Introduction
Le Blésois, situé sur la Loire entre l’Orléanais (à l’est) et la Touraine (à l’ouest), est une région traditionnellement viticole. La carte de Cassini montre qu’au milieu du xviiie siècle s’étire le long du fleuve un ruban de vignobles. À cette époque, la petite Beauce (sur la rive droite) et la Sologne (en face, sur la rive gauche) sont des zones viticoles produisant des vins consommés sur place ou vendus à Paris, comme la Touraine et l’Orléanais (Leturcq et Lammoglia 2018). S’il est très probable que la limite d’approvisionnement en vin de vingt lieues imposées aux taverniers parisiens par arrêt du parlement de Paris du 14 août 1577 a fortement dynamisé la production viticole blésoise (Dion 1959, p. 556-557), le vignoble était déjà largement présent dans ces campagnes à la fin du Moyen Âge. Dans la célèbre bataille des vins rédigée par Henri d’Andeli dans les années 1220-1230 (Henri d’Andeli, La bataille des vins), alors que rivalisent métaphoriquement à la table du roi Philippe Auguste les vins du Poitou (Poitiers, Montmorillon, Chauvigny), d’Anjou, du Berry (Buzançais, Châteauroux, Issoudun), de l’Orléanais et du Gâtinais (Orléans et Jargeau) et de Sancerre, le Blésois n’est pas en reste avec les crus de Mesland en limite avec la Touraine sur la rive droite de la Loire, d’Orchaise en petite Beauce (dans la vallée de la Cisse, à environ 10 kilomètres à l’ouest de Blois) et de Montrichard et Lassay-sur-Croisne en Sologne, sur la rive droite du Cher. Les mentions de l’activité viticole abondent dans cette zone durant la période médiévale. Ainsi, par exemple, le cartulaire de Mesland, rédigé à la fin du xve siècle, décrit dans les paroisses de Monteaux, Meuves, Cangey et Veuves (qui bordent la rive droite de la Loire, à la limite du Blésois et de la Touraine) un vignoble réputé avoir été planté en 1293, constitué de 441 parcelles exploitées par 290 personnes, couvrant une superficie de 223 arpents, soit environ 140 ha1.
C’est dans ce contexte que s’inscrivent les nombreuses possessions viticoles du comte de Blois au xive siècle, renseignées par un dossier particulièrement riche conservé dans le fonds patrimonial de la bibliothèque Abbé Grégoire de la ville de Blois. Les comptes de bouteillerie apportent en effet une lumière particulièrement vive non seulement sur la gestion des caves (stockage) et sur la consommation de la tablée comtale, mais aussi sur l’exploitation en faire-valoir-direct d’un important vignoble détenu par le prince. Il s’agit d’un fonds exceptionnel avec une particularité très originale : il apporte des indications précieuses sur l’encépagement des vignobles de ce domaine.
Un document exceptionnel dans une série documentaire non moins exceptionnelle
Jean-Baptiste Anne Geneviève Ganiare, baron de Joursanvault (1748-1792), est un érudit bourguignon, collectionneur compulsif de pièces manuscrites, parmi lesquelles des pièces importantes issues des archives du comté de Blois. Au total, la collection Joursanvault réunissait à son apogée 160 000 pièces et 220 registres in-folio, auxquels s’ajoutaient 14 000 volumes imprimés et diverses collections d’histoire naturelle léguées par son oncle Vivant, des sceaux, des monnaies, des antiquités, des tableaux… Cette extraordinaire collection fut toutefois dispersée au xixe siècle. La ville de Blois en conserve une partie sous l’intitulé « Fonds Joursanvault ».
Le fonds Joursanvault comprend en particulier un dossier concernant l’office de la bouteillerie de l’hôtel du comte de Blois au xive siècle, à savoir :
- un compte allant du 25 décembre 1370 au 24 juin 1371, conservé dans le carton 16 sous la cote Ms 81, intitulé « État des vins des celliers du comte de Blois ». Il s’agit d’un grand parchemin en deux peaux cousues à leurs bouts, dont les dimensions sont les suivantes : 56,5 cm de hauteur sur 37 cm de largueur pour le premier parchemin, 104,5 cm de hauteur sur 37 cm de largueur pour le second (Figure. 1).
- un compte allant du 24 juin au 25 décembre 1385, conservé dans le même carton 16, sous la même cote Ms 81, rôle lxxvii. Il s’agit d’un petit registre in-folio de 77 folios en papier, mesurant 21 cm de largeur sur 30,4 cm de hauteur. Ce document est mentionné en 1835 sous le numéro de lot 517 dans le catalogue analytique de la collection dressé en 1835 pour sa dispersion (Catalogue analytique des archives de M. le baron de Joursanvault… 1835, tome I, p. 75).
Plusieurs pièces complètent ces deux comptes, parmi lesquels, deux documents datés de 1335 et 1345 qui concernent la gestion du pressoir Badin sis près du vignoble comtal de Soings-en-Sologne. Ajoutons que la collection Joursanvault comprenait initialement, dans le même dossier, le compte de la bouteillerie de 1375, daté du 25 décembre 1374 au 22 juillet 1375, sous la forme d’un rouleau de parchemin de 221 cm de long sur 26 cm de large. À la suite de la dispersion de la collection, ce document est aujourd’hui conservé à la Bibliothèque impériale de Saint-Pétersbourg dans la collection des autographes concernant l’Histoire de France. Il a fait l’objet d’une édition publiée en 1906 par l’abbé Porcher dans la Revue du Loir-et-Cher.
Ce très riche dossier, qui livre une multitude de détails pratiques, permet une plongée au cœur de l’administration d’un domaine viticole aristocratique blésois. Cette documentation est à rapprocher de dossiers contemporains dans le Bordelais (domaines de l’archevêque de Bordeaux dans Marquette 1978) et en Bourgogne (clos de Chenôve du duc de Bourgogne dans Beck 1996 ; domaines de la collégiale Notre-Dame de Beaune dans Labbé et Garcia 2014a et 2014b ; domaines des comtes de Bourgogne dans Gresser 2019). Dans le cadre de cet article, nous allons nous intéresser plus particulièrement au compte de bouteillerie de 1385 qui a fait l’objet d’un mémoire de Master 2 d’Histoire de l’Alimentation préparé et soutenu à l’université de Tours en 2010 (Pigelet 2010)2.
Un domaine, une cave, une tablée : production, stockage, consommation
En 1385, la lignée comtale des Blois-Châtillon, amorcée en 1225, est sur le point de s’éteindre. En 1391, alors qu’il a perdu son fils et unique héritier, Guy ii de Châtillon vend son comté à Louis de Valois, duc d’Orléans ; le duc prend possession du comté de Blois à la mort de Guy ii de Châtillon en 1397 (Devynck 1976). Le comté de Blois est alors une principauté puissante, calquant son organisation sur l’administration royale (Sauvage 1997 ; Sauvage 1998). L’hôtel du comte, à savoir l’ensemble des services domestiques, comprend six « métiers » : paneterie, huisserie, cuisine, écurie-fourrerie (ou maréchaucie), chambre et bouteillerie. Caisin de Bonduiz, bouteiller et rédacteur du document, exerça l’office de bouteiller du comte de Blois durant 6 mois, depuis la saint Jean-Baptiste 1385 jusqu’à Noël de la même année. Le bouteiller a une double fonction dans les cours royales et princières. Il est d’abord échanson de l’hôtel, c’est-à-dire responsable de la gestion du stock de vin et de l’approvisionnement de la table comtale, lieu où s’exprime la munificence du prince, sa puissance et sa générosité : en somme l’échanson a une fonction éminemment politique. Le bouteiller doit impérativement veiller à ce que le vin ne manque jamais, et qu’il soit bon. Il est ensuite responsable de la gestion des domaines viticoles exploités en faire-valoir-direct, mais aussi de la collecte des redevances issues des vignes accensées ou affermées. À l’issue de son office, le bouteiller rédige un document comptable qui inscrit recettes et dépenses effectuées durant son office, pour justifier l’ensemble des flux matériels et financiers entrant et sortant liés à sa charge, et fixer le montant des reversements à opérer en sa faveur ou celle du comte en fin d’exercice. Des marques de contrôle sont effectivement visibles pour ce qui concerne le calcul des sous-totaux et totaux (mains, plumes et encres différentes) ; il existe un suivi effectif de la comptabilité.
Le préambule du compte récapitule la fonction de ce document (Figure 2) :
« Comptes des vins tant viez comme nouveaux et blans comme vermaux que mon tres redoubté seigneur, monseigneur le comte de Blois, a en ses celiers a Bloys, et ses receptes de vins viez et nouveaux et des receptes de deniers et des mises et despensses de vins et de deniers faictes par Caisin de Bonduiz, bouteiller et garde desdiz vins a Blois a cause dudit office depuis la saint Jehan Baptiste l’an mil iiiciiiixx et cinq jusques au noel enssuivent. »
Et une main différente de celle du rédacteur principal du compte ajoute, juste en dessous : « Et cy y a aucunes mises et despenses de vinz qui a esté feste de puis le dit Noel jusques a la Chandeleur enssuivent. »
Le compte est divisé en quatre parties :
- Fol. 2r° à 17v° : gestion du stock de vin, avec les entrées marquées comme « recettes de vins » (fol. 2r° à 12r°) et les sorties marquées comme « dépenses de vins » (fol. 12v° à 16v°). Les folio 17r° et 17v° établissent un bilan comptable, qui apparaît comme largement déficitaire : le bouteiller doit restituer au comte 267 tonneaux de vin ! Le contrôleur (sans doute le bouteiller suivant) informe que Caisin de Bonduiz a payé au terme convenu de la saint Jean-Baptiste 1396, soit 6 mois après sa sortie de fonction.
- Fol. 18r° à 19v° : Dépenses de verjus et de vinaigre
- Fol. 20r° à 28v° : Compte d’exploitation des domaines viticoles du comte de Blois, indiquant les dépenses effectuées par le bouteiller, qui doit se faire rembourser ses avances
- Fol. 29r° à 35r° : Compte de dépenses diverses avancées par le bouteiller, qui doit se faire rembourser
Au total, l’ensemble des sommes avancées par le bouteiller montent à 111£ 8s 4d obole.
La matière de ce document est si riche en de multiples domaines qu’il n’est pas possible de détailler l’ensemble de ses apports dans le cadre de cet article. Laissons-nous porter par une liste de quelques aspects sommairement commentés. Nous nous concentrerons ensuite plus spécifiquement sur la terminologie vernaculaire utilisée pour désigner la diversité des qualités de vignes et de vins.
- L’approvisionnement d’une cave princière dans la Loire moyenne
La cave est approvisionnée, pour plus de la moitié du stock inventorié (225 tonneaux sur 406) par les vins du cru du comte de Blois, c’est-à-dire produits dans ses domaines situés de part et d’autre de la Loire, à savoir le Grois des Fois près de Blois ; Orchaise en petite Beauce ; Nouan, les Montils, Ingrande, la Rogerolle, Soings en Sologne. Pour le reste, le bouteiller achète des vins produits localement : Mesland à la limite de la Touraine ; Saint-Ouen-du-Bois dans le Vendômois ; Mer et Lestiou en petite Beauce sur la rive droite de la Loire ; Muides, Saint-Dié, Montlivaut, Candé-les-Montils et Cheverny en Sologne. Majoritairement, la cave comtale est approvisionnée de « vin de Saloingne » (Sologne). Les acquisitions de vins originaires de régions plus lointaines sont exceptionnelles : quelques tonneaux de vins de Saint-Pourçain3 et de Saint-Jangou4, et de manière encore plus anecdotique du « vin de Rin5 [dans] deux petis tonnelés, l’un plus grant que l’autre, dont le plus petit est vuide la moitié et plus » (fol. 2r°). On peut s’étonner de ne trouver aucun vin d’Orléans, ni de Beaune, pourtant bien attestés dans toute la vallée de la Loire. - La conservation des vins
La cave du comte de Blois comprend des vins nouveaux et des vins vieux, c’est-à-dire âgés de la vendange de l’année précédente ; cela est sans originalité. Il est en revanche intéressant de constater qu’on conserve et consigne des tonneaux de vins vraiment très vieux, tel que cette mention de vin de Sologne vieux de 35 ans : « De Saloingne vin de xxxv fuelles, 1 tonneau »6, et juste après : « Et des vendanges iiiixx et iii et iiiixx et quatre […] lii tonneaux » (fol. 2 r°), soit les deux années précédant la vendange 1385. Notons que le compte de 1375 fait apparaître, en plus grand nombre encore, ces mentions de tonneaux de vins très vieux. Ne serait-ce pas la trace de la pratique de la cuvée perpétuelle et du « vin renouvelé » (Garcia et Ferrand 2015), c’est-à-dire d’un tonneau ancien dans lequel on puise partiellement chaque année, et que l’on remplit régulièrement avec des vins plus jeunes ? - L’équipement de la cave et des chais (tonneaux, cuves, vaisseaux, barriques…)
Les dépenses de réparation du matériel vinaire sont nombreuses. On entretient le matériel avant les vendanges (reliage des tonneaux, étanchéification avec du suif, graissage des vis des pressoirs…), on mentionne les pertes de vin (« déchets ») liés au mauvais état des cuves et tonneaux, on évoque les mésusages du matériel dans le courant de l’année (utilisation de cuves pour faire de la cervoise pour le comte, ou pour faire du mortier…) - Les modes de vinification (pressages, cuvaisons, entonnages, ouillages…), mais aussi production du verjus et du vinaigre
- Le transport, tant par eau que par terre
- La problématique du transport occupe une place importante dans le compte de la bouteillerie du 1385. Que ce soit pour de petites ou de très grandes distances, les nombreuses dépenses liées au transport fournissent des anecdotes instructives qui renseignent sur les coûts, mais aussi les pratiques.
Noms de variétés de vigne et noms de vin
On rencontre en Bourgogne et en Bordelais des documents d’une richesse comparable aux comptes de bouteillerie du comté de Blois. Le document de 1385 offre cependant une originalité vraiment exceptionnelle. On y trouve en effet des termes techniques que l’on serait tenté de comprendre comme des noms de cépages, c’est-à-dire de différentes variétés de vigne : l’auvernat, le tendrier et le fourmenté.
L’auvernat
L’auvernat est le nom utilisé essentiellement en Touraine, dans le Blésois, le Vendômois et l’Orléanais pour désigner une variété de raisin habituellement identifiée comme un type de pinot noir (Galinié 2018). On trouve l’attestation la plus ancienne dans un bail daté de 1302 passé par les religieux de Beaugency pour plusieurs « héritages » qu’ils possèdent en Sologne à Saint-Aubin7 : « edefier et planter en bons auvernas »8. Dès lors, l’auvernat est mentionné fréquemment dans la Loire moyenne, comme par exemple dans les comptes de la ville de Tours en 13979, dans des actes notariés10, mais aussi dans des chroniques (Nouel 1878)11. L’identification de l’auvernat au pinot noir n’est pourtant pas évidente pour plusieurs raisons :
- Précisons d’abord qu’il existe une importante variabilité intravariétale du pinot noir, de sorte que les vignes peuvent prendre des noms divers pour désigner des types variés de pinot noir : plant de beaune, plant d’orléans, auvernat… C’est ce que l’on constate par exemple dans la Recepte des vins cueillyz es cloz des vignes des plan d’Herboys, de Beaulne, Anjou et Orleans, dressée par le receveur du château de Chenonceau de 1547 à 1557 (Comptes des receptes et despences faites en la chastellenie de Chenonceau… 1864 ; Galinié 2016).
- Ajoutons ensuite qu’avant la création de la science ampélographique qui décrit les variétés de l’espèce Vitis vinifera et en fixe une nomenclature scientifique au tout début du xxe siècle, le nom « auvernat » est ambigu, désignant diverses variétés de vignes qui ne sont pas du pinot noir. Ainsi Jacques Boullay, en 1723, liste les six sortes d’auvernats cultivés en Orléanais : « Le meilleur et le plus précieux de tous les vins qui se cueillent dans ce vignoble est l’Auvernat. Il y en a de six especes ; savoir, l’Auvernat teint, le more, le rouge, le gris, et de deux especes de blancs, qui font l’Auvernat blanc de Solers, et celui du pays-bas » (Boullay 1723, p. 372). Jean-Baptiste Secondat de Montesquieu confirme ce fait en 1785 : « [L’Auvernat gris, ou meusnier de l’Orléanois] a la feuille laineuse en-dessous et un peu en-dessus. Je crois qu’on l’appelle aussi fromenté-gris. On l’estime beaucoup moins que l’auvernat franc : mais on l’y multiplie beaucoup plus, parce qu’il produit beaucoup plus » (Secondat de Montesquieu 1785, p. 73). Et plus loin : « [L’auvernat blanc à Orléans] a le grain clair-semé ; il mûrit des premiers : il est fondant et d’un goût relevé, et les découpures de la feuille, aiguës » (de Secondat de Montesquieu 1785, p. 76).
- Terminons enfin en précisant que l’auvernat peut désigner en réalité une qualité de vin correspondant à un mélange de plusieurs cépages. C’est ce dont témoigne Jacques Boullay en 1723 en décrivant les pratiques des vignerons orléanais et blésois : « Quand je dis que souvent il est avantageux d’avoir de diferens cepages dans une certaine étenduë de terre, je n’entens pas qu’il faille metre dans une même poüée ou dans une même silée, de plusieurs especes de cepages, comme font presque tous les vignerons, quand ils plantent des vignes pour eux, ce qui les oblige necessairement à ne faire qu’un vin de tous raisins, qu’ils voudroient neanmoins faire passer pour un auvernat pur, quoiqu’il n’y en ait peut-être pas le tiers ; mais je veux dire que dans chaque espece de terre il ne faut planter que d’un même complant, afin que chaque espece étant séparée, on puisse plus aisément dans le tems de la vendange, faire du vin tel qu’on poura le souhaiter, ce qui seroit très-dificile si toutes ces diferentes especes de complans étoient plantées confusément les unes avec les autres ; car il n’y auroit gueres parmi ceux qui vendangent, que les vignerons et les vignerones qui pûssent faire ce discernement ; encore n’en viendroient-ils pas facilement about, quoiqu’ils y perdissent beaucoup de tems. Les bourgeois qui ne veulent avoir sur leurs heritages que de l’Auvernat, doivent veiler sur leurs vignerons dans le tems qu’ils plantent ; car souvent il ont l’adresse d’y mêler du plant Samoireau dur, de Gois, et autres mauvais cepages… » (Boullay 1723, p. 286-297). On voit ici que les vignerons orléanais ont l’habitude, pour les vignes qu’ils plantent « pour eux », c’est-à-dire à destination d’une production domestique, de mêler les variétés de vignes, et de vendanger en une seule fois, sans considération des différentiels de maturité existant nécessairement entre toutes ces variétés. Il en résulte un « vin d’auvernat » trompeur puisqu’il n’est pas pur, mais mélangé avec d’autres variétés, telles que du « samoireau dur » (côt ?) (Galinié 2016) et du « gouais ». Cette pratique est attestée de longue date dans la Loire moyenne. Par exemple en 1347, dans un acte de partage du fief de Châteauvieux (Sologne) entre deux frères, Guillaume et Etienne Garreau, l’aîné Etienne s’attribue « la tournure d’amont tant d’auvernatz que de fromentins », laissant à son frère Guillaume « la tournure des rouges et la tournure d’auvernaz tenant à icelle »12. Sont distingués soigneusement d’une part un vignoble planté de variétés rouges mêlées et vendangées indistinctement, et d’autre part un vignoble planté exclusivement d’auvernat. Autre exemple : en 1600, à l’occasion d’un procès qui opposa les héritiers des défunts Léonard Gendron et Jacquette Durans contre les héritiers du défunt Louis Cougnet13, on apprend que Louis Cougnet a fait travailler (façons et vendanges) un demi-arpent de vignes situées vers Talcy dans le Blésois et en a recueilli un poinçon de « vin de tous raisins » qu’il a vendu pour 12 livres ; cette parcelle d’un demi-arpent est plantée de plusieurs variétés de vignes, vendangées toutes en même temps et donne un vin dit « de tous raisins ». Lorsque l’année suivante le même Louis Cougnet vendange la même parcelle d’un demi-arpent, et en retire un tonneau de « vin auvernat » qu’il a fait conduire et charroyer jusqu’à Châteaudun et qu’il a vendu 13 livres et 10 sous, et un autre tonneau de vin lignager dont on ignore l’usage, on peut se poser la question de la réalité qui se dissimule derrière les mentions « vin d’auvernat » et « vin lignager ». Ces vins sont-ils aussi purs (100 % auvernat, 100 % lignage) que ce qui est affiché ? Il est plus probable que ces productions commercialisées sont vendues sous des noms qui ne correspondent pas à leur composition réelle, mais indiquent une qualité : qualité supérieure pour le « vin d’auvernat », qualité commune pour le « vin lignager ». Cette distinction se retrouve dans le compte de bouteillerie de 1385 lorsque sont distingués clairement les vins rouges d’auvernat des rouges « communs »14. De même, lorsque le bouteiller distingue d’une part les vins issus des vignobles de Mer et du Clos Huguet, d’autre part les vins d’auvernat, on voit que l’expression « vin d’auvernat » désigne une qualité remarquable, à l’instar de celle du lieu de production15.
Le compte de bouteillerie de 1385 mentionne abondamment le terme « auvernat » au travers de 27 occurrences. Une seule qualifie l’auvernat de « vermeil », c’est-à-dire de couleur rouge16. « Auvernat » apparaît comme qualificatif soit d’un récipient qui contient du vin (tonneau ou traversier17), soit du vin lui-même : on parle de « tonneau d’auvernat » (23 mentions18), de « traversier d’auvernat » (1 mention19) et de « vin d’auvernat » (3 mentions20). En réalité, le mot « auvernat » désigne le produit plutôt que la plante.
Le tendrier
Le « tendrier » est mentionné bien moins souvent que l’auvernat (5 fois seulement). On l’utilise pour qualifier le vin, qu’il soit contenu dans un tonneau (4 mentions de « tonneau blanc de tendrier »21) ou non (1 mention22). Comme pour l’auvernat, le tendrier désigne le produit plutôt que la plante. Ce produit est systématiquement de couleur blanche.
La détermination ampélographique d’une variété de vigne nommée « tendrier » en lien avec la production de vins blancs dans le Blésois en 1385 est d’autant plus difficile qu’il existe une large diversité de plants et raisins dits « tendres » dans le Val de Loire, notamment des variétés rouges (Galinié 2022a). Le mot est signalé en 1385, puis disparaît de la documentation pour réapparaître en Anjou et en Touraine au début du xixe siècle. Une variété nommée « blanc tendrier » est mentionnée dans les envois du département du Maine-et-Loire pour la pépinière du jardin du Luxembourg en 180423. On rencontre le tendrier dans l’enquête préfectorale de 1808, pour les communes lochoises de Chédigny (sous la mention « tendrier poitevin ») et de Verneuil-sur-Indre (sous la graphie « tendrié »), mais aussi sur le plateau au nord de Tours à Sonzay24. André Jullien, dans sa Topographie de tous les vignobles connus… mentionne effectivement en 1816 la présence d’une variété de ce nom dans le Lochois : « Dans l’arrondissement de Loches, on cultive le tendrier, l’auberon, le fromenteau, le bordelais, l’aunis, le viret, le salais, le fié, le côte-rotie, le confort et la franche-noire. Quelques-uns de ces plants peuplent les vignes de l’arrondissement de Chinon, ainsi que le chenin, le breton rouge et blanc, le pineau-noir, le foirault, la vigne folle, etc. Le breton, qui paroît être le même que le bordelais, domine dans les vignobles de Saint-Nicolas-de-Bourgueil, avec le morillon et le pineau » (Jullien 1816, p. 74). Auguste Chauvigné, dans son Ampélographie tourangelle, atteste au tout début du xxe siècle que cette variété est désormais en voie de disparition en Touraine :
« Le tendrier. Voici un nom que nous tenons à sauver de l’oubli, et dont il n’est possible de parler qu’à titre historique. Il n’en existe guère désormais que quelques souches isolées dans l’arrondissement de Loches ; elles tendent à disparaître de jour en jour et, bientôt, ce cépage ne sera plus qu’un souvenir. La souche est très vigoureuse, étalée, les sarments sont forts, très longs, poussent avec une vigueur qui entraîne toute la végétation et détermine une coulure intense. Nous connaissons des pieds qui n’ont pu être rendus fructifères même avec 5 ou 6 verges. Il nous a semblé qu’il doit se rapporter aux cépages que nous avons déjà cités sous les noms de Bicane, d’Auberon ou Foyard. De préférence nous le rapprocherons de l’Auberon ou Franc-Aubier, appelé encore Aubin blanc, parce que ce cépage est également de la même région tourangelle, et qu’il nous paraît avoir les mêmes aspects extérieurs : souche vigoureuse, feuille similaire, facilité à la coulure, grappe cylindrique, fournie en grains sphériques, au jus abondant, sucré et de maturité hâtive. Le mince intérêt qui s’attache à ce cépage perdu dans le passé ne nous permet pas de le considérer plus longuement » (Chauvigné 1914, p. 74).
Cette variété blanche, ignorée sous ce nom entre la fin du xive siècle et le début du xixe siècle, semble avoir aujourd’hui disparu.
Fourmenté/Fromenté… et autres vins spéciaux
Le compte de bouteillerie de 1385 qualifie seulement à 3 reprises du vin avec les termes « fourmentéz » (2 mentions25) et « fromentéz » (1 mention26). On pourrait considérer cette différence orthographique comme une variation insignifiante. Un examen plus poussé du texte amène cependant à émettre l’hypothèse que ces terminologies différentes désignent deux réalités distinctes : d’une part une qualité de vin blanc réalisée à partir d’une variété majoritaire de vigne blanche nommée « fourmentéz », d’autre part un vin spécial et sophistiqué de couleur rouge élaboré avec la céréale nommée « froment », donnant son nom au vin dit « fromenté ».
Le « fourmentéz » est systématiquement utilisé pour désigner des vins blancs dans le compte de bouteillerie de 1385 : « vins blans de fourmentéz et de tendriers », « vins blans de fourmentéz ». On ne peut douter que le mot désigne une qualité de vin blanc, comme le tendrier en désigne une autre, sans doute caractérisé par l’usage d’une variété de vigne appelée « fourmentéz ». Cette mention n’est pas particulièrement surprenante, car il existe en France septentrionale de nombreuses attestations, sous des formes orthographiques variées (fromenteau, fromental, fromenté, fromentin…), de variétés blanches qui servent à désigner des vins blancs de qualité. Ainsi par exemple dans le partage (déjà mentionné concernant l’auvernat) du fief de Châteauvieux (Sologne) en 1347 entre deux frères, Guillaume et Etienne Garreau, l’aîné Etienne s’attribue « la tournure d’amont tant d’auvernatz que de fromentins »27. Dans les pays ligériens, on avance couramment que le terme désigne aussi bien le pineau gris que le pineau meunier.
Concernant le « tonneau de fromentéz », la description du texte montre qu’il s’agit d’autre chose que le « vin de fourmentéz ». Le vin du tonneau est en effet « reboilly en marq vermeil », ce qui renvoie soit à un système de double fermentation, soit à une phase de cuisson aboutissant à un vin de couleur rouge. Il s’agirait donc d’une sorte de vin dont le nom exact n’est pas mentionné dans la source : « vin de formentéz » ou « vin fromenté », sur le modèle du « vin saugé » dont le comte de Blois possède deux tonneaux dans ses caves et celliers28. Ce « vin saugé » correspond sans doute à un vin aromatisé par décoction de sauge, dont la recette est proposée par Arnaud de Villeneuve dans son Livre des vins29. Le « fromentéz » ne serait-il pas à rapprocher du « vin de festus » mentionné à plusieurs reprises dans le compte de bouteillerie de 138530, dans la mesure où sa fabrication requiert l’usage de gerbes (jarbes) de froment achetées à cet effet : « Item pour v jarbes de froment es quelles il avoit environ I septier de blé achitées de Guillaume Rose et de Pierre Liegeart pour faire viii tonneaux de vin de festus et cousterent viiis (fol. 20v) ; Item a Estienne Leberruier pour iii jarbes de froment achitées de lui pour faire iiii tonneaux de vin de festus qui cousterent iiiis » (fol. 22r). Le « vin de festus »31 désigne littéralement un « vin de paille » ; mais il ne correspond en rien aux vins désignés actuellement par cette expression. En revanche, il doit s’apparenter au « vin de garbe » que l’on retrouve dans plusieurs sources picardes (Henry 1996, t. 2, p. 237-238). Les rares mentions de « vin de festu » dans les sources attestent qu’il s’agit d’un produit apprécié de l’aristocratie, coûteux, consommé dans la moitié septentrionale du royaume de France. Pour le reste, ces mentions sont trop rares et imprécises pour comprendre à quoi correspond exactement le vin de festu. Les données présentes dans le compte de bouteillerie de 1385 sont donc exceptionnelles, car elles permettent d’approcher la réalité de ce produit. Le vin de festu peut être blanc ou rouge, comme l’atteste l’envoi à Paris, le 22 janvier 1385, de deux tonneaux : « I blanc des Montiz, I vermeil d’Orchaise, tous de festus » (fol. 14r) ; cette attestation va à l’encontre de l’hypothèse d’Albert Henry qui voit dans l’appellation « vin de festu » une référence à la couleur œil-de-perdrix ou claret, qui est effectivement un sens possible de l’expression « vin de paillette » (Henry 1996, t. 2, p. 232). Les comptes du cellérier de la collégiale Notre-Dame de Beaune apportent une explication solide sur le sens de « vin de paillette ». L’analyse des modes de vinification entre 1370 et le tout début du xvie siècle montre qu’on produisait trois types de vin, désignés par les termes « vin » (ou vinum cuvatum en 1463), « vin paillet » (ou vinum paillete en 1463) et « vin de despense » (ou vappa). Le « vin de despense » désigne la piquette, le « vin » un produit issu d’une fermentation en cuve. Le « vin paillet » (dont la production est mentionnée pour la première fois à Beaune en 1385) est un produit de raisins blancs ou/et noirs pressés le jour même de la vendange (la pressée pouvant durer toute la nuit) et directement entonné, sans cuvaison (Labbé et Garcia 2014b). La fabrication de ce vin requiert préalablement un travail « pour fere le marq de festus » : c’est au cours de cette phase préliminaire que semble être réalisé l’ajout du froment dans le moût de raisin. Il est possible que ce moût aromatisé de froment macère en cuve plusieurs jours, dans l’attente du pressurage. C’est dans un second temps que le marc (c’est-à-dire le moût) fait l’objet d’un pressurage (fol. 20v : « … despens de deux hommes qui furent chascun xii nuiz pour pressurer xii marqs, parmi iiii de festus… »), puis très rapidement d’un entonnage. Le temps de cuvaison après pressage, s’il y a cuvaison, paraît réduit au strict minimum.
Auvernat, vin de qualité vs tendrier, vin sans qualité
Le bouteiller du comte de Blois enregistre des dépenses et des recettes qu’il a opérées au cours de son office. Il donne des prix, qui proposent une échelle de valeur des vins produits et/ou consommés par le comte de Blois. Le prix des tonneaux32 de vin qui transitent par la cave du comte oscille de 300 à 1500 deniers le tonneau, c’est-à-dire un prix de 0,6 à 3,1 deniers la pinte : l’amplitude de la valeur marchande, de l’ordre de 1 à 5, est relativement réduite. On enregistre le même éventail pour les vins vendus au détail à Tours au xve siècle (Leturcq 2014).
La comparaison des zones de production donne une autre indication. La moyenne des prix varie moins, seulement du simple au double, selon les grandes zones de production33. Si l’on exclut le vignoble du Grois des Fois (aux portes de la ville de Blois) dont les vins sont exceptionnellement bien valorisés (975 deniers le tonneau, soit environ 2 deniers la pinte), l’amplitude des prix n’est plus que de 1 à 1,4 (de 500 à 694 deniers le tonneau, soit environ de 1 à 1,4 deniers la pinte).
C’est à cette aune qu’il est maintenant possible d’estimer l’échelle des prix des tonneaux en fonction du type de vin, qu’il s’agisse de leur couleur (vermeil, claret et blanc) ou de leur composition (auvernat, tendrier, fourmentéz).
Le vin rouge est prépondérant : 60 % des vins produits et achetés par le comte de Blois sont des rouges, 32 % des clarets. Les blancs apparaissent comme très minoritaires. Les prix moyens des tonneaux de vin rouge et claret sont à peu près similaires, autour de 450 deniers le tonneau. Comparativement, les vins blancs (dont l’échantillon est, il est vrai, très faible) apparaissent peu valorisés : 300 deniers le tonneau. Cette échelle de valeur fait ressortir le vin d’auvernat comme un vin qui s’estime à un très bon prix, dans une fourchette moyenne allant de 770 à 843 deniers le tonneau, selon que l’on intègre les trois mentions de vins d’auvernat issus du clos Huguet, un cru localisé dans l’aire de production d’Herbilly, Mer et Aunay (sur la rive droite de la Loire, en petite Beauce à 20 kilomètres en amont de Blois) : au clos Huguet, le vin d’auvernat se monnaye systématiquement à des prix record : 1200, 1350 et 1500 deniers le tonneau ! A l’inverse, le vin de tendrier est fortement dévalorisé : 300 deniers le tonneau. On peut poser l’hypothèse que le tendrier pourrait être un synonyme local du « gouais », une variété de vigne blanche très productive, présente dans le val de Loire, à laquelle est attachée une mauvaise réputation concernant la qualité des vins qu’elle donne. On oppose en effet couramment le morillon ou le pinot (noms du pinot noir, c’est-à-dire l’auvernat) au gouais, à l’instar d’Eustache Deschamps qui, voulant dénoncer vers 1400 la corruption des temps dans une ballade intitulée Il ne regne au jour d’hui que fols, écrit : « Gouay devient le morillon » (Galinié 2022b). En 1556, Michel Garrault, chanoine de Trôo (Vendômois, à une cinquantaine de kilomètres au nord-ouest de Blois), décrit l’encépagement de ses vignes en relatant des vendanges exceptionnellement précoces dans son journal : « L’an 1556 au mois d’août on commença à vendanger les auvernats tout à main ; je vendangy mes gois le lendemain de nostre dame mi-oust et mes pinaux à la fin du dit mois. Il n’y avait plus à vendanger le 4 septembre » (Nouel 1878, p. 237). On retrouve en 1556 un vin rouge de qualité (l’auvernat) et un vin blanc de piètre qualité (le gouais, possiblement équivalent au tendrier en 1385) auquel vient s’adjoindre un autre blanc, d’une qualité sans doute meilleure que le gouais : le pineau, que l’on peut identifier comme le chenin d’après les indications sur la maturité (Galinié 2020). Ne serait-ce pas le fromentin/fourmentéz identifié dans les sources blésoises du xive siècle ?
Conclusion
La force d’une comptabilité, c’est de mêler informations quantitatives et qualitatives. Le bouteiller devant rendre des comptes à l’issue de son mandat, il calcule et évalue tout. Mais il ne présente pas des listes sèches. Le bouteiller enrichit son compte rendu de courtes anecdotes pour apporter des explications, des justifications. Ce document fait donc entrer l’historien dans les caves et celliers, les cuveries et les vignes, sur les routes avec les charretiers et sur le fleuve avec les bateliers. Mais dans ce compte de 1385, le bouteiller Caisin de Bonduiz se montre exceptionnellement pointilleux. En effet, à la différence de ses prédécesseurs dont on a conservé les comptes en 1370-1371 et 1374-1375, il détaille les vins présents dans les caves et celliers du comte de Blois, et il les nomme : vin d’auvernat, vin de tendrier, vin de fourmentéz, vin de festuz, vin saugé… Il faut comprendre les noms « auvernat », « tendrier » et « formenté » souvent comme des qualificatifs qui définissent des types de vin, mais aussi comme la reconnaissance d’une diversité variétale de la vigne. La plante est derrière ces vins et derrière ces mots… mais quels cépages ?