Des cépages sans noms, des noms sans cépages. Comment désigner la vigne ?

Introduction

  • Grape varieties without names, names without grape varieties. How the vine can be named? Introduction

Texte

Le vin (vinum) procède du raisin (uva) ; le raisin procède de la vigne (vitis). La diversité des vins résulte de la diversité des raisins, elle-même résultante de la diversité des vignes. Aucune de ces trois catégories (vitis, uva, vinum) ne possède d’autonomie. Telle est la conception de Barthélemy l’Anglais (vers 1190-après 1250) et Vincent de Beauvais (vers 1190-vers 1264), auteurs de deux œuvres encyclopédiques monumentales parmi les plus importantes du Moyen Âge. Dans la pensée médiévale, outre ses dimensions religieuses et anthropologiques, la vigne n’existe que dans sa capacité à porter le vin en gestation : vitis vinifera. Comme la vigne porte le vin, elle est couramment confondue avec le vin. C’est pourquoi, dans les textes médiévaux (et postérieurs), on dit qu’on cultive le vin, que le vin pousse sur un terrain, qu’on vendange le vin… Très logiquement cette confusion ontologique débouche sur une confusion sémantique : on emploie le même nom pour désigner le plant, le fruit et le produit. En outre, comme la viticulture est une activité ancrée dans des territoires, les médiévaux confondent volontiers le nom du lieu où pousse la vigne et où est produit le vin avec le nom de la variété de vigne cultivée et le nom du vin produit. Comment interpréter, par exemple, l’expression « vin de Beaune », si souvent mentionnée dans les sources médiévales ? Plusieurs interprétations sont possibles :

  • un vin produit à Beaune ou dans ses environs et transitant par Beaune : c’est l’interprétation la plus simple, la plus couramment admise ;
  • un vin qui n’est pas produit à Beaune ou dans ses environs, mais qui s’apparente à un type de production d’une qualité rappelant celle des crus produits à Beaune : c’est une reconnaissance déonomastique relativement à un modèle de vin produit dans un territoire connu et à la typicité reconnue ;
  • un vin qui n’est pas produit à Beaune ou dans ses environs, mais qui est produit à partir de plants venant de Beaune : c’est une reconnaissance déonomastique relativement à une variété ou un groupe de variétés botaniques spécifiques d’un lieu de production et d’une production, et transplantée dans un autre lieu.

Cette complexité perdure à la Renaissance. C’est au xviiie siècle que la vigne devient un objet d’étude particulier, et que commencent des travaux d’inventaires des patrimoines biologiques et sémantiques de la vigne pour mettre de l’ordre dans ce fatras. À une première époque « œnologique » de la connaissance de la vigne (Moyen Âge et Renaissance) succède une deuxième époque qui couvre approximativement les décennies 1750-1850, que l’on peut qualifier de « pré-ampélographique », au cours de laquelle s’élabore une mise en ordre des variétés cultivées et des noms servant à les désigner. Cette mise en ordre achevée à la fin du xixe et au début du xxe siècle, s’ouvre alors la troisième époque, dite « ampélographique », la nôtre, qui se caractérise par l’identification raisonnée de chaque variété cultivée associée à un nom unique et exclusif. Depuis une trentaine d’années, les apports de la biologie moléculaire, et ceux tout récents de la lecture de l’ADN ancien, ouvrent une nouvelle période de la connaissance, tant de la généalogie de variétés que de la place de ces variétés dans le temps.

Crescentis. Revue internationale de la vigne et du vin propose en 2023 un dossier spécial consacré à l’histoire de la désignation des variétés de vigne, depuis le Moyen Âge central jusqu’à la mise en ordre ampélographique. Ce dossier débute par trois articles qui traitent spécifiquement de la période médiévale. On explore d’abord les manières de nommer les variétés de vigne entre le xiiie et le xve siècle (De la théorie à la pratique. Penser et nommer la vigne dans les sources médiévales). Les deux articles suivants portent sur des études de cas éclairantes, d’une part l’analyse d’une expression ambiguë dans une charte berruyère du xiie siècle (Interpréter la locution plantae pinaudi dans une charte de 1183), d’autre part l’étude d’une comptabilité seigneuriale blésoise de la fin du xive siècle (Des variétés de vignes dans le compte de la bouteillerie du comte de Blois en 1385). Ce focus initial sur le Moyen Âge est suivi de deux articles analysant le passage de la période œnologique à la période pré-ampélographique. Le premier (Transmettre et transcrire savoirs et suppositions dans les noms de vigne, 1400-1850) retrace cette lente évolution depuis la fin du Moyen Âge jusqu’au milieu du xixe siècle. Le second s’intéresse à un moment essentiel de cette mise en ordre : la constitution de la collection de vignes de la pépinière nationale du Luxembourg à Paris (1803-1809). Nous terminerons enfin ce dossier sur une perspective, avec la présentation d’un programme de recherche en cours dédié à l’histoire des cépages (Le programme CepHistoire — Histoire des cépages en France). Enfin, signalons un article de la cellule de dégrisement de Crescentis, qui vient éclairer la manière dont ces noms de variétés de vigne peuvent être aujourd’hui mobilisés pour raconter des histoires (Non, François Ier n’a pas introduit le cépage Romorantin dans le Val de Loire en 1518).

Citer cet article

Référence électronique

Samuel Leturcq et Henri Galinié, « Des cépages sans noms, des noms sans cépages. Comment désigner la vigne ? », Crescentis [En ligne], 6 | 2023, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/crescentis/index.php?id=1444

Auteurs

Samuel Leturcq

UMR 7324 (Citeres-LAT)

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Henri Galinié

UMR 7324 Citeres-LAT

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