Le musée de Langres conserve un extraordinaire ensemble de sept grandes plaques losangiques et de douze plus petites à bord contourné, légèrement cintrées, toutes percées de deux trous de suspension1. Elles sont réalisées en faïence à décor de réverbère2, issues de la manufacture du proche village d’Aprey et datables des années 1765-1770 en fonction des connaissances actuelles sur ce type de décor. Le musée des Arts décoratifs de Paris conserve également une grande plaque et une étiquette, respectivement marquées Cette (inv. MAD 27545) et Tonnerre (inv. MAD 27550. On peut y ajouter au moins deux autres grandes plaques et trois petites, publiées sous la forme de gravures dans le livre que Paul Deveaux a consacré à cette manufacture en 1908 (Deveaux 1908). Toutes sont agrémentées de palmettes et de filets peints en pourpre et en bleu, et portent des noms de crus écrits en lettres majuscules.
Sur les grandes plaques, d’une quinzaine de centimètres de long, on peut lire les inscriptions suivantes : V. de CHAMPAGNE Non Mousseux, V. de CHAMPAGNE Mousseux, V. Des ECHEZEAUX Blanc, V. de MACON, V. de VOSNE 2e Qté, V. de TONNERRE, AUBIGNY, CETTE, MALAGA (Figure 1) ; pour les plus petites, de six centimètres et demi : TONNERRE, VOSNE 1e Qté, VOSNE (quatre fois), Des ECHEZEAUX Blanc, NUIT, BEAUNE, AUBIGNY, BAR, REIN, MUSCA, CETTE, MALAGA (Figure 2).
Examinons de plus près cet ensemble exceptionnel, en allant du Nord vers le Sud. Les plus septentrionaux des crus présents dans cette cave sont des blancs, REIN et BAR. Depuis le Moyen Âge, on nomme Rhin les vins provenant d’une très large zone qui peut englober aussi bien l’ouest de l’Allemagne que l’est du royaume, et il n’est guère possible d’en savoir plus ici. Pour le BAR, en revanche, on aurait pu imaginer qu’il s’agissait des vins pour lesquels la ville de Barr revendique encore aujourd’hui le titre de « capitale viticole » de l’Alsace, notamment en référence à son Grand Cru Kirchberg, l’un des plus renommés d’Alsace. Il pourrait aussi s’agir de Bar-le-Duc, dont le vignoble de qualité à la limite climatique de la culture de la vigne, à la fin du xviiie siècle, fournissait un « pineau » qui se vendait dans le Limbourg, le Luxembourg, le pays de Liège, le comté de Namur et à Aix-la-Chapelle (Lachiver 1988). En fait, il s’agit ici du cru de Bar-sur-Aube, à quelques dizaines de kilomètres de Langres, qui avait fait partie de l’évêché de cette ville depuis la fin du vie siècle. Au xviiie siècle, le Barsuraubois faisait partie du bailliage de Chaumont, siège du nouveau diocèse de Langres, et nombre d’inventaires de caves haut-marnaises mentionnent du vin de Bar-sur-Aube (Schneider 2013).
Le champagne « mousseux » contenu dans des bouteilles ad hoc tel que nous le connaissons aujourd’hui n’est apparu sur les tables aristocratiques que dans le premier tiers du xviiie siècle grâce à l’introduction en France dès 1707 des bouteilles anglaises, dont Louis XV autorisa officiellement le transport en 1728, « en paniers de 50 ou de 100 » (Dion 2010, p. 645), avant d’autoriser celui du bourgogne en 1750. Le célèbre « Déjeuner d’huîtres » de Jean-François de Troy, sous-titré « Le saute-bouchon », commande royale de 1735 destinée à décorer la salle à manger des petits appartements du château de Versailles, est un précieux témoignage de cette nouveauté. Jusque-là, on consommait surtout les vins « non mousseux », c’est-à-dire « tranquilles », selon la formule actuelle, habitude dont les faïences attestent ici la survivance.
Les vins qui suivent nous fournissent une indication précieuse, car ils sont originaires de la proche région d’Aprey, et fort peu connus de nos jours. Ceux de Tonnerre, réhabilités depuis assez peu de temps pour les rouges sous l’appellation Epineuil, descendaient alors l’Yonne pour alimenter les tavernes parisiennes, et ils ont aussi été célébrés sur la faïence au début du siècle suivant, comme nous le montre une gourde du petit atelier bourguignon de Montigny-sous-Perreux conservée au musée d’Auxerre (Figure 3). Plus proches encore de Langres, les vins d’Aubigny avaient une certaine réputation, ainsi que nous l’apprend Denis Schneider. Il cite le marchand haut-marnais Philibert Sanrey qui, en 1759 et 1760, « a vendu dans le nord du royaume du vin d’Aubigny, mais au prix où l’on vendait le vin de Bourgogne, c’est-à-dire trois fois plus cher. Il y avait donc bien un courant d’exportation vers le nord (sans qu’on puisse le chiffrer) de ce vin d’Aubigny qui était réputé pouvoir voyager, ce qui était rare à l’époque pour des vins septentrionaux, souvent trop faibles » (Schneider 2013, p. 51). Cet ancien vignoble a été réhabilité en 1998, et le « Muid montsaugeonnais » produit aujourd’hui du vin de pays de la Haute-Marne.
Si, en l’absence remarquée des grands vins fins de Bordeaux3, déjà très prisés à l’époque, la Bourgogne est abondamment représentée, notamment avec le V. Des ECHEZEAUX Blanc, cette dénomination ne laisse pas de nous surprendre, car une telle appellation ne saurait être acceptée aujourd’hui par l’INAO, pour lequel un echezeaux ne peut être que rouge. Et les trois qualités de vosne-romanée mentionnées nous permettent de constater que, dans les années 1760, si la différence d’origine géographique adoptée de nos jours entre « grand cru », « premier cru » et « village » pour cette appellation la plus prestigieuse de la Bourgogne n’existait pas encore, on en distinguait bien déjà trois qualités, en fonction de leur prix4. C’est la deuxième qui est ici la plus abondante, inscrite sur une grande plaque, mais l’ensemble en comprend également une de la première qualité, et quatre du seul vosne. La présence du nuits-saint-georges, simplement mentionné logiquement ici comme nuit, avant le changement pour le nom actuel de la commune en 1892, semble confirmer qu’à l’époque, on considérait déjà que la Côte de Nuits avait les meilleurs crus, même si le vin de Beaune, qui était aux siècles précédents considéré comme le porte-drapeau de la Bourgogne, est également présent dans cette cave, avec une importance bien moindre cependant. Les vins de Mâcon qui viennent ensuite avaient au xviiie siècle une grande réputation, « présents dans tous les départements situés entre Paris et la frontière du Nord où ils sont vins de bourgeois » (Lachiver 1988, p. 375) et ils figurent souvent avec les autres bourgognes dans les inventaires de grandes caves. Un rafraîchissoir à verre aux armes des Lamartine datable des années 1760, conservé au musée des Tissus de Lyon, vient nous rappeler que la famille du célèbre poète possédait alors des vignobles dans cette région bien avant sa naissance (Figure 4).
Les trois derniers vins de la liste nous emmènent beaucoup plus loin, dans le sud du royaume. CETTE fait assurément référence à Frontignan, située à huit kilomètres de Sète, dont les vins issus du cépage muscat seront également remarqués et fort appréciés quelques années plus tard par Jefferson, ambassadeur des États-Unis, lors de son périple dans le vignoble français en 1787, qui alla même jusqu’à en organiser la publicité pour les faire connaître aux États-Unis, et en faire expédier au président Washington (Lachiver 1988, p. 380). À cette époque, « le vin de Frontignan, un vin doux naturel de muscat, semble se débiter principalement en bouteilles » (Le Mao 2007, p. 29). Il n’est pas étonnant de voir également mentionner à côté du CETTE le MUSCA, car le même Denis Schneider cite dans sa liste des caves en Haute-Marne le « cas unique, de deux bouteilles de “muscat”, vin particulier, sans référence connue en Haute-Marne à cette époque, donc probablement importé et peut-être du Midi, car on trouve aussi un autre stock unique de six bouteilles de “vin de Frontignan”. Les dictionnaires du xviiie siècle sont flous sur le mot muscat qu’ils réfèrent à un raisin et à un vin de Frontignan, – à un goût de musc selon le dictionnaire de Furetière, déjà, en 1690 –, mais les cépages de l’époque ne sont pas reconnus clairement. En Haute-Marne, cela signifiait probablement vin de liqueur, servi au dessert, dont le ratafia était le produit local le plus proche et bien connu de tous. Si on parle ici de muscat c’est qu’il est formellement identifié comme tel, comme étranger » (Schneider 2013, p. 54, note 23). Le registre des vins de dessert se termine par une abondance de MALAGA, également fort prisé à l’époque. « La grande importance des vins ibériques qui sont aussi très souvent définis dans la prisée comme des vins d’entremets ou de dessert, paraît être une caractéristique des caves de gens riches et des caves de restaurants ; en dessous du niveau de la bourgeoisie aisée, ils sont au contraire peu fréquents » (Poussou et Bertholet 2013, p. 351 à 371).
Concernant les expressions à la mode que nous retrouvons sur ces plaques, propres à la consommation de vin aux tables aristocratiques de l’époque, Armand Lebault (Lebault 1986, p. 186) cite une anecdote sous forme de conversation rapportée par l’abbé Delille en 1786, lors d’un dîner chez l’abbé de Radonvilliers, à Versailles, réunissant des gens de cour, des cordons bleus, des maréchaux de France :
— Je priai l’abbé de Radonvilliers de m’envoyer une très belle volaille. — Malheureux ! de la volaille ; on demande du poulet, du chapon, de la poularde : on ne parle de volaille qu’à la basse-cour. Mais vous ne dites rien de votre manière de demander à boire. — J’ai, comme tout le monde, demandé du champagne, du bordeaux, aux personnes qui en avoient devant elles. — Sachez donc qu’on demande du vin de Champagne, du vin de Bordeaux…
Mais à qui donc pouvait bien appartenir cette cave extraordinaire ? Il s’agit là assurément de celle d’un personnage de haut rang car, comme l’affirme Gilbert Garrier, « c’est au sommet de la hiérarchie sociale, dans la haute bourgeoisie de la finance ou de la justice, la noblesse de robe et la haute noblesse, que l’on trouve les grandes caves » (Garrier 1995, p. 139 sq), et Jean-Robert Pitte écrit « [qu’]à la fin du xviiie siècle, l’élite européenne conserve ses vins de qualité dans des caves saines et bien aménagées » (Pitte 2013, p. 122) . On peut déjà la comparer de manière édifiante avec celles, contemporaines, de Louis XVI (Grillon 2018), et celle du château de Claude-Phillippe Fyot de la Marche, premier président au parlement de Dijon en 1761, citée par Gilbert Garrier : « Tonnerre rouge, pour les repas ordinaires de la famille, vins fins de Bourgogne pour les dîners et soupers “en société”, champagne tranquille et effervescent, muscat du Languedoc, malaga » (Garrier 1998, p. 139 sq). À Bordeaux, dans les années 1780, « les comptes de l’archevêché citent l’envoi de bouteilles de vin aux autres archevêques, comme témoignage de sympathie, mais aussi probablement, dans le but de créer un réseau diplomatique d’alliances assuré » (Lachaud 2007, p. 61).
Ensuite, de tels objets luxueux, dont les grandes plaques qui devaient demeurer à l’ombre du cellier, n’ont pu être commandés que par les personnages les plus importants de la région, et il n’est pas interdit de penser que cette cave était celle des évêques de Langres, grands propriétaires de vignobles et grands amateurs de vin5. Denis Schneider (Schneider 2013, p. 47) écrit encore :
Constatons bien cette réalité de près d’un millénaire : l’évêque et les chanoines de Langres ont beaucoup et indifféremment investi dans le vignoble bourguignon et dans celui du sud de la Haute-Marne. Le chapitre de Langres a ainsi contribué à la constitution et à l’agrandissement du fameux Clos de Bèze de Gevrey, qu’il a possédé entre 1219 et 1651, et vendu au xviie siècle à un parlementaire dijonnais. Le chapitre a possédé aussi, dans l’évêché d’Autun, un clos des Langres, dernière parcelle de la Côte de Nuits. Évêque et chanoines de Langres pouvaient boire du vin de leurs vignes haut marnaises du Moge et d’Aubigny.
Dans cette dernière commune trône en effet l’ancestrale et imposante église abbatiale ayant appartenu à l’évêque de Langres, qui y avait des vignes, et la présence d’une grande quantité de vin d’Aubigny dans cette cave aurait tendance à conforter notre hypothèse. Il n’est pas non plus impossible de penser que les évêques faisaient commerce de ce vin d’Aubigny évoqué plus haut, élément pouvant expliquer sa grande réputation.
Sous l’Ancien Régime, l’évêque de Langres était un des six pairs ecclésiastiques du royaume de France. En 1731, un nouvel évêché avait été créé à Dijon, amputant celui de Langres de plus de 130 paroisses, et 7 abbayes. Le siège fut alors transféré à Chaumont, et son nom modifié en diocèse de Langres, qui comprenait l’archidiaconé du Barrois, avec les doyennés de Bar-sur-Aube et de Chaumont. De 1734 à 1770, l’évêque était un certain Gilbert Gaspard de Montmorin de Saint-Hérem. Il avait fixé sa demeure dans un bâtiment qui communiquait immédiatement avec le séminaire, et qu’on appelait le « petit évêché »6. De plus amples recherches pourraient peut-être permettre de trouver des renseignements sur la cave d’un personnage aussi important.
Au terme de cette évocation, il convient également de se poser la question de savoir comment ces objets étaient disposés et à quoi ils servaient exactement. Certains inventaires (Bouneau et Figeac 2007) nous décrivent des grandes caves subdivisées en plusieurs espaces, ainsi que des caveaux de dimensions plus réduites où l’on pouvait stocker quelques bouteilles plus prestigieuses, ou d’un usage plus fréquent. Éliminons la première idée qui vient à l’esprit pour voir dans le premier ensemble des plaques de tonneau. En effet, un certain nombre de ces vins prestigieux n’était vendu qu’en bouteilles, expédiées dans des caisses remplies de paille, « pagniers » de 12, allant parfois jusqu’à 19, voire 50 ou plus, usage certes limité à la classe aristocratique, et à quelques bourgeois en ville. Si l’on prend l’exemple de la cave de Turgot (Bouneau et Figeac 2007, p. 120), contrôleur général des finances de Louis XVI, on trouve, outre une demi-queue et un quarteau de vin, une majorité de bouteilles nommées « carafons ». Dans une cave de la fin du xviiie siècle, si le vin rouge de Joigny est mis en feuillettes, celui de Mâcon l’est en bouteilles. En l’an X, le champagne non mousseux, le beaune, le muscat, le malaga sont en bouteilles.
Si l’on peut imaginer que, dans la cave, les grandes plaques étaient suspendues devant des sortes de casiers contenant un assez grand nombre de bouteilles, on sait également qu’il existait alors des « planches à bouteilles percées avec leur support en fer » (Figeac-Montus 2007, p. 135), comparables à celles qui étaient encore utilisées il y a peu pour faciliter le dégorgement des bouteilles de champagne, au cours de l’opération dite « pointage »7. Quant aux petites plaques, comparables à des étiquettes, on peut supposer qu’elles étaient réservées au service du vin à table, suspendues par des chaînettes de métal précieux au col de carafons disposés sur des dessertes où les domestiques, à la demande des convives, venaient remplir les verres, à une époque où ils n’étaient pas mis sur les tables, mais placés jambe en l’air dans des rafraîchissoirs nommés « seaux » dans les inventaires, comme celui des Lamartine évoqué plus haut.