Introduction
Jusqu’à l’établissement de la science ampélographique dans le courant de la seconde moitié du xixe siècle, le vocabulaire servant à désigner la diversité variétale de Vitis vinifera, à savoir la vigne cultivée, est ambigu, changeant, variable, divers. En témoigne par exemple Rabelais qui, dans une anecdote burlesque du chapitre XII de Gargantua (Rabelais 1534, 74-75), joue sur le mot breton :
« — Retournons (dit Grandgousier) à notre propos.
— Quel ? dit Gargantua, chier ?
— Non, dit Grandgousier, mais torcher le cul.
— Mais (dit Gargantua) voulez-vous payer un bussart de vin breton, si je vous fais quinaud en ce propos ?
— Oui vraiment, dit Grandgousier.
— Il n’est, dit Gargantua, point besoin torcher cul, sinon qu’il y ait ordure. Ordure n’y peut être, si on n’a chié. Chier doncques nous faut davant que le cul torcher.
— Ô (dit Grandgousier) que tu as bon sens, petit garçonnet. Ces premiers jours, je te ferai passer docteur en Sorbonne, par dieu, car tu as de raison plus que d’âge. Or poursuis ce propos torcheculatif, je t’en prie. Et par ma barbe, pour un bussart, tu auras soixante pippes, j’entends de ce bon vin breton, lequel point ne croît en Bretagne, mais en ce bon pays de Verron. »
Rabelais s’amuse ici d’une ambiguïté entre d’une part une acception ampélologique (un mot désignant une sorte de vigne), et d’autre part une acception œnologique du mot « breton » (c’est-à-dire un mot désignant un produit de la viticulture, le vin). On pourrait comprendre que le vin est « breton » parce qu’il est produit en Bretagne (acception œnologique) ; en réalité le vin est « breton » parce qu’il est fait avec une variété de vigne nommée « breton », cultivée à la confluence de la Loire et de la Vienne (acception ampélologique).
Durant la période médiévale, la diversité des variétés de raisins, bien connue depuis l’Antiquité, est appréhendée par une sémantique multiple dans le temps et dans l’espace. Dans la tour de Babel européenne, une même sorte de vigne pouvait être désignée par une multitude de termes différents, tandis qu’un mot précis pouvait servir à nommer un grand nombre de variétés. Dans la longue histoire de la manière de nommer les variétés de vignes, le Moyen Age est une période charnière essentielle par la construction d’une nomenclature ampélologique préalable à la construction du savoir ampélographique. Dès les xiie-xiiie siècles s’opère une première évolution majeure dans l’histoire de la philosophie naturelle avec les prémices d’un essor de l’observation : « L’évolution des xiie et xiiie siècles consiste dans l’exclusion progressive des fantaisies allégorico-mystiques et dans l’introduction concomitante de précisions techniques ou de données tirées d’une observation plus directe de la Nature » (Baujouan 1966, 582-652 et 602 ; Moulinier 1993). Vincent de Beauvais, Thomas de Cantimpré, Barthélemy l’Anglais et Albert le Grand, auteurs d’ouvrages majeurs sur la philosophie naturelle au xiiie siècle, connaissent et évoquent la diversité des variétés existant derrière le mot vitis (vigne). Il est toutefois important de préciser la manière dont ils désignent ces variétés. Car en réalité, d’une part leur système de dénomination emprunte largement à des autorités anciennes parfaitement étrangères aux pratiques de dénomination vernaculaire qui leur sont contemporaines, et d’autre part ils s’intéressent autant, voire plus, aux fruits de la vigne, le raisin (uva) et le vin (vinum), qu’à la vigne elle-même (vitis) : leur approche est au moins autant œnologique que botanique, c’est-à-dire portée autant sur le produit de la plante que sur la plante elle-même. Il faut chercher dans une documentation plus tardive, à partir du xive siècle, le développement de l’appréhension de la pratique ampélologique vernaculaire, d’une part dans des traités d’agriculture et des herbiers, d’autre part dans les textes réglementaires, les sources de la pratique et les œuvres littéraires.
Les noms de sortes de vigne dans l’encyclopédisme médiéval : un savoir théorique déconnecté de la pratique vernaculaire
Durant la période médiévale, la connaissance de la Création est un enjeu majeur de la philosophie naturelle. Comprendre l’Œuvre divine est un moyen d’accéder au Créateur. Le monde végétal, comme le monde animal, les minéraux ou les astres, fait l’objet d’observations, de discours et de propositions de classement. Au xiiie siècle sont élaborées plusieurs œuvres encyclopédiques, prenant la forme de compilations de connaissances issues des auteurs antiques (Palladius, Pline l’Ancien, Dioscoride…) et médiévaux (Isidore de Séville, Isaac Israeli…) (Draelants 2006). Le projet de ces encyclopédistes ne réside pas tant dans la découverte de savoirs nouveaux que dans l’ordonnancement des connaissances. Concernant le monde végétal, ils récupèrent le schéma classificatoire fondamental issu de l’Antiquité, organisé selon deux catégories : les herbes et les arbres. Les compilateurs médiévaux amènent toutefois de la subtilité dans ce classement binaire, considérant les végétaux selon quatre classes : herba (herbe), frutex (arbrisseau), arbustum (arbuste), arbor (arbre). Dans ce système de classement, la vigne apparaît comme une plante ambivalente (Laforêt 2022). Comment les encyclopédistes évoquent-ils l’existence de différentes variétés de vignes ? Nous allons examiner la manière dont cette question est abordée dans les œuvres des quatre auteurs majeurs du xiiie siècle : Vincent de Beauvais, Thomas de Cantimpré, Barthélemy l’Anglais et Albert le Grand.
Vincent de Beauvais
Vincent de Beauvais1 (frère dominicain né à Beauvais vers 1190 et mort à Beauvais vers 1264) est l’auteur d’une somme monumentale, le Speculum majus, au sein de laquelle le Speculum naturale (rédigé vers 1244 pour la version bifaria, et vers 1260 pour la version trifaria) traite plus spécifiquement de l’histoire naturelle, dont le règne végétal abordé dans les livres IX à XIV (soit 828 chapitres). Pour Vincent de Beauvais, la vigne est classée parmi les arbres dans la catégorie frutex2. La vigne est d’abord traitée dans le livre XIII (De arboribus frugiferis) aux chapitres 42 à 593 dans l’entrée vitis ; il s’agit d’étudier la plante proprement dite. Elle est de nouveau traitée dans le livre XIV (De fructibus arborum) dans deux entrées complémentaires, uva et vinum, c’est-à-dire les produits de la vigne : d’une part le raisin (uva) dans les chapitres 80 à 864, d’autre part très longuement le vin (vinum) des chapitres 109 à 1385. Pour chacune de ces entrées, Vincent de Beauvais insiste sur la diversité des sortes de vignes, de raisins et de vins. Il existe une multitude de variétés de vitis, avec des spécificités selon les régions de la Chrétienté. Compilant les écrits de Pline l’Ancien, Palladius et Isidore de Séville, Vincent de Beauvais évoque de nombreux noms de variétés dans le chapitre 54 : aminea, rhetica, biturica, rubiliana, secinea, apiane, balanite, esbole, allobrogica, theriace, labrusca… Il souligne cette profusion : « vitium genera innumera prodiderunt esse et infinitatem ». Il suppose l’existence de parentés entre plusieurs variétés. Ainsi n’existe-t-il pas une seule variété d’aminea, mais cinq (« quinque sunt earum genera, ex quibus Germana… »), de sorte qu’il ne parle pas de l’aminea au singulier, mais des amineae au pluriel : aminea désigne une famille (gener), et non une variété (species). Il souligne des parentés entre des sortes de vigne bien distinctes ; ainsi la variété nommée argitis, affiliée à la variété grecula, appartient à une famille de vigne blanche et fertile (« Argitis est grecula vitis generis albi fertilis »). Ce discours apparaît toutefois largement théorique et hors-sol, car dans les faits, aucun de ces noms empruntés aux autorités antiques n’est jamais utilisé dans les sources de la pratique contemporaines. Par exemple les Coutumes du Beauvaisis (le pays de Vincent de Beauvais), rédigées par Philippe de Beaumanoir dans la seconde moitié du xiiie siècle (soit quelques décennies seulement après la rédaction du Speculum naturale), évoque à l’article 790 différentes « manières de vins » qui portent des noms pouvant désigner des sortes de vigne : « Drois pris de vins de rentes selonc la coustume doit estre prisiés en iii manieres de vins : c’est assavoir vins fourmentel, vins de moreillons, vins de gros noirs6. Li vins fourmenteus7, a la mesure de Clermont, doit estre prisiés chascun mui xii s de rente, et li vins de moreillons chascun mui ix s de rente chascun an, et li vins de gros noirs et de gouet8 chascun mui vi s de rente » (Edition 1899-1900, p. 404). Fourmentel, morillon, gros noir, gouais : ces termes sont totalement absents dans l’œuvre de Vincent de Beauvais, alors que c’est une terminologie vivante à son époque, dans sa région, qu’il connaît et utilise peut-être dans la vie courante. Cette confrontation entre les deux sources réalisées dans le cadre du même territoire, à des époques très proches, montre deux systèmes de dénominations des sortes de vigne : d’une part une littérature savante inspirée par les écrits antiques sans prise en compte des réalités contemporaines (approche théorique), d’autre part une source normative proche des réalités de terrain (approche pratique).
Thomas de Cantimpré
Thomas de Cantimpré9 (frère dominicain né vers 1200 et mort après 1263) est l’auteur du Liber de natura rerum dont trois livres (x à xii), soit 117 chapitres, sont consacrés à la flore. Cette œuvre a été achevée dans une première rédaction vers 1237-1240, puis dans une seconde rédaction en 1250-1255. Vitis est présenté à l’avant dernier chapitre du Liber x, intitulé De arboribus communibus (Figure 2).
Le texte est court, les explications succinctes (Figure 3).
Thomas de Cantimpré rejoint Vincent de Beauvais quant à la classification de vitis : la vigne s’apparente plus à la catégorie frutex qu’arbor. Pour le reste, la diversité des variétés de vignes n’est pas mentionnée, et aucun nom n’est donné pour différencier des variétés. Le discours est orienté vers le produit de la vigne, sans pour autant développer un chapitre spécifique sur le raisin (uva) ou le vin (vinum), comme le font Vincent de Beauvais et Barthélemy l’Anglais. Si la variété de vitis n’est pas abordée, celle des vins est mentionnée en recourant à Palladius, avec deux grandes catégories fondamentales, le blanc et le rouge, et ensuite une déclinaison possible de produits en fonction des méthodes et des lieux de production : seuls sont mentionnés deux cas singuliers, exceptionnels, l’uva passa et le vin chypriote particulièrement puissant. Chez Thomas de Cantimpré, la question de la nomenclature des variétés de vigne est ignorée, alors qu’il dispose des mêmes sources que Vincent de Beauvais et Barthélemy l’Anglais.
Barthélemy l’Anglais
Barthélemy l’Anglais10 (frère franciscain né vers 1190 et mort après 1260) rédige le De proprietatibus rerum (écrit autour ou peu après 1240) dont le livre xvii (194 chapitres) est dédié au monde végétal. La vigne est traitée dans quatre chapitres : d’une part la plante proprement dite, vitis, dans deux chapitres (De vite au chapitre 176, et De vite agresti au chapitre 177), le vin, vinum (De vinea au chapitre 179), puis le raisin, uva (De uva au chapitre 180). En 1372, ce texte est traduit en français par Jean Corbechon, moine de l’ordre des Ermites de Saint-Augustin. Dans le chapitre intitulé De uva, un examen attentif du passage traitant de la diversité des variétés de raisins montre qu’entre le texte original en latin (Barthélemy l’Anglais, Edition de 2007, p. 246) et sa traduction en français (Henry 1996, 58) réalisée près de 130 ans plus tard, il existe un écart important (Figure 4).
La traduction de Jean Corbechon simplifie considérablement le texte original. Alors que Barthélemy l’Anglais vers 1230-1240 insiste sur la diversité des variétés de raisins (« multe sunt species », « sunt autem multe alie differentie uvarum que differunt ab invicem in sapore, in colore, in magnitudine et virtute ») en énumérant une liste de 12 noms avec des suppositions sur l’étymologie de ces noms, Jean Corbechon supprime ces détails, allège le texte et synthétise. On peut s’interroger sur la raison de l’omission totale de ce passage qui ne pose aucune difficulté pour un traducteur chevronné tel que Jean Corbechon (Ribémont 1999 ; Sodigné-Costes 1996). Serait-il possible que Jean Corbechon ait supprimé un passage qui lui semblait totalement hors-sol et douteux, ignorant la réalité de la plupart, voire de tous ces noms de vigne ? Cette hypothèse pourrait être corroborée par l’examen, dans cinq des très nombreuses copies du De proprietatibus rerum réalisées entre la fin du xiiie siècle et la fin du xve siècle, de la variabilité des graphies de plusieurs de ces noms de raisin, comme si les copistes avaient eu de la difficulté à lire, à comprendre et à transcrire plusieurs de ces termes techniques (Figure 5).
Si certains noms de raisins ne posent jamais aucun problème de transcription (lageos, purpuree, aminee, apiane, argite, elbolie), d’autres subissent des déformations plus ou moins importantes selon les copies : urbane / suburbane, unciacie / verciacie / vieciarie / vernarie / vinarie / verticiarie, stepherite / stepianice (?) / scepherice / stepicea / stephanice, ceraunee / cetanee / ceranee / canee, biturice / bicubite / biccubite / biculbite / bicelerate.
Albert le Grand
Albert le Grand (frère dominicain allemand né vers 1200 et mort en 1280) livre au travers de ses commentaires philosophiques sur le monde biologique « une sorte d’encyclopédie éclatée en traités particuliers » (Draelants 2006, 43). Le règne végétal fait l’objet d’un ouvrage à part entière intitulé De vegetalibus et plantis11, qui apparaît comme le commentaire d’un traité apocryphe circulant en Occident au xiiie siècle sous le nom d’Aristote, attribué, d’après Jerry Stannard, à Nicolas de Damas, auteur du ier siècle avant notre ère (Moulinier 1989 ; Moulinier 1993). Le De vegetalibus est construit selon sept livres, et la vigne est abordée à deux reprises. Vitis fait d’abord l’objet d’un long développement au chapitre 35 (De vite et ejus proprietatibus et ulmo) dans le premier traité consacré aux arbres (De arboribus) du livre VI consacré à un exposé des différentes sortes de plantes, présentées par ordre alphabétique. Albert le Grand développe ensuite d’autres commentaires dédiés spécifiquement à la vigne dans le quatrième chapitre du second traité du livre VII qui traite de la domestication des plantes (De domesticandis vitibus in vineis). Albert le Grand évoque longuement la diversité de la vigne. Mais la question de la nomenclature l’intéresse très peu. A la différence de Vincent de Beauvais, Barthélemy l’Anglais et Pierre de Crescens, il ne présente pas cette diversité de vitis selon une liste de noms de variétés différentes. Il évoque une variété qu’il nomme sclava, des variétés sauvages et montagneuses (vitis silvestris et montana) ; c’est tout, et bien peu.
Les noms de vignes dans le savoir pratique utilitaire des xive et xve siècles
À partir du xive siècle se développe une littérature scientifique abordant la question des végétaux de manière plus spécifique, sous la forme de traités ou d’herbiers qui considèrent le savoir botanique et agricole comme autonome des considérations philosophiques et religieuses (Forot Rabatel 2016). Nous analyserons plus particulièrement le Ruralium commodorum opus de Pierre de Crescens, traité d’agronomie italien écrit au début du xive siècle. Pierre de Crescens (né à Bologne vers 1230-1233 et mort à Bologne vers 1320-1321) rédige entre 1304 et 1309 un traité d’agriculture intitulé Ruralium commodorum opus12 qui connaît un succès considérable dans l’ensemble de l’Europe avec de très nombreuses copies et des traductions dans plusieurs langues : en italien vers 1350, en français dès 1373 (Le livre des prouffitz champestres et ruraulx, appelé aussi Rustican13), en allemand dans la seconde moitié du xve siècle, en polonais en 1549 et 1571, en russe à la fin du xive siècle et en ancien tchèque14. Le livre IV, intégralement consacré à la viticulture, est largement inspiré d’un traité d’économie rurale byzantin élaboré en plusieurs étapes entre le ive et le xe siècle, dont le texte final est achevé sous le règne de Constantin vii (912-957) : les Géoponiques (Gaulin 1984). Le chapitre IV du livre IV, intitulé De diversis speciebus vitium, est spécialement dédié à la question des variétés des sortes de vignes et de la diversité de leurs noms : « Species vites valde multiplices inveniuntur et ipsarum multe diversis nominibus in diversis provinciis et civitatibus appellantur. Sed quoniam ex eis quedam sunt meliores et quedam minus bene, primo meliores et earum bonas conditiones aperte scribam, et earum notitiai sciant volentes plantare vel inferere vineas eligere meliores »15. Pierre de Crescens commente les spécificités d’une quarantaine de sortes de vignes dont il donne systématiquement le nom. La comparaison des leçons de chacune des occurrences dans quelques versions du texte16 montre la très grande variabilité des graphies de ces noms (Figure 6).
L’ordre et la composition de la liste n’est pas strictement identique selon les versions. Les noms de sortes de vignes qui constituent cette liste varient en fonction des copies : faracla / farcula, ciliga / ziliga / zisaga… Une même variété de vigne peut porter plusieurs noms : ainsi grilla est synonyme de ciliga / ziliga / zisaga, et pergule de brumeste. Certains noms peuvent recouvrir plusieurs variétés qui portent des noms différents : ainsi les noms mardegena et rubiola sont des noms synonymes qui englobent les variétés grilla et ciliga / ziliga / zisaga. Certains noms peuvent servir à désigner une famille (gener) de variétés de vigne (species) ; c’est par exemple le cas des lambrusche qui sont des vignes sauvages (vitis sylvestris) qui peuvent être blanches ou rouges : « Sunt etiam quedam genera et species uvarum et silvestrium quae lambrusche vocantur, quarum quadam sunt albe, quadam nigre… ». Les graphies sont relativement variables. En revanche, il est intéressant de constater que Pierre de Crescens s’attache à relier tel ou tel terme à des régions d’Italie (Bologne, Padoue, Mantoue, Milan, Asti, Pise…), montrant qu’il existe des particularités régionales dans la répartition des types de vigne. Par ailleurs plusieurs noms renvoient à une sémantique vernaculaire appelée à rester longtemps vivante dans la langue technique viticole italienne, et même européenne pour quelques noms : vernacia / garnache (grenache), nubiolum / nebiolone (nebbiolo), muschatellus / muscatellus (moscato / muscat / muscatel), pignolus (pinot) , greca (greco), grilla (grillo). En somme le traité d’agriculture de Pierre de Crescens propose au tout début du xive siècle, en dépit d’une certaine artificialité issue des emprunts à une littérature plus ancienne et étrangère à l’Italie, un essai d’ordonnancement ampélologique de la vigne avec une expérience personnelle qui serait à mesurer plus précisément. Ce caractère pragmatique concernant la vigne apparaît comme très différent de l’approche théorique de Vincent de Beauvais, Thomas de Cantimpré, Barthélemy l’Anglais ou Albert le Grand.
Dans la veine du Ruralium commodorum opus se développe à la fin du Moyen Age une littérature agricole et botanique à vocation utilitaire, plus modeste tant par la taille des ouvrages que par leur diffusion (Forot Rabatel 2016, 330 et suivantes). Le De plantatione arborum en est un exemple intéressant (Draelants et Echampard 2011). Ce traité anonyme de la greffe et de l’arboriculture a été composé dans le deuxième quart du xive siècle dans une contrée germanique (sans doute la région de Cologne). Quoique la vigne ne soit pas l’objet central de cet opuscule, un passage apporte quelques éléments concernant la déclinaison de ses variétés en contexte probablement rhénan : « Les arbres sont utiles, nous le savons, selon le fruit qu’ils donnent, à savoir la vigne, le pommier, le poirier, le noyer. D’aucuns disent de la vigne qu’elle n’est pas un arbre, mais du genre herbacé. Qu’à cela répondent ceux qui veulent se consacrer aux disputes. Quant à nous, nous disons que la vigne fructifie par la culture, a une saveur selon la nature de la terre et ne peut pas être semée. Il y a beaucoup de genres de vigne, mais nous en retenons deux, le « franc » (francum, franconicum) et le « hunnique » (heunisch), que les Français appellent geos. » Les disputes théoriques sur la nature de la vigne (arbor ou herba ?) sont envoyées par-dessus les moulins avec une désinvolture non dénuée d’ironie : place à la pratique ! Pour l’auteur anonyme, la vigne est divisée en deux catégories : le vinum francum, ou franconicum, et le vinum hunnicum, soit l’opposition entre deux types de vins : d’une part le Frankenwein, vin de Franconie, c’est-à-dire initialement le vin fin de la région de Würzburg, et d’autre part le Heunischwein, c’est-à-dire un vin de moins bonne qualité produit dans les autres régions de l’Empire (Neckar, Bamberg, Rhin…)17. La vigne hunnique est nommée « geos » par les Français, terme qui pourrait renvoyer au gouais qui porte aujourd’hui le nom de « Heunisch Weiss » (Regner et al. 1998 ; Breglia et al. 2023). On retrouve donc dans l’Empire la situation observée dans le royaume de France.
Développement d’une nomenclature ampélologique et œnologique vernaculaire proprement médiévale
Dès le xiiie siècle, les encyclopédies et les traités d’agriculture témoignent sans ambiguïté de l’existence d’un savoir précis concernant la diversité des variétés de vignes, la hiérarchie des qualités de ces variétés et la question de leur adaptation au sol, à la topographie et au climat. Les textes normatifs et les sources de la pratique abordent rarement ces questions agricoles et viticoles frontalement. Des vignes font fréquemment l’objet de dons, d’échanges, de confirmations, de mises en locations…, et il faut aller chercher dans des développements ponctuels, succincts et rares, des anecdotes, des précisions, tels que des détails d’ordre topographique (toponyme, superficie) ou anthroponymique (propriétaire ou exploitant de la parcelle), plus rarement des caractéristiques d’ordre botanique ou agricole. Il arrive que soient précisés la couleur de la vigne (blanche ou rouge) ou des éléments concernant son âge (par exemple le terme « mailleul » qui, dans le sud de la France, désigne de jeunes vignes). Parfois encore apparaissent des termes dont on pourrait penser qu’ils désignent des variétés. Prenons l’exemple des « vignes bordelaises » en Anjou et dans le Maine. Une notice du cartulaire de l’abbaye angevine de Notre-Dame de la Charité au Ronceray rapporte en 1055 la concession à un certain Goffredus Martellus d’une terre pour y planter de la vigne : « Magne memorie Goffredus Martellus petiit a S. Marie sanctimonialibus dari sibi terram in Angulata, ad plantandum vineam burdegalensem »18 ; il s’agit littéralement d’une « vigne bordelaise » à Angers. Cette qualification, on la retrouve identique dans une notice du même cartulaire en 1112, lorsqu’un certain Goffridus de Baraceio donne au monastère un quartier de vinea burdigalensis à Seiches-sur-le-Loire au nord de l’Anjou19. Ces mentions de vinea burdigalensis, francisées en « vigne bordelaise » ou « vigne bordelesche », se multiplient dans le nord de l’Anjou et dans le Maine dans le courant du xiiie siècle20. On en repère encore une occurrence au xve siècle sous la forme « seppaiges de Bordelais »21. Ce qualificatif « bordelais » / « bordelesche » peut être interprété de deux manières. L’hypothèse la plus évidente, c’est celle d’une désignation de l’origine géographique des plants : la vigne plantée en Anjou et dans le Maine au Moyen Age est dite « bordelaise » parce qu’elle aurait été importée du Bordelais, ou alors serait issue de plants anciennement originaires du Sud-Ouest. Cette interprétation logique, tout à fait valide, peut cependant déboucher sur des surinterprétations. En effet, dans le courant du xxe siècle, la catégorie ampélologique médiévale « vigne bordelaise » a été rapprochée de la catégorie ampélographique contemporaine Cabernet franc N pour prouver la très grande ancienneté de l’utilisation du cabernet franc pour les rouges d’Anjou. Cette variété, typique du sud-ouest de la France, est en effet le cépage rouge couramment utilisé aujourd’hui en Anjou et dans la partie occidentale de la Touraine, et ce au moins depuis le xiee siècle. Cette identification ne repose toutefois sur rien de tangible, car il existe une myriade de variétés originaires du sud-ouest, autres que le cabernet franc, qui ont pu être plantées au Moyen Age en Anjou et dans le Maine. De fait, à aucun moment n’est mentionnée la couleur de cette variété « bordelesche », de sorte qu’on ne peut exclure qu’il s’agisse d’une ou plusieurs variétés blanches ou grises. De même, on n’a aucune certitude que le nom « bordelesche » désigne toujours, du xie au xve siècle, une seule et même variété ; il peut s’agir d’une famille (gener) de variétés (species), pour reprendre les cas relevés chez Barthélemy l’Anglais et Pierre de Crescens. La seconde hypothèse serait celle d’une indication œnologique : la vigne est dite « bordelaise » parce qu’elle produit un vin dont la qualité rappelle celui des vins du sud-ouest. On hésite toujours entre acception ampélologique et œnologique.
À partir du xiiie siècle se multiplient les occurrences de noms de variétés sur l’ensemble de la France, qui attestent la réalité de plantations diversifiées. A Sargé-lès-le-Mans par exemple, une vigne (vinea) est plantée en 1280 tant de bordeleschia que de nigraria : « quamdam aliam vineam, tam nigrariam quam bordeleschiam ». Expression traduite en français quelques mois plus tard dans une nouvelle charte : « une autre vigne, tant negriere come bordelesche »22. On retrouve en 1285 cette même configuration de complantation d’une parcelle avec des vignes de deux sortes : « super clauso vinearum suarum, Bordeleschis et nigrariis »23. On distingue différentes sortes de vignes, chacune désignée par une caractéristique : pour l’une une origine (Bordeaux, le sud-ouest), pour l’autre la couleur (teinte noire soutenue). En 1394, une lettre de rémission rapporte qu’en Bourgogne, pour avoir négligé de séparer les pinots des tréceaux, un vendangeur est battu à mort : « … le suppliant dist à iceulx vendangeurs que ilz meissent les pinoz à part, sans y mettre autres raisins : mais ce nonobstant ledit Jehannin mettoit des treceaus et autres raisins avec les pinoz… »24. On trie soigneusement les « raisins », c’est-à-dire les sortes de vignes, en fonction de deux qualités : d’un côté les pinots qui apparaissent comme la meilleure qualité, de l’autre les tréceaux « et autres raisins » qui apparaissent comme une qualité commune. De fait, l’acception ampélologique débouche sur un sens œnologique, le « vin de pinot » désignant habituellement des crus de bonne qualité. En 1347, dans un acte de partage du fief de Châteauvieux (Sologne) entre deux frères, Guillaume et Etienne Garreau, l’aîné Etienne s’attribue « la tournure d’amont tant d’auvernatz que de fromentins », laissant à son frère Guillaume « la tournure des rouges et la tournure d’auvernaz tenant à icelle »25. Dans cet exemple, on spécifie fondamentalement deux catégories de vignes : d’une part des vignes distinguées par un nom, d’autre part celles qui sont sans nom : « tournure d’auvernaz » vs « tournure des rouges ». L’usage du pluriel (« les rouges ») est à cet égard révélateur d’un mélange de plusieurs variétés communes de vignes rouges, là où la désignation par un nom apporte une distinction. « Auvernat » ne désigne pas pour autant forcément une seule et même variété, mais possiblement un ensemble de plants qui produisent un vin d’une qualité dite « d’auvernat »26. Car à la même époque, dans la même région, il est rare que le terme « auvernat » qualifie une vigne. C’est par exemple exceptionnellement le cas en 1397 dans les comptes de la ville de Tours qui achète à un certain Jehan Duboullon, pour la somme de 110 sous tournois, livraison comprise, « une pippe de vin de sa plante d’auvergnaz enfustée en fust neuf »27 pour en faire cadeau au duc de Berry. Généralement ces noms qualifient les vins : vin d’auvernat, vin de pinot, vin de fromentin, vin de tendrier28, vin de gouais, vin morillon, vin grenache… Dans le Ruralium commodorum opus, Pierre de Crescens parle de la greca et de la vernacia, traduits dans le Rustican par les expressions : « vins grecs » et « vins de garnache ». Dans le Segré des segrez (traduction en langue d’oïl du Secretum secretorum, traité d’origine arabe du ixe siècle, effectuée vers 1300), le seul nom qui soit utilisé, vernache, qualifie un vin (« Le vin vernache est de milhor… »), tandis que tous les autres qualificatifs des vins correspondent à des noms de lieux : vin de Chypre, vin de Provence, vin de Gascoingne, vin d’Achoire (Auxerre), vin de La Rochelle, vin françois… (Henry 1996, 53). C’est aussi le cas de la « blanquette ». En 1544, Jean de Joyeuse, « sieur d’Arques », se fait livrer quatre pintes de « blanquette » : dans ce cas précis, le nom désigne sans ambiguïté un vin d’une qualité précise définie par le terme « blanquette ». Mais la blanquette désigne aussi une sorte de vigne, ou un ensemble de variétés de vignes pouvant produire une qualité de vin appelée « blanquette », comme la « vinea de blanqueta » ou « vinea dicta blanqueta » situées à Limoux, mentionnées dans le terrier du monastère de Prouille en 1496 (Abbé 2019, 16-17). Dans l’article 790 des Coutumes du Beauvaisis (seconde moitié du xiiie siècle) déjà cité plus haut, fourmentel, morillon, gros noirs et gouais ne sont pas des variétés de vignes, mais des « manieres de vins », c’est-à-dire des vins de qualités inégales, classés hiérarchiquement du meilleur au moins bon selon les taux de taxation indiqués29. Car le nom distingue le bon comme le moins bon, voire le mauvais à l’instar du gamay dont la réputation est jusqu’à nos jours ternie en Bourgogne par l’ordonnance ducale de 139530. La condamnation du « plant » de gamay dans la zone « des bonnes villes de Beaune, Dijon, Chalon et du païz d’environ » résulte de la volonté d’interdire la production et la vente du « vin de gamay » : « [le] vin de gameez est de tel nature qu’il est moult nuysible a creature humaine, mesmement que pluseurs qui au temps passé en ont usé, et en ont esté infestés de grie maladies, si comme entendu avons ; car le dit vin qui est issuz et faiz du dit plant, de sa dite nature est plain de très-grant et horrible amertume… ».
Conclusion
À partir des années 1530, la littérature agronomique connait un nouveau souffle avec la parution du Vinetum de Charles Estienne en 1537, de la Maison rustique du même auteur publié à titre posthume par son gendre Jean Liébault en 1564, du Traité du vin et du sildre de Julien Paulmier en 1589 et du Théâtre d’agriculture d’Olivier de Serres en 1600 (Labbé 2018). La sémantique ampélologique s’enrichit, se diversifie, se nourrissant d’une expérience puisée dans le savoir vernaculaire construit au Moyen Age. Il convient de souligner que loin d’être une révolution et une rupture avec le Moyen Age, ce mouvement s’inscrit dans le développement d’une littérature savante spécialisée à vocation utilitaire dans le courant des xive et xve siècles (Beutler 1973). Concernant la question de la manière de nommer les variétés de vignes, aucune rupture n’est réellement observable dans le sens où subsiste l’ambiguïté entre acception ampélologique et acception œnologique. Fondamentalement, en dépit d’une volonté de coller aux réalités de terrain, les noms continuent de désigner des choses relativement abstraites et des représentations liées au produit de la vigne : le vin. Une même sorte de vigne peut être désignée par une multitude de noms, tandis qu’un nom continue à désigner un grand nombre de variétés.
C’est au cours du xviiie siècle qu’une phase pré-ampélographique, au cours de laquelle émerge concomitamment l’œnologie moderne (Musset 2017), pose, en lien avec la taxonomie linéenne, les bases d’une mise en ordre de la nomenclature de Vitis vinifera avec les premières tentatives d’enquêtes systématiques à l’échelle du royaume de France : l’enquête de Rozier-Cochin en 1774, et celle de l’intendant de Bordeaux Nicolas Dupré de Saint-Maur en 1782-1784 (Galinié et al. 2019), prolongées par les nombreuses enquêtes menées à l’échelle des départements durant tout le xixe siècle (Galinié et al. 2023). C’est finalement dans la seconde moitié du xixe siècle que s’opère le basculement d’une appréhension œnologique des variétés de la vigne (c’est-à-dire une nomenclature se rapportant au produit de la vigne, le vin) à une appréhension ampélographique (c’est-à-dire une nomenclature basée sur une analyse botanique et un classement rigoureux des variétés) (Galinié 2023). Le point d’arrivée qui marque l’avènement complet de cette ère ampélographique est l’édition de l’Ampélographie de Pierre Viala et Victor Vermorel (1901-1910). Désormais, un mot nomme une seule variété, et une variété est désignée officiellement par un seul nom. L’ampélographie met fin à une longue période de confusion sémantique.