Les premières occurrences de noms susceptibles d’être identifiées avec l’actuel cépage « Pinot » probablement dans sa seule forme noire, datent pour l’heure du xive siècle, quoique les travaux les plus récents fassent apparaître des documents qui peu à peu conduisent à remonter le temps (Grillon, Garcia, Labbé 2019). Par ailleurs, pour les ampélographes contemporains, tout particulièrement les généticiens, « Pinot » fait partie des cépages anciens (Lacombe 2012, Annexe D), ceux qui sont susceptibles d’être présents depuis très longtemps en France dans la vigne cultivée à des fins commerciales. C’est pourquoi une mention de 1183 intéresse directement notre propos puisqu’elle contient la locution plantae pinaudi. Désignant un pinot, ces plantae pinaudi feraient gagner près de deux siècles à l’usage attesté du pinot au Moyen Âge. Isolée et ressortissant à un mode de désignation sans équivalent à son époque, la mention demeure d’interprétation délicate.
Cette mention, bien antérieure au xive siècle, se révèle, par sa forme, issue du langage parlé, la langue d’oïl et non de la langue savante, le latin. Elle fait à coup sûr apparaître la traduction forcée du mot pinaudus et peut-être même celle du mot planta, vocables issus de pinaud et de plantes. Cette mention sans équivalents a ouvert la porte à bien des conjectures et demande donc que soit correctement balisé le chemin qui va de ce qui est raisonnablement établi à ce qui est plus spéculatif.
Le document
La charte1 rapporte le règlement, par Hervé, seigneur de Vierzon, d’un contentieux entre les moniales de Beaumont-lès-Tours pour leur prieuré de Mennetou-sur-Cher2, et ses hommes à propos du tènement d’un collibert dénommé Martin du Breuil (« tenementum martini de brolio »). Pour résoudre le différend, Hervé, explique la notice, confirma les moniales dans leurs droits sur ce tènement ; en contrepartie, les saintes femmes abandonnèrent ou restituèrent à ses hommes, entre autres, (les) « plantae pinaudi » qui nous intéressent ainsi qu’un arpent et deux bosselées de terre… : « sanctae moniales… dimiserunt hominibus suis plantas pinaudi et unum aripennum et duas bossellatas terre… ». Les citations de cette brève mention ont jusqu’ici été données en français, sous la forme « Plantes de Pinaud », désignant un toponyme, notamment par H. Duchaussoy qui l’a fait connaître (1887, p. 292) et par P. Rézeau (1998, p. 189, 192 ; 2014, p. 287, 291) d’après les observations de A. Valois, consignées par Duchaussoy. Dans la bibliographie qui lui est postérieure, on voit l’hypothèse prudente de P. Rézeau (pinaud « peut-être » pour Pinot ou Pineau, sous chacun de ces vocables) se transformer subrepticement en certitude. Le contexte de la notice confirme l’interprétation topographique, sinon toponymique, retenue par Duchaussoy3 et reprise par Rézeau car il s’agit d’équivalences en possessions ou en droits fonciers. Les moniales ne s’acquittent pas de leurs exigences sur le tènement par le don de plants (ceps, boutures, marcottes). Elles le font par l’abandon de leurs prétentions sur un bien ou par une restitution de ce bien, à des conditions difficiles à élucider tant le texte est laconique et d’un énoncé peu classique. Ce problème peut ici être laissé pendant car il n’affecte pas directement la signification de plantae pinaudi.
Quel est l’objet de la restitution ?
- que sont les plantae ? Des plants, des vignes, un clos de vignes, un plantier, voire d’autres végétaux ?
- s’agit-il vraiment d’un toponyme ?
- s’il s’agit d’un bien, une terre plantée de vignes, ce bien était-il planté à Pinaud (lieu-dit), de pinaud (variété de vitis vinifera) ou par un dénommé Pinaud ?
Examinons tour à tour pinaudus et planta.
Pinaudus
S’il s’agit d’un nom de raisin4, pinaudus utilisé au singulier est une forme sans équivalent. Quoique très rares, les exemples de désignation attestés dans le domaine ligérien aux xie et xiie siècles employaient une locution nominale (substantif + adjectif) : le substantif indique la permanence, par exemple vigne (ici plantae) et l’adjectif la particularité, « l’accident » : vigne blanche, bordelaise, chauchée…, souvent au pluriel : des vignes ou des ceps distingués de la masse des vignes à des fins particulières5. Le qualificatif était souvent un nom de lieu adjectivé comme les vineae burdigalenses (vignes bordelaises) ou les vites aurelianenses (vignes ou ceps orléanais), en référence aux lieux, souvent des villes, auxquels étaient rattachées les vignes (ou plutôt les vins), de près ou de loin6. Pour distinguer des vignes du lot, on attend plantae pinaudae, donc ici plantas pinaudas, et non plantas pinaudi. La formulation retenue en 1183 serait à la fois anachronique7 et sans postérité. Elle n’est donc pas intelligible au sens de variété cultivée, quelle que soit la signification ou le contexte retenus (clos, plantier, jeune vigne, crossette…), d’un raisin ou plant du nom de pinaud. Cette lecture de pinaudus doit être écartée.
Bien qu’elle ne soit pas entièrement satisfaisante, l’interprétation anthroponymique apparaît plus probable.
La question est alors de savoir si la proximité sémantique de pinaudus et du couple pinot-pineau résulte du hasard ou s’il s’agit d’un dé-onomastique lié à l’un des deux noms pinot ou pineau.
Une lecture anthroponymique de pinaudus est peu satisfaisante parce que les individus étaient alors désignés, comme le collibert8 Martin du Breuil, par leurs nom et surnom (Bourin, Chareille 2014). Le surnom Pinaudus devrait donc être précédé d’un nom. Pour autant, même en admettant qu’il s’agissait d’une désignation ancienne et simplifiée dans sa formulation car elle s’appliquait à un individu décédé, il est hasardeux de voir dans plantas pinaudi une référence de type botanique donc un dé-onomastique à l’origine des noms de cépage pinot ou pineau car cela engendre des implications en chaîne qui mènent à une explication trop hasardeuse par son anachronisme : l’existence, dès avant 1183, de ce qui s’apparenterait à une lignée de Pinaud vignerons ou pépiniéristes aux alentours de Vierzon, voire à un nom de marque, pour assurer la pérennité du patronyme pinaud et sa transformation en substantif désignant une variété de raisin (un cépage) pineau ou pinot. De plus, dans cette perspective, ces Pinaud seraient les auteurs de l’obtention de la variété Pinot (bourguignon) ou Pineau (ligérien) ou auraient usurpé la désignation du raisin ou du plant obtenu ailleurs.
L’allusion anthroponymique simple, sans référence à la vigne, paraît néanmoins acceptable du fait que le texte en langue latine laisse penser que pinaudus est la traduction d’un vocable de la langue parlée. Dans un texte languedocien du tout début du IXe siècle, intervient un dénommé Pinaudus dans un contexte totalement étranger à la vigne. Cet anthroponyme est donc attesté (Vic, Vaissette 1730, p. 779-780)9. Pour autant, le passage du patronyme Pinaud à un ou deux noms de variétés cultivées (pinot et pineau) est une hypothèse dont les prolongements sont irrecevables à partir du seul texte de 1183. Il faudrait qu’aient existé ailleurs qu’à Menetou-sur-Cher des mentions à ce jour inconnues, des chaînons manquants qui établiraient que la variété pinaud (pour pinot ou pineau, à préciser) existait autre part et qu’elle aurait été introduite sous son nom à Mennetou-sur-Cher10.
L’étymologie de l’anthroponyme Pinaudus renvoie plus probablement pour sa part à la racine pin- en référence au latin pinus, pin, (arbre) ou dérivés qu’à pinot-pineau (cépage).
Plantae
En latin classique, planta signifie « jeune plant » (à repiquer), sens que le mot plant retrouve en moyen français, en parallèle à celui de plante ou de variété. En latin médiéval, selon les lexicographes (du Cange, Niermeyer), ce n’est pas le cas : planta peut signifier « lieu planté », voire « pépinière », parfois de vignes mais pas de façon exclusive, parfois même « lieu planté de jeunes vignes » ; planta peut implicitement signifier l’existence d’une clôture, une haie de végétaux et par extension un clos, et encore par extension un clos de vignes parce que ces dernières demandent d’être protégées des prédateurs.
D’autres mots existent en latin médiéval, en divers lieux et à différentes dates, pour désigner tout ou partie de réalités similaires : comme plantum, plantarium au sens de pépinière, plantica au même sens et à celui de plant, plantula au sens de jeune plant.
À défaut de pouvoir trancher à partir d’exemples extraits de textes latins, il est possible d’avoir recours aux sens des mots plant et plante dans les traductions françaises de Barthélémy l’Anglais et de Pierre de Crescens à la fin du xive siècle, recours qui se justifie si l’on estime recevable l’hypothèse selon laquelle plantae pinaudi serait la transcription en latin d’un groupe de mots nominal en langue d’oïl. Dans le Rustican, traduction française (1373-1374) de l’Opus ruralium de Pierre de Crescens (vers 1300), trois sens du mot plante se dégagent dans le Quart livre consacré à la vigne, selon le contexte :
- Sarment, scion, bouture à replanter, chap. ix et x, à propos des prélèvements à faire pour disposer de matériel végétal à repiquer sur place ou ailleurs. (Ru 57, 60, 65, 66)
- Cep, pied de vigne, synonyme de vigne, chap. x et xi, à propos de la plantation et de l’entretien des vignes (Ru 60, 69, 73) et passim dans les différents chapitres ; mais aussi au sens de matériel végétal (Ru 75, 82)
- Au sens de plantes (autres) au chap. xviii (Ru 150)11
Albert Henry (1996, 2, p. 57) mentionne ce sens 3 dans une version en latin de 1474 de l’Opus ruralium (dite Lo74) où la vigne est présente parmi d’autres plantes au livre II qui a pour titre : De natura plantarum…
Dans la traduction française, par Jean Corbechon en 1372, du Livre des propriétés des choses, rédigé vers 1240 par Barthélémy l’Anglais, au livre viii consacré à la vigne, le mot plante n’apparaît que deux fois, au tout début, pour caractériser la vigne parmi les végétaux : « la plante de vigne est ainsi appellée… » (PR 2) et « la vigne sus toutes autres plantes requiert grand labourage… » (Pr 4). La vigne est une plante, au sens où nous l’entendons de nos jours, à rapprocher du sens 3 du Rustican. Plant est ici absent, inclus dans le mot vigne12.
Ainsi, la présence de vignes, au sens générique, est rendue probable par tous les contextes d’emploi des mots planta, plant et plante, étroits ou étendus, en latin et en français.
S’agit-il, rapproché de pinaudus, d’un élément à portée toponymique ? Vraisemblablement pas car, si c’était le cas, la formulation serait du type terra ou vinea ad plantas pinaudi. Dans une charte de 1213, rapportant la donation par Hervé, seigneur de Vierzon, de dîmes au monastère de Beaumont-lès-Tours pour le prieuré de Mennetou-sur-Cher près de Vierzon, sont utilisées des prépositions comme ad, infra, in pour introduire une localisation (infra parochiam Luriaci… in terram Graciaci… in terram Danesii… in parochiam de Sellei… in terram Pung-) (voir Pièce justificative 2). Ici la mention a une résonance topographique mémorielle, partagée par les acteurs locaux qui savaient où la terre, objet du litige, était localisée, plus que toponymique, au sens de nom de lieu fixé. Elle ne renvoie pas à un nom de lieu-dit caractérisé par la culture qui y était pratiquée (des vignes de pinot ou de pineau) mais au nom de celui qui la travaillait, qui peut-être la planta de vigne. La situation est très différente de celles des terres plantées de vignes bordelesches ou orléanaises mentionnées plus haut13. L’emploi du génitif pinaudi exprime la relation étroite entre la pièce de terre en question et un nom, de personne selon toute vraisemblance.
Les vignes d’un dénommé Pinaud
Si l’on revient, en conclusion, à la locution nominale plantae pinaudi, alors l’expression du renoncement des moniales touche ce que l’on pourrait dénommer, faute de mieux, et pour conserver l’ambiguïté polysémique de planta, « les vignes de Pinaud », lieu planté assez longtemps auparavant par un dénommé Pinaud dont n’a été conservé que le surnom. La localisation de cette vigne, connue des parties, n’est pas précisée dans la charte. Si la probabilité que planta désigne une vigne est très forte, en revanche il peut être exclu que ces vignes portent le nom d’un plant ou d’un raisin, Pinot bourguignon ou Pineau ligérien, que l’on retrouve plus tard dans les sources écrites.