Les grandes régions viticoles françaises se sont vu attribuer au cours du temps une part des normes qui fondent la représentation de la qualité des vins. Chacune des régions (Bordelais, Bourgogne, Champagne) concrétise ainsi une certaine référence viticole, conjuguant la typicité et/ou l’excellence. Quand, ailleurs, ces qualités distinctives se sont fixées sur le cépage, le savoir-faire, la propriété ou la marque, la Bourgogne s’est vue représentée comme la région viticole spécifique des vins de crus dont les caractères sont associés à ceux de leur lieu d’origine, de leur terroir1. C’est cette relation qui sous-tend par exemple l’émergence des « climats » viticoles au XVIIème siècle et XVIIIème siècle consacrés par le processus très récent de patrimonialisation par l’UNESCO2. C’est ce lien que nous avons exploré sur le temps long par nos recherches antérieures en questionnant à différentes époques, en Bourgogne, la « relation du vin et du lieu », une relation comprise comme étendue et plurielle, en évitant la téléologie ou la remotivation très contemporaine de la notion de « terroir »3. Cette relation est devenue une norme de qualité que le monde a fixée sur cette région et ne discute plus. Mais c’est le propre de la recherche justement que de discuter cet acquis dans sa construction historique et en lien avec les autres régions viticoles4.
En tant que problématique propre à la Bourgogne, et en l’élargissant à d’autres cas d’études dans d’autres régions viticoles, l’interrogation d’ordre général devient alors: comment le lieu a fait le vin et comment le vin a fait le lieu ? Ce sont ces questions centrales et réversibles que nous avons tenté d’explorer à travers des journées d’études interdisciplinaires tenues à Dijon en mai 2014 permettant de replacer la problématique du vin et du lieu en perspective historique, sociale et culturelle.
Les contributions scientifiques qui suivent, issues de ces journées, viennent faire le point le plus récent en documentant les processus, les acteurs et les représentations des relations du vin et du lieu. Ces relations peuvent entremêler en effet des notions complexes, parfois contradictoires ou confuses en faisant jouer à des échelles différentes, tout à la fois et de manière non exhaustive : la distinction des espaces, le lien à l’origine, l’authenticité, les normes de qualité par les appellations, le patrimoine et son identité etc. C’est pourquoi pour éclairer cette relation, trois thèmes récurrents ont été abordés par les différents auteurs.
Le vin et le lieu : la variété d’une relation
Ici on a documenté l’émergence ou non du lieu comme une référence de qualité, l’état de cette relation à différentes époques et les processus historiques de construction de lieux du vin qui vont devenir emblématiques par la suite : le ou les clos en Bourgogne (M. Foucher), en Champagne (A. Nouvion), le cru en Bordelais (S. Lavaud), les quartiers et les crus en Champagne (B. Musset), les climats en Bourgogne à partir du XVIIème siècle (J.-P. Garcia) avec toutes les motivations économiques, pratiques et symboliques qui soutiennent ces distinctions spatiales des productions vitivinicoles. On voit que les villes jouent un rôle majeur dans l’identification des productions5 en y imposant leur marque tant réelle qu’idéelle dans la représentation de la géographie viticole en France comme au XVIème siècle (T. Labbé). Mais par contraste, on peut documenter aussi dans une ville aussi viticole que celle Dijon à la fin du Moyen Âge, l’extrême soin apporté à référer bien d’autres produits aux villes dont ils sont originaires (G. Ferrand et J.-P. Garcia), mettant en lumière combien le lieu est avant tout alors une référence de savoir-faire des hommes plutôt que la source où les différentes productions puisent l’essence de leurs qualités particulières.
Le vin et le lieu : délimitation et normalisation
On a traité sous ce thème, du lieu délimité comme référence pour la qualité des vins et des processus qui ont conduit à cette identification, mais aussi des ressorts sociaux et politiques qui ont abouti à cette normalisation de la qualité des vins par le lieu et par l’origine. S’y conjuguent les jeux des acteurs de la pratique, de l’expertise, des pouvoirs et des institutions pour construire cette norme de référence. On retrouve là les débats et les enjeux de la mise en place des appellations d’origine au XXème siècle (C. Wolikow), celle de l’expertise pour définir l’origine d’une production par le lieu (F. Humbert, É. Vincent) et notamment à travers la dégustation (O. Jacquet).
Le vin et le lieu : représentations
Cette partie traite de la représentation de la qualité des vins à travers des marques d’identité qui font référence aux lieux dans l’imaginaire du consommateur ou du public appelé à reconnaître celles-ci. Ce sont évidemment les étiquettes apposées sur les bouteilles pour un public d’acheteurs et de dégustateurs plutôt avertis (C. Lucand), mais aussi par les cartes et menus des restaurants américains pour des consommateurs peu au fait des particularismes géographiques des vins européens (R. Schrimer). Enfin, a été montré comment, pour être fonctionnelle, doit être mise en scène cette identification du vin au lieu que ce soit par l’expression artistique dans le vignoble même en Bourgogne (V. Chambarlhac), dans un projet politique de dévotion agrarienne (J. Vigreux) ou dans un projet de promotion territoriale par le paysage patrimonialisé (M. Carosso).