Jeux et enjeux des lieux du vin au fil du temps

Texte

Dans ce texte, prélude à de nombreuses interventions autour de la thématique du vin et du lieu, il s’agit d’évoquer les tensions, les concurrences qui se jouent autour de la localisation quand on évoque l’économie du vin et son histoire. Les approches temporelles et spatiales sont conjointes mais ne se confondent pas en raison même de ce que la production du vin bien que localisée est déterminée par de nombreux facteurs d’ordre historique. Les procédés techniques qui évoluent également doivent être inscrits dans des rapports sociaux dont la consistance a aussi des effets sur la filière vitivinicole. C’est dire, qu’au-delà du jeu des mots autour des lieux du vin il y a matière à s’interroger sur les configurations successives d’un système technique et social où continuité et variations ne cessent de se combiner.

La référence aux lieux du vin d’un point de vue autant économique, social que politique et culturel signale la dimension géographique de la filière envisagée dans son ensemble puisque sont ainsi désignées aussi bien les aires de production viticole, d’élaboration vinicole, les unités de production, les délimitations et les règles que les espaces de consommation… Cette approche globale de la localisation intègre ainsi une grande diversité de données spatiales définissant ces lieux localisés ponctuellement ou au contraire dispersés sur un vaste territoire. En fait ces lieux résultent de processus sociaux de localisation qui se sont déployés dans le temps historique et l’espace géographique.

Souligner l’historicité de ces lieux du vin signifie que les espaces occupés par la viticulture et l’élaboration des vins ont varié considérablement sur des échelles historiques millénaires et séculaires. Que l’on songe de ce point de vue aux lieux du vin aussi bien dans le Sud méditerranéen ou dans le Nord-Est de la France. Cette histoire est connue à grands traits et cartographiée mais la recherche est encore tâtonnante si l’on veut bien considérer que les traces sont souvent éparses et qu’il faut croiser l’investigation archéologique, l’étude des archives manuscrites très lacunaires pour finalement aboutir à des localisations qui restent encore approximatives. Il reste qu’on peut esquisser une périodisation qui permet de dater l’expansion de la viticulture, de la vinification et du commerce du vin du Moyen-Orient vers l’ensemble du bassin méditerranéen, puis l’Europe du Nord-Ouest, du premier millénaire avant l’ère chrétienne jusqu’aux premiers siècles de cette ère. La période médiévale est marquée par le déplacement géographique des vignobles à l’intérieur de cette même zone, des plaines vers les coteaux, toujours autour des villes. L’expansion internationale transocéanique vers le monde américain, africain puis océanien accompagne les vagues successives d’exploration et de colonisation européennes du XVIème au XIXème siècle. Depuis la fin du XXème siècle les vignobles connaissent de nouveaux déplacements géographiques en dehors des zones tempérées avec l'émergence d'une viticulture d’altitude en zone tropicale. L’extension des surfaces viticoles a été marquée, depuis des siècles, par de nombreuses variations que l’on songe, au niveau français, au doublement des surfaces du XVIIIème siècle au XIXème siècle puis à leur effondrement après la crise du phylloxera avant une reconstitution partielle d’un nouveau vignoble qui, à son tour, diminue de moitié de 1970 à nos jours. Cette approche globale de la localisation des vignobles a été initiée en tant que telle par André Jullien dans son ouvrage, Topographie de tous les vignobles connus, publié en 1816 (Jullien 1816). Ces variations de localisation sont le produit d’une combinaison de facteurs historiques d’ordre différent mais qui interfèrent selon des proportions variables. Que ce soient les facteurs techniques vitivinicoles, ceux liés aux transports ou la structure économique et politique des marchés qui conditionnent la distribution et la consommation. Ainsi, dans le cas de la France, l’histoire du vin est scandée par le développement du réseau ferré, l’émergence de la réglementation et du contrôle exercé sur l’élaboration des vins et leur ventes au cours du XXème siècle.

La constitution normative des espaces vinicoles s’est développée en France depuis 1905 – première loi sur la fraude1 – comme un point de départ pour l’incorporation des références géographiques. Plusieurs communications abordant ces questions, je me bornerai à une seule remarque pour indiquer comment l’élaboration législative et règlementaire définit les règles du jeu de la production des vins. Elle est à la fois un terrain d’affrontement politique, local, régional mais aussi national, parce que la production comme le commerce du vin, génèrent des revenus importants qui concernent un grand nombre d’acteurs dont les intérêts ne sont pas automatiquement convergents. La conflictualité au sein du monde vitivinicole, entre des producteurs, des élaborateurs, des vendeurs, souvent dissociés, retentit sur l’intervention publique et la mise en place d’une réglementation qui protège mais aussi contribue à la répartition de la valeur produite en prenant appui sur les caractéristiques de l’appellation qui est le résultat d’une action historique donc réversible !

L’intervention publique sur la délimitation spatiale a généré, ou consolidé, des revenus qui font ensuite l’objet d’une concurrence entre les différents acteurs dans un cadre cependant stabilisé : le lieu devient une ressource qui se transforme progressivement en devenant un bien collectif dont la réputation est inséparable du produit. Ainsi l’appellation contribue à une certaine redistribution des revenus mais elle limite aussi la croissance quantitative de la production et permet d’envisager la préservation des ressources environnementales.

La mention de la provenance géographique des vins a été de longue date un enjeu en termes de réputation et de valorisation, elle le reste aujourd’hui encore. Les indications géographiques aujourd’hui, les appellations d’origine contrôlée hier, impliquent des mentions précises sur la qualité des processus d’élaboration et de fabrication des vins. Si celles-ci sont insuffisantes ou contournées, les localisations de références peuvent permettre à certains acteurs, en usurpant la réputation de certains producteurs, de jouer à la baisse sur la qualité du produit. Dans la mesure où l’indication géographique est un bien collectif elle ne peut s’affranchir de règles permettant d’encadrer l’élaboration du produit mais également la viticulture. En ce sens l’enjeu des lieux géographiques des vins n’a rien perdu de son actualité alors que les dimensions environnementales grandissent à la mesure des progrès technologiques. L’œnotourisme est le point ultime de cette localisation renforcée puisqu’alors c’est la mise en scène et le récit de l’élaboration du vin qui est l’objet d’une activité qui associe la consommation, la dégustation et la connaissance culturelle, dans un processus impliquant la réconciliation emblématique entre viticulture et vinification dans un cadre géographique raconté dans son évolution historique.

Bibliographie

Jullien A., 1816, Topographie de tous les vignobles connus, contenant : leur position géographique, l'indication du genre et de la qualité des produits de chaque cru, les lieux où se font les chargements et le principal commerce de vin, le nom et la capacité des tonneaux et des mesures en usage, les moyens de transport ordinairement employés, suivie d'une classification générale de vins., Paris, l'Auteur, 1ère édition, 566 p.

Notes

1 Loi du 1er août 1905 sur la répression des fraudes dans la vente des marchandises et des falsifications des denrées alimentaires et des produits agricoles. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Serge Wolikow, « Jeux et enjeux des lieux du vin au fil du temps », Crescentis [En ligne], 1 | 2018, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/crescentis/index.php?id=187

Auteur

Serge Wolikow

Maison des Sciences de l’Homme de Dijon USR CNRS-uB 3516

Droits d'auteur

Licence CC BY 4.0