Une représentation inattendue du vignoble bourguignon au xvie siècle : la carte des « Environs de l’estang de Longpendu »

  • An unexpected representation of burgundian vineyards in the 16th century: the map of “Les Environs de l’estang de Longpendu”

DOI : 10.58335/crescentis.1253

Résumés

La carte des Environs de l’étang de Longpendu de Jean Vandamme représente une partie du territoire de la Bourgogne, située au centre du Charolais, probablement à la fin du xvie siècle. Elle est représentative d'un corpus complexe et figure, de plusieurs manières, une partie des vignobles de Bourgogne au Nord et des forêts et plaines du Charolais au Sud. Les vignobles figurés sont pour partie ceux qui sont occupés par la Côte de Beaune, la Côte chalonnaise, le Mâconnais et le Couchois actuels. C'est une des plus anciennes représentations du vignoble en Bourgogne, et un outil précieux pour documenter la dynamique d'extension du vignoble du xvie au xxie siècle.

The Environs de l’étang de Longpendu map by Jean Vandamme shows a part of the Burgundy territory, located in the center of Charolais, probably at the end of the sixteenth century. It is representative of a complex corpus and shows, in various ways, a part of the Burgundy vineyards in the North, and Charolais forests and plains in the South. The vineyards shown are partly those occupied by today’s Côte de Beaune, Côte chalonnaise, Mâconnais and Couchois. This is one of the oldest representations of the vineyard in Burgundy, and a precious tool for documenting the dynamics of vineyard expansion from the 16th to the 21st century. [translation reviewed by Elaine Anderson and LEACA masters students]

Plan

Texte

Sur le site de la BnF, à l’onglet « Cartes de Saône-et-Loire »1, Il existe une belle carte, sous la cote GE D-267172 (Figure 1).

Figure 1. La carte des « Environs de l’étang de Longpendu, comprenant une grande partie du Comté du Charolois par Ian van Damme Sr d’Amendale »

Figure 1. La carte des « Environs de l’étang de Longpendu, comprenant une grande partie du Comté du Charolois par Ian van Damme Sr d’Amendale »

GE D-26717, BnF.

Elle se nomme « Les environs de l’estang de Longpendu, comprenant une grande partie du Comté de Charolois. Par Jean van Damme Sr. d’Amendale ». Elle représente une zone située au centre du Charolais au xvie siècle (Figure 2).

Figure 2. Zone représentée par les cartes des environs de « l’estang de Longpendu »

Figure 2. Zone représentée par les cartes des environs de « l’estang de Longpendu »

À la BnF, cinq autres cotes ont un titre similaire. Trois autres sont aussi disponibles aux Archives Nationales. De plus, Une variation de cette carte nommée « Carte géométrique des environs de l’estang de Longpendu, d’ont leau tombe dans l’Ocean et dans la Méditerranée, comprenant grand part du comté du Charolois. Par Ian Van Damme, Sr d’Amendale » est également disponible sous 3 cotes à la BnF (Figure 3).

Pour plus de commodités, nous utiliserons les dénominations « version 1 » ou « version 2 » pour parler de chaque carte dans la suite de l’article.

  • Version 1 : « Les environs de l’estang de Longpendu, comprenant une grande partie du comté de Charolois / par Jean van Damme, Sr d’Amendale ». (Figure 1)
  • Version 2 : « Carte géométrique des environs de l’estang de Longpendu, d’ont leau tombe dans l’Ocean et dans la Méditerranée, comprenant grand part du comté du Charolois. Par Ian Van Damme, Sr d’Amendale ». (Figure 4)

Le nombre de cartes (Figure 3) archivées, toutes du même auteur, indique une diffusion assez large à l’époque. Le lieu-dit, « Longpendu » ne dit probablement rien à nos contemporains. Toutefois, il fut englobé dans la propriété d’Adolphe et Eugène Schneider, propriétaires et célèbres métallurgistes du Creusot au xixsiècle3.

Figure 3. Tableau synthétique représentant l’ensemble des informations essentielles pour chaque exemplaire des deux versions de la carte ordonné par version et par date

Figure 3. Tableau synthétique représentant l’ensemble des informations essentielles pour chaque exemplaire des deux versions de la carte ordonné par version et par date

On comprend immédiatement l’intérêt que peut représenter cette carte pour les historiens et les géographes de la vigne et du vin, tant elle est singulière (orientation, colorisation, disposition des vignobles et des villages). Cette carte est restée inconnue jusqu’à ce jour. En effet, d’après son titre, elle n’a, a priori, pas de vocation spécifique de présentation du vignoble, ce qui permet d’expliquer pourquoi elle n’avait pas été remarquée par les historiens du vin4. Elle est mise en avant dans le fond cartographique numérique de la BnF, au titre des belles cartes, mais son intitulé ne mentionne aucun lieu habituellement cité dans l’histoire viticole de la Bourgogne, d’où son caractère « inattendu ». Il sera donc nécessaire de présenter ce corpus complexe afin de proposer une datation relative de la carte et de ses versions. Puis le vignoble du xvie siècle représenté sera décrit afin de déterminer son étendue et de mettre en avant les fluctuations graphiques afférentes aux deux versions de la carte. Enfin, nous montrerons en quoi cette carte représente le point de départ de l’évolution de quatre siècles du vignoble bourguignon.

Présentation d’un corpus complexe de cartes représentant les « environs de l’estang de Longpendu »

Les 11 exemplaires de la carte cités (Figure 3) représentent les alentours de l’étang de Longpendu comprenant une partie du comté du Charolais. Pour les deux versions, l’auteur est le même : Ian ou Jean Van Damme, seigneur d’Amendale et cartographe allemand dont on ne sait presque rien5. L’échelle de la carte présentée en figure 1 est de 1/75 000 ou environ 12,5 cm pour deux lieues françaises (soit 4,6 km pour une Lieue). Ces valeurs de la lieue parisienne (ou française) sont confirmées par les travaux de Pierre Hermann (Hermann 2013). Les dimensions de cette carte sont de 53 x 62 cm. C’est le plus grand de tous les exemplaires à l’échelle 1/75 000 ; d’autres versions plus petites, existent à l’échelle 1/90 000. Les deux versions de la BnF présentées dans l’article sont polychromes, avec l’Est en haut de la carte.

Les deux versions de la carte, version 1 comme version 2, sont quasiment identiques en termes de représentation. Seules la couleur, la taille et le placement de l’iconographie varient pour chaque version. La couleur rend ces cartes encore plus exceptionnelles du point de vue du rendu visuel.

Les dates d’édition des deux versions de la carte ne sont guère précises et oscillent selon les notices de la BnF et des Archives Nationales entre 1600 et 1663. Les estimations les plus anciennes varient entre 1600 pour les cotes GE D-26717 et GE D-150026 de la BnF et « avant 1610 » pour les 3 cotes de la version 1 des Archives nationales. Devant ces incertitudes, il semble utile de chercher d’autres indices permettant de mieux situer chronologiquement la réalisation de la carte.

Une version 1 datée de 1627, et une version 2 datée de 1631 sont aussi présentées dans l’Atlas Novus7. On retrouve aussi cette carte dans un exemplaire de l’Atlas Maior, tome VI, publié entre 1664 et 16658. Cette version coloriée de l’atlas, en hollandais, comporte plusieurs cartes qui font état des possessions territoriales des Habsbourg, comtes de Bourgogne, et des conflits de possessions de territoires entre la France et l’Espagne. Par exemple, la carte « Burgundia comitatus vulgo la Franche-Comté »9 est dédiée à Antoine de Brun, parlementaire et diplomate franc-comtois au service de la couronne d’Espagne, explicitement qualifié de négociateur du traité de Westphalie signé en 1648. Cependant, la notice de la carte de Van Damme fait allusion, après une description géographique de la situation du Charolais, aux tractations entre Philippe II d’Espagne et Henri II de France, concernant le mariage de l’héritier du trône d’Espagne10 avec la princesse française. Ce mariage eut lieu le 22 juin 1559 à Paris. On peut donc sérieusement penser que la carte du Charolais, utilisée ici pour illustrer un commentaire relatant au passé ces négociations, décrirait donc de fait une réalité géographique de la seconde moitié du xvie s., probablement sous le règne de l’héritier Philippe iii d’Espagne. L’image devient en quelque sorte le complément indispensable du discours. Au xvie siècle, d’autres cartographes réalisèrent des cartes en l’honneur des puissants ou pour célébrer leur passage dans un pays, comme ce fut le cas de François de la Guillotière qui aurait exécuté une carte de l’Autriche et de la Transylvanie pour célébrer le passage du futur Henri iii dans ce pays (Pelletier 2009, p. 105).

Les ornementations des cartes ont probablement été ajoutées postérieurement dans un but d’embellissement (Pelletier 1998, p.63-69). Les 4 angelots vus sur la figure 1 et le globe armillaire rappellent, dans le plus pur style baroque, l’apport des mathématiques antiques et de la géographie de Ptolémée aux cartographes de l’époque moderne (Pelletier 1998, Pelletier 2009), ainsi que le lien entre la mathématique et les cieux.

La typographie est en caractères romains. Le CHAROLOIS est écrit en majuscules, le reste des localités, en minuscules. La typographie est droite pour quatre localités : Brandons, Mont Cenis, Mont Saint Vincent et Bussy. Ce sont quatre anciennes seigneuries ducales de l’époque médiévale. Cela pourrait suggérer que l’auteur s’est inspiré de cartes anciennes.

De plus, les communautés sont représentées par des icônes de village avec leur église. Leur taille varie selon leur importance administrative de l’époque. Le prieuré de Couches est encore représenté avec des remparts, nécessaires à l’époque médiévale. La grande majorité de la carte montre des forêts avec des arbres serrés à la différence des taillis où les arbres sont plus épars. La topographie est représentée par des montagnes dont les versants sont plus ou moins grisés pour accentuer, par ombrage, l’effet de pente et l’altitude. Le réseau hydrographique figure, dans la partie supérieure gauche, la Dheune et ses affluents qui alimentent la Saône puis le Rhône. Les autres cours d’eau, dont la Bourbince, sont des sous-affluents de l’Arroux et donc de la Loire. La Dheune et la Bourbince se rejoignent près de l’étang de Longpendu. D’après P. van der Krogt, le projet du canal du Centre qui permet la jonction entre la Méditerranée et l’Atlantique, achevé en 1793, est décrit dès 1613 par Charles Bernard dans la conjonction des mers (Bernard 1613). Il pense possible que Jean Van Damme, « ait présenté son projet en y joignant cette carte avec la liaison via l’étang de Longpendu » (Blaeu 1665) à la suite des travaux du dit Bernard. La position centrale de l’étang sur la carte, et donc de la jonction entre les deux bassins versants, rend cette hypothèse vraisemblable.

L’orthographe et la forme des noms11(Figure 3), comme la position approximative des frontières du Charolais12 – trait bicolore ajouté manuellement sur la version 1 portant la cote GE D-26717 (Figure 4) et sur la version 2 portant la cote GE D-15002 (Figure 1), laissent également supposer un recopiage de la trame de la carte par J. Van Damme sur des travaux, probablement manuscrits, de cartographes français plus anciens (Pelletier 2013, p. 6). En effet, la position relative de la plupart des localités se révèle exacte eu égard aux moyens cartographiques actuels, ce qui laisse supposer une connaissance réelle du terrain par les cartographes français à l’origine des sources de la carte. Pourtant, les noms, parfois inversés (inversion géographique des villages de Dezize et de Sampigny), souvent déformés ou présentant une graphie phonétique, obligent à voir une copie par un graveur étranger, tel que J. Van Damme, distant et ignorant de la réalité du terrain, notamment, peut-être, en raison des guerres de Religion et de territoires de la fin du xvis. et de la première moitié du xviis. Nous serions ici dans la tradition des échanges franco-flamands qui ont joué un rôle fondamental dans le développement de la cartographie à cette époque (Pelletier 2009, p.88-89)13.

Enfin, le Couchois est pour partie inclus dans le Charolais sur la version 1 (Figure 1). Ces limites ne sont pas les mêmes que celles figurées sur la version 2 (Figure 4). Elles ne correspondent pas aux réelles limites du comté du Charolais de l’époque (Laurent 2014, p. 100-101)14 et semblent tracées approximativement. Le vignoble du Couchois et celui du Chalonnais sont donc ici montrés comme des territoires français en marge du Charolais et donc des possessions des Habsbourg.

Tous ces éléments nous font incliner en faveur de la construction de la carte dans la seconde moitié du xvie siècle puis de sa diffusion dans les divers atlas géographiques qui fleurissent au xviie s.

Figure 4. Carte géométrique des environs de l’estang de Longpendu, comprenant une grande partie du Comté du Charolois par Ian van Damme Sr d’Amendale

Figure 4. Carte géométrique des environs de l’estang de Longpendu, comprenant une grande partie du Comté du Charolois par Ian van Damme Sr d’Amendale

GE D-15002, BnF.

Représentation des vignobles bourguignons au xvisiècle

Figure 5 : Agrandissement de la figure 1 centrée sur la rivière Dheune et les bordures est et nord-est montrant les vignes et les forêts

Figure 5 : Agrandissement de la figure 1 centrée sur la rivière Dheune et les bordures est et nord-est montrant les vignes et les forêts

La carte (Figure 1) couvre la province boisée du Charolais, délimitée par un trait bicolore, et les territoires environnants. En regardant de plus près, on repère tout de suite un paysage en couleur représentant des vignes sur échalas distribuées à travers les montagnes et les forêts du xvie s. (Figure 5).

On peut également observer les marges de ce territoire. On découvre alors, sur les bordures nord-est et est de la carte, les centres paroissiaux et leurs hameaux satellites occupés par un vignoble. La zone présentée est couverte aujourd’hui par les villes et villages du sud de la Côte-d’Or et de la moitié nord de la Saône-et-Loire. Ces localités, encore viticoles pour la plupart aujourd’hui, sont situées entre deux lignes virtuelles :

  • une ligne, en haut de la carte, commence à Remigny (Nord-Est) et s’étend jusqu’à Malay, village proche de Saint-Gengoux au Sud-Est, le long de laquelle s’étendent les vignes.
  • une ligne, en bas de la carte, qui commence à Tintry au Nord-Ouest jusqu’à Charmoy au Sud-Ouest. Cette partie longe le haut du cartouche, qui contient le titre, situé dans le coin inférieur gauche. Puis le transect change de direction et va vers le Savement, au Sud, aujourd’hui Ciry-le-Noble. Cette dénomination n’est plus référencée après le xve siècle15 et suggère également des sources plus anciennes pour la construction de la carte. L’étang visible dans le coin inférieur droit de la carte est nommé aujourd’hui l’étang de Pierre Poulain sur les cartes de l’IGN.

Les vignes sont figurées par des pieds de vigne serpentiformes enroulés autour d’un échalas16, traduisant la plantation en foule et la répartition des vignobles de la Bourgogne dans la seconde moitié du xvie siècle. Elles sont réparties en bordure de la carte au Nord et à l’Est sur les localités listées dans la figure 7 et apparaissent regroupées, formant ainsi un vignoble quasi continu entre Remigny et Saint-Gengoux. Les plantations se situent toutes sur les coteaux, plutôt en bas de pente et en plaine, le long des rivières et de leurs affluents.

Si on examine la version 1, on remarque que le vignoble semble totalement monocultural. Pourtant, tous les terriers de l’époque moderne montrent que les vignes sont un des éléments de l’agriculture pratiquée à cette période. Sur la version 2, on observe que les figurés ont changé et que des parcelles rectangulaires apparaissent, au milieu et autour des vignes plus éparses, suggérant ainsi plus justement la polyculture de l’époque. C’est le cas par exemple pour les villages de Santenay et Cheilly (noté Chailly, Figure 6).

Figure 6 : comparaison des vignobles situés au Nord-Est des deux versions de la carte « des environs de l’estang de Longpendu »

Figure 6 : comparaison des vignobles situés au Nord-Est des deux versions de la carte « des environs de l’estang de Longpendu »

À gauche, la version 1 (Figure 1) et à droite la version 2 (Figure 4). On remarquera l’importante variation du tracé de la frontière Royaume/Charolais.

L’orientation de ces parcelles varie et suggère le caractère erratique des cultures vivrières au milieu des vignes. La différence pourrait s’expliquer par un usage différent des cartes au moment de leur tracé ou une époque différente pour la réalisation des relevés préparatoires à la carte. On peut aussi supposer que chaque version ait été faite par un commanditaire différent ou faite pour illustrer un projet différent.

Quoi qu’il en soit, La version 2 semble avoir été retouchée car elle est plus organisée. Elle comporte des flèches qui indiquent le sens d’écoulement des rivières. Les noms des centres paroissiaux et des hameaux satellites sont tous horizontaux. Leur orthographe (Saint Cerney ou Saint Cerny) et leur emplacement par rapport à la version 1 changent parfois. Les vignes de la seconde version semblent être un simple élément du paysage et non plus un élément central de la représentation comme dans la version 1.

On a donc ici un rendu cartographique inédit des vignes qui semblent faire partie d’un seul et unique vignoble sans différenciation d’ordre géographique ou qualitative. Pourtant, tous ces villages occupés par la vigne constituent au xxisiècle une partie des aires géographiques de la Côte de Beaune, des Hautes-Côtes-de-Beaune, des Côtes-du-Couchois, de la Côte chalonnaise et du Mâconnais actuels (Figure 7).

Figure 7. Liste comparative de quelques localités où des vignes sont plantées entre le xviisiècle et aujourd’hui

Figure 7. Liste comparative de quelques localités où des vignes sont plantées entre le xviie siècle et aujourd’hui

Gris : Couchois ; Bleu : Côte de Beaune ; rouge : Côte chalonnaise ; vert : Maconnais.

Un outil précieux pour comprendre la dynamique du vignoble du xvie au xxie siècle

À notre connaissance, aucune carte viticole de la Bourgogne n’a encore été décrite pour cette période. En dehors de tibériades, plan très localisé d’un coteau dijonnais daté de 1550 (Garcia et Labbé 2011, Garcia et Rigaux 2012, p. 18-21), il s’agirait là d’une des plus anciennes représentations, extensive, des vignobles en Bourgogne, sinon la plus ancienne, bien avant les cartes couramment citées qui commencent traditionnellement avec celle d’Arnoux (Poisot 2001, p. 17-19). M. Arnoux a écrit, en 1728, une « Dissertation sur la situation de la Bourgogne, sur les vins qu’elle produit, sur la manière de cultiver les vignes, de faire le vin et de l’éprouver » à laquelle il a joint une carte qui représente les reliefs des Côtes de Beaune et de Nuits avec les principaux villages viticoles de Gevrey-Chambertin jusqu’à Santenay, mais sans vignoble figuré.

La comparaison du vignoble représenté sur la carte du xvie siècle avec le vignoble actuel montre que c’est l’« arrière-côte » du vignoble Chalonnais qui est la plus représentée avec la quasi-totalité des territoires de l’AOP Bourgogne Côte Chalonnaise. Une partie des territoires qui produisent aujourd’hui les AOP Village et Premier cru Montagny, Givry et Mercurey sont également figurés, de même que les territoires à l’origine des appellations régionales septentrionales du vignoble du Mâconnais au Sud-Est de la carte. Les aires géographiques des appellations actuelles de l’extrême Sud de la Côte de Beaune (AOP Santenay et AOP Maranges) apparaissent aussi et, dans leur continuité géomorphologique, les territoires constituants l’actuelle AOP Bourgogne Côtes-du-Couchois.

Cependant, en observant plus finement, les vignes sont représentées plantées le long des cours d’eau sur le bas des coteaux et dans les plaines adjacentes. Les vignes du domaine de l’évêque d’Autun à Saint-Mard-de-Vaux sont également figurées. Le vignoble paraît bien moins étendu à l’époque qu’aujourd’hui. En effet les zones en vignes du xvie siècle sont superposées au vignoble actuel, mais sur des superficies bien inférieures (Figure 8). Cela suggère que le vignoble récent est parti de ces noyaux initiaux pour s’étendre ensuite dès la seconde moitié du xviie siècle, probablement à cause de la demande croissante en vin due au développement du grand commerce, du négoce et de la consommation des classes populaires (Dion 2010, p. 593-654, Lachiver 1988, p. 329-400).

Figure 8. Proposition de comparaison approximative entre l’extension du vignoble représenté au xvie siècle par Jean van Damme et l’extension actuelle du vignoble des Côtes-du-Couchois

Figure 8. Proposition de comparaison approximative entre l’extension du vignoble représenté au xvie siècle par Jean van Damme et l’extension actuelle du vignoble des Côtes-du-Couchois

Sur la carte de gauche : en violet : extension du vignoble actuel ; en vert : report du vignoble figuré au xvie s.

Conception et infographie : Jean-Pierre Garcia.

On restera prudent sur l’interprétation de l’extension des vignobles fondée sur des représentations cartographiques anciennes car les méthodes de récolte des sources (Dessertenne et Geoffray 2010) mais aussi les choix lors de la gravure occasionnent une imprécision importante sur le positionnement et l’étendue des vignobles représentés.

Enfin, aucune indication de qualité des différents vignobles, ni de hiérarchie n’émerge à la lecture de cette carte. Aucun indice qui montrerait une distribution hiérarchisée du vignoble en fonction de la position sur les coteaux (Chapuis et Mille 2019) ou de sa position par rapport au centre d’une ville (Labbé et Garcia 2011, Garcia et al. 2021) à cette époque. Certes des vignes sont plantées dans les mêmes localités à l’époque de la carte qu’aujourd’hui. Même si le degré de précision n’est pas similaire, et que le sujet cartographique est ici probablement politique comme suggéré plus haut, les surfaces plantées semblent moins importantes au xvis. De plus, la monoculture de la vigne donnée par la version 1 n’est qu’apparente puisqu’on sait par les archives renseignant la perception des dîmes et des prélèvements fonciers seigneuriaux que de nombreux acteurs nobles (Villedieu et Rochechouart par exemple), religieux (prieuré de Flavigny, Jésuites et chapitre cathédral d’Autun) et bourgeois d’Autun tiraient des revenus des activités agricoles dans les villages du Couchois et de la Côte de Beaune à la fin du Moyen Âge et à l’époque moderne.

Cette version une de la carte gravée avec de grandes surfaces de vignes et moins de villages est donc probablement une restitution idéalisée d’une réalité. L’échelle explique l’impossibilité d’entrer dans les détails et de montrer le mitage des vignes par les terres labourables, et inversement pour la version 2 de la carte. Le cartographe tente ici, sous deux versions différentes, de représenter les activités du « pays » à cette époque : un pays de vignobles et de labours à l’Est de la carte et un pays de plaines et de bois à l’Ouest.

Conclusion

Cette carte (GE D-26717), la version 1 de l’article, est la plus ancienne connue à ce jour d’un vignoble bourguignon, même si elle n’est pas spécifiquement à vocation viticole. Paradoxalement, elle figure le vignoble plus précisément que la carte de C. Arnoux de 1728 proposée comme illustration de son guide des vins de Bourgogne à destination des consommateurs anglais pour les villages de l’actuelle Côte-d’Or. Selon la version choisie de cette carte de l’étang de Longpendu, on peut se forger une représentation assez différente de l’espace et du territoire à cette époque. La carte montre la présence d’un vignoble ancien certes, mais pas identique à l’actuel, ni dans sa spatialisation, ni dans sa finalité marchande. ll n’y a aucune indication qui permette de justifier de la qualité de ce vignoble représenté sur les flancs des monts bourguignons. La vigne représente ici surtout une culture, un paysage et une richesse de productions agraires d’un territoire, avant la hiérarchisation des vins et des vignobles qui n’interviendra qu’un siècle plus tard en Bourgogne.

Bibliographie

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Notes

1 https://gallica.bnf.fr/html/und/france/cartes-de-saone-et-loire?mode=desktop Retour au texte

2 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b53078378r?rk=107296;4 Retour au texte

3 Les frères Schneider sont des investisseurs qui avec l’aide des familles Sellière et Boigues firent du Creusot le fleuron de l’industrie métallurgique française du xixsiècle. La famille Schneider joua un grand rôle dans la construction économique du vignoble Couchois. Ces aspects seront développés dans notre thèse : « Construction et constitution d’un vignoble de marge en Bourgogne : le vignoble du Couchois ». Retour au texte

4 Cette carte, connue des archivistes, est également connue des géographes. Par exemple, dans Joachim Lelewel, 1852, Géographie du moyen âge, tome I, « le Charolois de Jan Van Damme seigneur d’Amandale » est cité pour, la France, dans la description des belles cartes connues en Europe, prolégomènes, p cx. Voir aussi Blaeu Joan, 1665, Atlas Maior, sous la direction de Peter van der Krogt, Taschen France éditions, édition spéciale, 22 octobre 2010, p. 302-319. Retour au texte

5 Notice BnF [En ligne : https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb15133266v]. Retour au texte

6 La date d’impression de cette version 2 semble être plus récente carte une note manuscrite dans le cartouche du titre indique 1630. Retour au texte

7 Plusieurs éditions de l’Atlas Novus ont été publiées et augmentées au cours du temps par J. Blaeu. Ici, il s’agit de l’Atlas Novus de 1645 en 4 tomes. Un exemplaire du Tome 2, où figure la France, est conservé à la médiathèque de la ville de Charolles. Retour au texte

8 J. Blaeusgrooten atlas, oft, Werelt-beschryving, in welcke 't aertryck, de zee, enhemel, wordtvertoontenbeschreven, Volume: dl 6 =Vranckryck - 1664-1665, p. 118-119. Retour au texte

9 J. Blaeusgrooten atlas, oft, Werelt-beschryving, in welcke 't aertryck, de zee, enhemel, wordtvertoontenbeschreven, Volume: dl 6 =Vranckryck - 1664-1665, p. 124. Retour au texte

10 Nous remercions M. Edouard Kayser, professeur au Luxembourg, pour sa traduction de la notice, écrite en vieil hollandais ainsi que M. Fernand Laurent pour son aide. Retour au texte

11 Le Savement, ancien nom de Ciry-le-Noble, dictionnaire topographique, Jean Rigault, 2008, p. 688. [En ligne : https://dicotopo.cths.fr/places/P51970160]. Consulté le 08/01/2022. Cette orthographe du nom n’est plus référencée depuis le XVe siècle. Retour au texte

12 Pour une représentation exacte des limites du Charolais, voir Laurent Fernand, 2014, L’aventure européenne du Charolais, Arconce Éditions, Charolles, p. 200-216. Retour au texte

13 Ce fut le cas, par exemple, pour Abraham Ortelius qui recueilla de nombreuses sources françaises, imprimées ou manuscrites grâce à son correspondant parisien ainsi que d’autres cartes provenant de sources étrangères. Retour au texte

14 Pour reconstituer les frontières, les cherches de feu de 1393, 1397, 1406, 1475 et 1543, disponibles aux ADCO, ont été utilisées. Retour au texte

15 Cette écriture « le Savement » est référencée, d’après le dictionnaire topographique du département de Saône-et-Loire, sur une archive, datée de 1370, référencée aux archives départementales de Côte-d’Or, cote B 944, In Rigault Jean, 2008, p. 688. [En ligne : https://dicotopo.cths.fr/places/P51970160], consulté le 08/01/2022. Cette carte n’étant pas connue en 2008, c’est donc une nouvelle référence toponymique pour les dénominations anciennes de Ciry-le-Noble. Les autres formes anciennes sont des variations orthographiques. [En ligne : https://dicotopo.cths.fr/places/P51970160], consulté le 08/01/2022. Retour au texte

16 Piquet utilisé pour faire pousser une vigne franc de pied qui va pouvoir s'enrouler autour et ainsi grimper vers la lumière. Cette représentation est une représentation caractéristique de l’époque sur les plans urbains comme Besançon en 1645 (cote GE DD-1606 (75), BNF, Paris) et 1674 (cote GE D-12961, BNF, Paris) ou Dijon en 1550 et 1574 (Garcia J.-P., Rigaux J. 2012, Garcia J.-P., Labbé T. 2011). Retour au texte

Illustrations

  • Figure 1. La carte des « Environs de l’étang de Longpendu, comprenant une grande partie du Comté du Charolois par Ian van Damme Sr d’Amendale »

    Figure 1. La carte des « Environs de l’étang de Longpendu, comprenant une grande partie du Comté du Charolois par Ian van Damme Sr d’Amendale »

    GE D-26717, BnF.

  • Figure 2. Zone représentée par les cartes des environs de « l’estang de Longpendu »

    Figure 2. Zone représentée par les cartes des environs de « l’estang de Longpendu »

  • Figure 3. Tableau synthétique représentant l’ensemble des informations essentielles pour chaque exemplaire des deux versions de la carte ordonné par version et par date

    Figure 3. Tableau synthétique représentant l’ensemble des informations essentielles pour chaque exemplaire des deux versions de la carte ordonné par version et par date

  • Figure 4. Carte géométrique des environs de l’estang de Longpendu, comprenant une grande partie du Comté du Charolois par Ian van Damme Sr d’Amendale

    Figure 4. Carte géométrique des environs de l’estang de Longpendu, comprenant une grande partie du Comté du Charolois par Ian van Damme Sr d’Amendale

  • Figure 5 : Agrandissement de la figure 1 centrée sur la rivière Dheune et les bordures est et nord-est montrant les vignes et les forêts

    Figure 5 : Agrandissement de la figure 1 centrée sur la rivière Dheune et les bordures est et nord-est montrant les vignes et les forêts

  • Figure 6 : comparaison des vignobles situés au Nord-Est des deux versions de la carte « des environs de l’estang de Longpendu »

    Figure 6 : comparaison des vignobles situés au Nord-Est des deux versions de la carte « des environs de l’estang de Longpendu »

    À gauche, la version 1 (Figure 1) et à droite la version 2 (Figure 4). On remarquera l’importante variation du tracé de la frontière Royaume/Charolais.

  • Figure 7. Liste comparative de quelques localités où des vignes sont plantées entre le xviie siècle et aujourd’hui

    Figure 7. Liste comparative de quelques localités où des vignes sont plantées entre le xviisiècle et aujourd’hui

    Gris : Couchois ; Bleu : Côte de Beaune ; rouge : Côte chalonnaise ; vert : Maconnais.

  • Figure 8. Proposition de comparaison approximative entre l’extension du vignoble représenté au xvie siècle par Jean van Damme et l’extension actuelle du vignoble des Côtes-du-Couchois

    Figure 8. Proposition de comparaison approximative entre l’extension du vignoble représenté au xvie siècle par Jean van Damme et l’extension actuelle du vignoble des Côtes-du-Couchois

    Sur la carte de gauche : en violet : extension du vignoble actuel ; en vert : report du vignoble figuré au xvie s.

    Conception et infographie : Jean-Pierre Garcia.

Citer cet article

Référence électronique

Florian Mourey, « Une représentation inattendue du vignoble bourguignon au xvie siècle : la carte des « Environs de l’estang de Longpendu » », Crescentis [En ligne], 5 | 2022, publié le 15 novembre 2022 et consulté le 21 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. DOI : 10.58335/crescentis.1253. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/crescentis/index.php?id=1253

Auteur

Florian Mourey

UMR6298 ARTEHIS (Archéologie-Terre-Histoire-Sociétés)

Droits d'auteur

Licence CC BY 4.0