoir-faire particulier. À Saragosse, en Espagne, Jean-Pierre Barraqué (1998, p. 342) voit très bien les références au lieu pour les tissus produits ailleurs que dans la ville. La production locale, elle, n’est jamais référencée au lieu, comme si l’ordinaire que tout le monde connaît allait de soi. On distingue donc ce qui est différent de la norme locale, sans doute parce que ces produits sont d’une qualité supérieure ou, plus exactement, que l’on juge supérieure. C’est ce que dit, par exemple, Claude Sicre (1958, p. 96) au sujet des tissus à Toulouse : les personnes de condition modeste se contentent de toile locale, pas forcément très fine ; les autres cherchent celles qui viennent de plus loin « réputées pour leur finesse ».
La référence au lieu dans l’intérieur des maisons
Si on pénètre dans l’intérieur des maisons, loin des boutiques et du monde marchand, si on compare les intérieurs entre eux, si on compare les intérieurs urbains et les intérieurs ruraux, l’impression qui se dégage est identique : la référence au lieu signale bien un objet de meilleure qualité, l’ordinaire allant de soi et n’étant pas localisé.
Différents travaux disponibles sur le Sud-Ouest français permettent une plongée en profondeur et offrent une vue d’ensemble appréciable sur le sujet5. Plusieurs idées ressortent de la lecture de l’ensemble. En premier lieu, le référencement au lieu semble être plutôt une pratique urbaine ; du moins l’usage de ce critère distinctif est-il plus important en ville qu’à la campagne. En deuxième lieu, les références au lieu, en ville comme à la campagne, renvoient d’abord au réseau d’approvisionnement des marchands : il y a coïncidence. En troisième lieu, force est de constater que cette quête de la distinction, par l’acquisition et l’utilisation d’objets jugés de meilleure qualité par leur référence à un lieu lointain, concerne toutes les catégories sociales : ce n’est pas l’apanage des seules classes aisées. L’abbé Loubès par exemple, publie l’inventaire d’un paysan, daté du 18 mars 1441, dans lequel est mentionné un manteau fait avec un tissu d’Angleterre6. En dernier lieu, tous les auteurs s’accordent à dire, et les textes qu’ils éditent montrent sans discussion possible que la référence au lieu sert bien de critère distinctif qualitatif.
C’est là, sans doute, l’idée-force à retenir. La référence au lieu signale un objet de meilleur qualité. Cela n’est pas nécessairement vrai, mais c’est la manière dont cela est perçu et/ou utilisé/vanté par les marchands. Il ne faut pas oublier que la consommation ressortit d’abord à un jeu psychologique et dans le jeu complexe de vente et d’achat, le savoir-faire d’ailleurs est vécu comme une prime qualitative.
De la sorte, on peut conclure que dans les différents corpus sollicités, celui d’un large Sud-Ouest comme celui de la ville de Dijon, la référence au lieu pour les différents objets qui y renvoient est un critère distinctif. Le lien au lieu est étroitement lié aux modalités pratiques du monde marchand. Globalement, toutefois, ce lien est perçu comme un critère qualitatif. Cela provient de la connexion qui est établie entre un lieu et un savoir-faire. Référencer un objet à un lieu, c’est signaler un savoir-faire particulier dans sa mise en œuvre et sa production. À Saragosse, Jean-Pierre Barraqué (1982) explique que la céramique est souvent référencée à un lieu, qu’elle provienne réellement ou non de ce lieu-là. C’est le savoir-faire qui prime. Guillermo Tomás Faci, lors d’une journée d’études tenue à Toulouse, le 21 mars 2014, a confirmé l’analyse, élargie à l’ensemble de l’Aragon. La céramique est très bien connue. On sait, aujourd’hui, précisément où elle est fabriquée. La référence au lieu n’est pas nécessairement celle du lieu de production, mais celle du savoir-faire d’origine, d’abord, avant tout et peut-être surtout (Tomás Faci , à paraître).
La référence au lieu du vin
Les inventaires après décès de la ville de Dijon, entre 1390 et 1588, conservent peu de traces de référence au lieu pour le vin qu’ils recensent, on l’a dit (Ferrand et Garcia 2013a). Ces mentions, pourtant, sont explicites et renvoient aux vignes cultivées aux abords immédiats de la ville. Parmi les lieux cités, la plupart sont les chétifs lieux qui sont proscrits par le Duc Philippe le Bon en 1441. De la sorte – c’est l’analyse que nous en faisons –, la référence au lieu pour le vin est bien un critère distinctif qualitatif, mais négatif (Ferrand et Garcia 2013b). C’est intéressant à souligner et le long détour concernant les autres objets permet d’assurer la conclusion : c’est le même scribe qui traite positivement dans un cas, négativement dans un autre.
On pourrait s’arrêter là et conclure de l’exemple de Dijon à la fin du Moyen Age, qu'au regard des inventaires mobiliers, le vin n’a pas encore pris sa valeur dans le lieu. On peut toutefois aller plus loin et se demander si c’est bien de cette manière qu’il faut poser le problème. En effet, ce qui définit le vin au Moyen Âge, d’un point de vue qualitatif, c’est le droit, le droit communautaire au premier plan (pour Dijon : Labbé et Garcia 2011 ; pour Bordeaux : Lavaud 2018). Un texte conservé dans le cartulaire de la ville de Toulouse suffit à le montrer de manière très explicite. Il s’agit d’une réglementation concernant le cri public pour la vente du vin, datée du 23 août 1221. Le document explique que, sur le marché, il y a différents vins, soigneusement référencés au lieu, et que ce lieu distingue l’un de l’autre. Mais cela ne doit pas se voir : le texte interdit la distinction par le lieu, pour ramener le vin à un seul, celui de Toulouse (Limouzin-Lamothe 1932, p. 438-439).
En somme, distinguer un vin par la référence au lieu, c’est surtout dire qu’il n’appartient pas au vin du groupe. C’est de cette manière-là qu’il faut lire les références au lieu dans les inventaires mobiliers de la ville de Dijon. Sans doute la décision est-elle prise pour des raisons qualitatives mais, au fond, qu’est-ce qui nous en assure ? Nous ne maîtrisons pas les goûts, la qualité réelle du vin dont nous parlons – il y a beaucoup d’anachronismes dans l’approche du vin médiéval. L’exemple contemporain de certains vins exclus de telle ou telle AOC peut nous permettre de comprendre peut-être assez bien le phénomène. Les vins exclus ne le sont pas forcément pour des raisons qualitatives : ils le sont d’abord pour des raisons juridiques et pratiques. En Bourgogne, pour la fin du Moyen Âge, le regard est biaisé par le point de vue, célèbre, du duc de Bourgogne, stigmatisant certaines vignes. Dans les inventaires, il y a correspondance entre sa vision et les différentes références au lieu. Mais est-ce correct de poser le problème de cette façon ? La persistance de la culture de la vigne dans les chétifs lieux incite à penser que la question est un peu plus complexe.
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Que retenir de cette première ébauche de réflexion ? Dans les inventaires de Dijon, entre 1390 et 1588, la référence au lieu signale une qualité jugée supérieure pour la plupart des objets, à l’exception notable du vin. Au regard des critères en usage, la valeur du vin ne paraît pas encore ancrée dans un sol. Pourtant, un regard rapide sur la question suggère d’autres critères à prendre en compte, dont le critère juridique. Méconnaît-on les différences ? Des indices nombreux et explicites montrent que non. Mais la communauté l’emporte sur le particulier. C’est là, sans doute, la leçon de la lecture des inventaires mobiliers de la ville de Dijon à la fin du Moyen Âge.