La Revue du Vin de France (1930-2000) : un xxe siècle d’esthètes-dégustateurs parisiens

  • The Revue du Vin de France (1930-2000): the xxth century of parisiens esthete-wine testers

DOI : 10.58335/crescentis.1305

Abstracts

La Revue du Vin de France (RVF), créée en 1927 est une source très complète sur le monde viti-vinicole français du point de vue de la bourgeoisie économique et culturelle parisienne. C’est d’abord une revue politique de défense du modèle des Appellations d’Origine dans les années 1930, mais aussi une source de références gastronomiques et vineuses pour les touristes et les professionnels de la vigne et du vin. De forme très moderne, elle est tout à fait novatrice à l’époque. Au retour de la guerre, la RVF adopte les formes journalistiques du photo-reportage et les sujets polémiques qui faisaient en partie le renom de la revue se font plus discrets au profit de sujets portant sur les repas gastronomiques et mondains, les concours professionnels et les revues législatives. À partir de 1981, le magazine devient devient finalement à proprement parler une revue de critique vinicole et de dégustation ce qu’elle demeure jusqu’en 2010. La dégustation est désormais orientée de façon à conseiller le lecteur dans ses achats, tout en permettant aux sommeliers et restaurateurs de se renseigner sur les crus.

The Revue du Vin de France (RVF, “French Wine Review”) is a Parisian journal, created in 1927 and a very complete source on the french viti-vinicultural world from the point of view of the (economical and cultural) Parisian bourgeoisie. From a defence political journal of the AOC’s models in the 1930s, it also is a treasure of gastronomical and winey references for tourists, as it adopted a very modern form as a “magazine” type that is is totally innovative. After war, the RVF adopts even modern journalistic forms: from now on, photojournalism and sections are more airy, and controversial topics become more discreet. Nevertheless, gastronomical and worldly meals, professional competition and legal reviews make up to the bulk of the pages. In 1981, the RVF finally becomes a vinicultural and wine tasting journal on this date, which remains until 2010. Tasting is from that time oriented in a way to advise the reader in their purchases, while allowing the sommelier and restaurateurs to get information about the crus. [translation reviewed by Elaine Anderson and LEACA masters students]

Outline

Text

La Revue du vin de France demeure la seule revue spécialisée sur le vin en France à traverser le xxe siècle dans sa quasi-intégralité, ce qui fait d’elle un observatoire incomparable des crises, débats et interrogations qui scandent cette période à propos des questions relatives au monde viti-vinicole, à la commercialisation et à l’appréciation des vins. Le périodique est une source encore peu exploitée, mais riche, qui pourrait permettre d’écrire plusieurs histoires au prisme de la presse spécialisée autour du monde du vin. Notre but est, à travers la description de l’histoire de la revue1, de montrer la diversité de celle-ci d’un point de vue archivistique ; les mutations auxquelles elle fait face tout au long du siècle sont d’une certaine façon une illustration des mutations sociales, économiques, politiques et esthétiques viti-vinicoles au xxe siècle. Surtout, le périodique possède sa propre identité, qui évolue au cours du siècle tout en conservant un intérêt sans cesse renouvelé pour l’esthétisation de la dégustation et l’amour des grands vins.

S’adressant aux professionnels, puis de plus en plus aux « profanes » (tels que sont appelés les amateurs par les auteurs de la revue) à partir des années 1960, la revue présente les vignobles de façon complète : elle s’attache à mettre en valeur les vignobles les plus réputés (Bourgogne, Bordelais et Champagne majoritairement), tout en faisant régulièrement des articles sur d’autres secteurs géographiques (Jura, Côte du Rhône, Languedoc). Il est d’ailleurs tout à fait notable de constater que cette « division », cette projection du monde viticole du début du siècle est également partagée par Paul de Cassagnac, homme politique et journaliste, qui publie la même année que le premier numéro de la Revue du Vin de France (1927) son ouvrage Les Vins de France aux éditions Hachette (Ménétrier 2014). Au cours de son existence, cette division ne rencontre que peu de changement ; le Bordelais, la Champagne et la Bourgogne demeurent les vignobles « phares » sur lesquels la revue se focalise principalement – et des numéros spéciaux leurs sont consacrés régulièrement à partir des années 1970. Cependant, lorsque la Revue du Vin de France devient une revue de dégustation à destination des amateurs à partir de 1982 (sous la direction de Chantal Lecouty et Jean-Claude Lebrun), les vignobles du Jura, de la Côte du Rhône, du Languedoc, de Provence sont davantage considérés, sans pour autant supplanter les « grands », afin d’offrir au lectorat un plus large panel de connaissances du vignoble français.

Cet article fait suite à un mémoire de master 2, intitulé L’évolution de la perception de la Bourgogne et du goût de ses vins fins entre 1930 et les années 1990 à travers le regard de la Revue du Vin de France (Levecque 2021). La Revue du Vin de France n’avait alors jamais été considérée – à notre connaissance — comme une source principale pour une étude historique. Notre démarche initiale avait été d’étudier les discours autour du vin de Bourgogne par des journalistes parisiens défenseurs du vin de France au cours du xxe siècle à travers la revue. De ce fait, l’étude n’est pas la plus complète ; d’une part en raison du fait qu’elle se focalise sur une région particulière traitée par la revue (la Bourgogne), et d’autre part parce qu’un aspect majeur est mis en avant : la perception du vin. Cependant, l’étude de la revue dans son ensemble durant trois ans (même si la Bourgogne était la région privilégiée2) nous permet de produire une analyse globale des tendances de la revue au cours de la période 1930-1990 et de sa ligne éditoriale haute en couleurs à travers les périodes.

Introduction

Le contexte de création de la revue est complexe et mérite d’être mis en avant afin d’envisager son existence et la persévérance de son existence tout au long du siècle. La Revue du Vin de France (RVF) est fondée en 1927 à Paris par le journaliste Raymond Baudoin. L’homme, né en 1886, fait ses études au collège de Montargis. Il est mobilisé pour la guerre, et est démobilisé dès 1915 à Lyon. La vigne et la politique l’attirent toutes deux ; cependant après quelques vains essais dans le second domaine, Raymond Baudoin se consacre uniquement à la vigne. Il se forme dans la région lyonnaise, et crée la revue dans les années suivantes à Paris après avoir racheté Le bon Vin de France en 1927 et avoir changé son nom pour celui que nous connaissons. Il s’entoure d’une équipe d’intellectuels issus d’horizons divers (un mathématicien, un romancier, un poète, un collectionneur de tableaux), jeunes et motivés, plutôt que de techniciens de la vigne et du vin (Fernandez 2004) : il garantit de ce fait une ligne éditoriale diversifiée, et se garde de toute compromission évidente avec des lobbyistes. Cependant, très rapidement et en dépit de la motivation initiale, les contributeurs récurrents au sein de la revue sont nombreux à avoir un rapport plus ou moins direct avec le monde de la vigne et du vin : le Baron Le Roy – ami de Raymond Baudoin – est président du syndicat de Châteauneuf-du-Pape ; Pierre-Louis Murat est un inspecteur du Service de la Répression des Fraudes et Toureau se trouve être le chef de ce service ; L. Mathieu est directeur de l’Institut Oenotechnique de France ; Curnonsky est « le prince élu des gastronomes » et connaisseur des vins. Mais il convient d’admettre que les professions sont tout de même assez diverses : on retrouve au cours des années 1930 un avocat (Pierre Gailliard) ; un propriétaire d’hôtel (René Retoré) ; un ancien sénateur des Etats-Unis d’Amérique (Henry-French Tollis) ; un docteur (René Guillermin). Félix Chevrier, qui écrit régulièrement au sein du périodique, est quant à lui engagé en tant que chansonnier. D’autres contributeurs très réguliers ne se présentent pas : leurs professions ne sont pas connues, et leur domaine d’étude non plus ; Marcel-E Grancher, J. Capdemourlin, Henry Lawton.

Le but de Raymond Baudoin est d’instruire le consommateur, de guider ses choix, de former son goût, comme annoncé dans l’en-tête de la revue  — « organe mensuel d’illustration des vins de France créé pour instruire et défendre le consommateur » — à partir de 1933 en se positionnant en force en faveur du modèle des Appellations d’Origine (AO) (Jacquet 2018, Jacquet 2009, Wolikow et Jacquet 2018, Humbert, 2011), préférant une politique en faveur des viticulteurs plutôt qu’en celle des négociants. Raymond Baudoin considère que le vin doit être « sauvé » des crises qui le frappent, que les négociants qui pratiquent la fabrication et la vente de vins de marque font du tort à la viticulture française. Ce type de vente et de consommation ne mettant pas en avant de façon assez satisfaisante à son goût l’excellence de la terre et de la vigne de France. Il pense ainsi que la loi de 1919 (Humbert 2011) sur les appellations est une loi juste, mais insuffisamment respectée, et il entend contribuer à son échelle, à redresser « l’ordre » au sein des vignobles de France grâce à ses critiques acerbes présentes dans la revue et ses actions diverses dans des associations, des comités liés au monde du vin : Raymond Baudoin est ainsi l’un des créateurs du Comité National de Propagande en Faveur du Vin, et l’un des co-fondateurs de l’Académie de Paris. La revue a une forme mensuelle pendant la majeure partie de son existence, même si certaines périodes – notamment l’après-guerre – connaissent la RVF avec une périodicité bimestrielle.

La création de cette revue s’inscrit dans plusieurs contextes superposés. Premièrement, elle s’inscrit dans un contexte culturel lié à la presse française sous le Front Populaire, que Dominique Kalifa (Kalifa 2001) appelle une « séquence originale dans l’histoire culturelle et sociale du pays » par le biais de la presse. La revue est cependant « de niche » en s’adressant aux riches touristes « gastronomades » (c’est ainsi que sont désignés par la revue les touristes gourmets et amateurs de vin au cours de la période) et aux producteurs et vignerons (« ce qui était tout à fait révolutionnaire », RVF n° 324) ; et n’est pas aussi accessible que de nombreux périodiques de l’époque : elle est vendue uniquement sur abonnement annuel et son prix est relativement élevé (36 F par an). Cela ne l’empêche pas de se fondre dans ce contexte en raison du fait que Raymond Baudoin se trouve au coeur d’un succès médiatique de taille : également journaliste aux magazines Paris-Midi et Paris-Soir (Laferté 2006), il vit ce que Dominique Kalifa appelle le « phénomène Paris-Soir » (Kalifa 2001) de plein fouet. Cela explique notamment la forme de type magazine de la revue, le nombre relativement important de photographies en son sein et la forme des rubriques découpées de façon à rendre la lecture plus dynamique. De ce fait, la RVF est une revue résolument moderne.

Outre l’effervescence du monde de la presse, la naissance de la revue s’inscrit également dans un contexte « d’invention des traditions » et des appellations d’origine (Laferté 2006). Les années 1930 sont marquées par l’érection de nombreuses initiatives privées allant dans ce sens : la très influente Académie du Vin de France est fondée en 1933 par le même Raymond Baudoin accompagné de Le Roy de Boiseaumarié et de Curnonsky, et la confrérie de Tastevin voit le jour en 1934 à Nuits-Saint-Georges à l’initiative de Camille Rodier et de Georges Faiveley (pour la promotion du vin et de la gastronomie bourguignonne) (Laferté 2006). À Dijon, la foire gastronomique lancée par Gaston Gérard dès 1921 connaît un certain succès (Jacquet 2009).

Ces initiatives sont elles-mêmes précédées depuis déjà plusieurs décennies, par des volontés de la part de gastronomes reconnus (Paul de Cassagnac, Curnonsky, Marcel Rouff, Louis Forest) de faire reconnaître la gastronomie locale comme étant, dans sa simplicité, l’expression d’une région, l’expression de la Nation dans sa diversité. Ces gastronomes sillonnent ainsi le territoire à la recherche de plats « typiques » : la perspective étant de diversifier l’identité gastronomique française (Sicotte, Csergo 2008), essentiellement liée à celle du vin. Le tourisme est en train de se développer grâce à l’industrie automobile naissante, et les guides touristiques tels que les Guides Rouges Michelin (Rauch 2008) sont édités dans cette perspective depuis 1900. La RVF s’inscrit dans cette continuité en proposant des critiques gastronomiques aussi bien que vinicoles, qui mettent en avant le terroir et le savoir-faire d’une partie des chefs et vignerons passant le crible de leurs critiques, tout en se mettant en scène lors de leurs voyages gastronomiques et vineux en province.

Le contexte politique viti-vinicole est un aspect majeur à prendre en compte dans la création de la revue : les crises se succèdent depuis plusieurs années (Lachiver 1988) et les parlementaires peinent à faire correctement appliquer les lois de 1919 sur les appellations (Humbert 2011). Raymond Baudoin, très impliqué dans ces questions, fait de la revue une tribune politique et médiatique visant à encourager le modèle des AO (puis AOC à partir de 1935) à se maintenir et à s’améliorer (Humbert 2011). Le contexte économique de l’époque, difficile dans son ensemble, touche en effet beaucoup le marché du vin et son commerce, avec de nombreuses crises de surproduction, de falsifications, de fraudes et des phénomènes de mévente qui en découlent partiellement. Ainsi, la création de la revue reflète – en dehors de la passion personnelle de Raymond Baudoin pour le vin — une combinaison de plusieurs facteurs : le goût pour le tourisme des élites (Humbert 2006), l’essor de la littérature gastronome et œnophile (Pérard, Jacquet 2021), d’autre part un contexte vineux mal en point (Lachiver 1988) ; et le sentiment général que le bon vin a presque disparu ou se trouve en danger. L’État et sa législation pour réguler le marché, la crise économique, la perte des marchés en raison de la guerre et des régimes de prohibition sont principalement mis en cause par la revue.

Si les rédacteurs en chef se succèdent nécessairement à la tête de la RVF, la ligne directrice du journal semble à peu près rester cohérente depuis les débuts de son existence, et ce jusqu’en 1981, date à laquelle la revue change radicalement de forme : son but n’est alors plus le même. En effet, de revue à destination des professionnels de la vigne et du vin, vecteur d’informations nécessaires pour la bonne poursuite de l’exploitation de la vigne en accord avec les nouvelles lois et réglementations, elle passe à une revue de dégustation (Fernandez 2004).

La revue est parisienne, et les contributeurs réguliers ainsi que Raymond Baudoin, s’ils ne sont pas parisiens d’origine, résident principalement dans la capitale au cours des années 1930. Seuls les contributeurs occasionnels peuvent venir d’autres horizons : des bourguignons, des bordelais, des personnes originaires et résidant dans les Côtes-Du-Rhône, dans le Mâconnais, à Tours. Cependant, seuls les lieux de résidence sont indiqués ; très peu les origines géographiques des personnes, excepté si elles ont un intérêt pour la compréhension des propos tenus par le contributeur (par exemple, Raymond Baudoin ne manque jamais de rappeler que Franck Schoonmaker – un critique américain vivant en Europe — vient des États-Unis, même s’il ne précise pas qu’il vient du Dakota du Sud (RVF n° 98).

Cette constance se vérifie dans les années 1950, même lorsque Raymond Baudoin meurt le 11 août 1953 (à l’âge de 67 ans) et que le professeur J.-R. Roger reprend le flambeau de la direction : le rédacteur en chef vit dans la capitale, au plus proche du siège de la revue. Les contributeurs, eux, viennent plus ou moins des mêmes cercles sociaux et professionnels que dans les années 1930 : Simon Arbellot est membre de l’Académie des Gastronomes ; le rédacteur en chef est membre de l’Académie des Vins de France ; Pierre Bréjoux est Inspecteur général des Appellations d’Origine ; Henri Coutant président des Angevins de Paris. Certains auteurs, même s’ils sont récurrents, demeurent mystérieux : on ne sait pas grand-chose de Maurice Baril, de C. Quitansson, de Charles d’Agencourt, qui écrivent pourtant régulièrement dans les pages de la RVF.

En 1959, c’est Madeleine Decure qui fait suite au professeur (qui meurt le 22 octobre 1959) à la tête de la revue. Davantage que son prédécesseur, elle essaie d’élargir le cercle des contributeurs, tout en laissant leur place aux habitués de longue date de la rédaction : Simon Arbellot en est un bon exemple puisqu’il conserve une certaine importance (il est dorénavant présenté comme Grand Officier de la Confrérie des Chevaliers de Tastevin) au sein de la revue. Les contributeurs restent tout de même en grande partie des personnages notables à l’échelle régionale (voire nationale), et ayant un impact dans le monde du vin de l’époque : on trouve deux députés (Albert Lalle pour la Côte-d’Or et Jacques Duhamel pour le Jura) ; l’inspecteur régional de l’Institut National des Appellations d’Origine en côte du Rhône en la personne de P. Charnay ; Jacques Puisais, directeur du Laboratoire départemental d’analyses et de recherches de Tours et docteur à l’université de Poitiers ; Michel Flanzi en tant que directeur de la station centrale de technologie des produits végétaux à Narbonne ; René Protin, directeur de l’Office International de la Vigne et du Vin… Madeleine Decure conserve l’esprit initial de la RVF en employant un docteur en médecine et en sociologie pour décrire les bienfaits du vin à l’heure de la bataille qui déchire anti-alcooliques et défenseurs du vin (Jacquet, Fedoul 2019) : J.-M. Eylaud est ainsi le porte-drapeau en faveur du vin pour la revue. Encore une fois, des contributeurs très réguliers demeurent inconnus (Louis Orizet, Jacques Phocion). En dépit du fait que la ligne éditoriale reste la même et que les grandes tendances de la revue demeurent, la direction de Madeleine Decure — puis d’Odette Kahn à partir de 1968, après la mort de Madeleine Decure la même année — est plus permissive envers les contributeurs de province. Tout est centralisé à Paris, mais les personnes sollicitées par la revue peuvent venir de diverses régions, ce qui offre à la revue des points de vue différents, internes à d’autres zones géographiques et réguliers. Cela tranche avec les anciennes habitudes de Raymond Baudoin, qui allaient plutôt en faveur du regard extérieur sur les querelles et problèmes internes aux régions.

Odette Kahn ne perturbe pas les contributions habituelles, mais sa passion toute particulière pour la dégustation la pousse à créer la « chronique du caviste ». Ce mystérieux contributeur parle de sujets divers portants essentiellement sur la dégustation : il serait un sommelier préférant rester anonyme pour les lecteurs de la RVF (Fedoul 2018).

Tout est bousculé en 1982, suite au rachat de Chantal Lecouty et Jean-Claude Lebrun : les contributeurs ne sont désormais plus présentés. Ils sont connus, cependant, par le public oenophile : Michel Bettane, Jon Winroth, Hélène Durant… Ils ont le rôle de critique et de dégustateurs, tout en restant des journalistes appréciés pour leur plume et se consacrant à des dossiers divers. Tous se prêtent au jeu, et Michel Dovaz (œnologue), Georges Lepré (maître sommelier), Pierre Casamayor (œnologue également) contribuent tout autant aux dégustations et aux critiques de la revue. Le but est de multiplier les points de vue, tout en permettant aux lecteurs de s’aiguiller en fonction des goûts personnels de chacun des critiques en les comparant aux leurs. Quelques professions et domaines d’étude de certains critiques restent « exotiques » : Raoul Salama est ingénieur et journaliste de métier, Tamara Thorgevsky est traductrice… L’immense différence entre cette équipe et les décennies la précédant au sein de la RVF se trouve dans le fait que les contributeurs sont des journalistes de métier ou des dégustateurs, œnologues… Ayant des diplômes attestant de leurs compétences. Quelques-uns se sont formés « sur le tas » ; mais beaucoup d’entre eux (Michel Bettane, Hélène Durant, Michel Dovaz) proviennent directement d’écoles reconnues (l’Académie de Paris ou l’Académie du Vin) destinées à former à la dégustation (Fernandez 2006). D’autres ont en plus une formation universitaire, quelle qu’elle soit (Michel Bettane était professeur de lettres classiques), ou une formation journalistique (dans le cas de Raoul Salama).

Les contributeurs sont tous majoritairement des personnes ayant un lien plus ou moins direct avec le monde de la viticulture depuis les débuts de la revue, mais l’année 1982 est un tournant : aux juristes, ingénieurs agronomes, directeurs d’institutions vineuses, vignerons, personnages politiques impliqués dans le présent et l’avenir de la viticulture française succèdent des dégustateurs, des œnologues, des journalistes qui se spécialisent sur la question du vin au sens large.

Au cours des décennies « politiques » de la RVF (entre 1930 et 1982), les collaborateurs présentés étaient majoritairement issus d’une bourgeoisie libérale, économiquement forte (médecins, avocats, magistrats, figures politiques, directeurs d’institutions prestigieuses locales ou nationales) — « soit des milieux dont l’accès oenophile peut être conditionné par une filiation familiale plurigénérationnelle » (Reckinger 2008), en plus du fait de l’oenophilie croissante chez les classes dominantes de l’époque (Pérard, Jacquet 2021). Le statut et les professions des contributeurs de la revue au début des années 1980 ne sont plus les mêmes. Mais s’il est évident que les sociétés françaises (quelles qu’elles soient) ont évolué politiquement, socialement et économiquement au cours de ces quelques décennies, les équipes de la RVF au cours du temps – et même lorsque celle-ci est rachetée et change de perspective en 1982, comme nous le verrons plus en détail au cours du développement – s’unissent sous un invariant : tous les contributeurs ont un fort capital culturel (nous pouvons employer le terme allemand « Bildungsbürgertum » pour les désigner, tel que le fait Rachel Reckinger pour parler de la « bourgeoisie cultivée ») (Reckinger 2008) qu’ils mettent au service de la « cause » du « bon vin ». La « niche » journalistique (Fernandez, 2004) et économique (Karpik 2007) dans laquelle se glisse la revue au cours de toutes les décennies qui constituent notre période évolue elle-même en fonction des politiques menées aux échelles nationales et locales ; mais jamais le but fondamental de la revue ne dévie de sa trajectoire : encourager le bon vin, et ne parler que du meilleur.

Propagandistes républicains en faveur des AOC : 1930-1959

Gilles Laferté décrit Raymond Baudoin et son collaborateur André Farge comme des publicistes aguerris à la publicité rédactionnelle : c’est ce qui nous permet d’affirmer que d’une certaine façon, la RVF est un condensé de propagande au cours des premières années de son existence. À travers l’association nommée Propagande pour le vin, et la revue, les deux associés mènent un combat pour le vin en maîtrisant parfaitement les biais de la publicité. La publicité rédactionnelle est décrite comme suit par Gilles Laferté : « Tout l’avantage de la publicité rédactionnelle, c’est qu’elle avance masquée. Elle ne doit jamais être perçue par le lecteur comme publicité mais bien comme information, c’est-à-dire comme une vérité portée à la connaissance du lecteur, à l’opposé de l’encadré publicitaire qui lui, avance à visage découvert. Se disant comme publicité, il est beaucoup moins efficace. La meilleure des publicités rédactionnelles est alors celle construite au plus près des techniques du reportage journalistique, rédigée par le savoir-faire d’un journaliste et légitimée par sa signature » (Laferté 2006). L’une des plus évidentes publicités rédactionnelles au sein de la revue est l’apparition des articles du docteur René Guillemermin, qui défend corps et âme le vin en tant que produit essentiel à la bonne santé. Dans un article datant de mai 1937 (RVF n° 117), le docteur défend le dégustateur contre l’alcoolique, présentant le premier comme un expert dans sa gestuelle. « Le vin et la médecine » (RVF n° 119) est un nouvel article signé René Guillermin, qui retrace toutes les prescriptions possibles du vin en fonction des maux, dans une perspective se voulant historisante. « Cependant, le coût de la publicité rédactionnelle reste élevé », écrit Gilles Laferté (Laferté 2006), et le groupe dirigé par les deux collaborateurs ne peut à lui seul surmonter le coût de telles opérations. C’est pourquoi l’opération du « Tour de France des journalistes belges » est notamment menée : ayant pour but de s’attirer les sympathies des journalistes pour obtenir des lignes favorables à l’économie viti-vinicole dans la presse, elle consistait à réunir quinze journalistes belges promenés par Raymond Baudoin à travers les vignobles de France pendant l’année 1929. Le succès de ce voyage organisé a été important si l’on considère le nombre de lignes portant sur ce sujet au sein des périodiques belges (Laferté 2006), et qui aurait coûté très cher si elles avaient été commandées directement en publicité rédactionnelle.

La seconde grande réussite de Raymond Baudoin en termes de publicité rédactionnelle est l’organisation de la Paulée de Paris, organisée pour la première fois en 1932, puis presque toutes les années suivantes en écho à la « traditionnelle » paulée de Meursault (Laferté 2006). Faite pour promouvoir les vins de qualité et le système des appellations à travers la valorisation des propriétaires-vignerons, la Paulée de Paris s’organise de la sorte : Raymond Baudoin invite des représentants syndicaux (de syndicats viticoles, évidemment) de toute la France ainsi que des « vignerons », autrement dit des grands propriétaires. Comme à Meursault, toutes ces personnes sont invitées à amener une de leur meilleure bouteille afin de la faire déguster, de la partager lors d’un repas fastueux. Le succès de cet événement, toujours grandement couvert par la presse, réside notamment dans le fait qu’à l’époque, Raymond Baudoin est également journaliste à Paris-Soir (seul quotidien français à gagner en lecteurs à l’époque), ainsi qu’à Paris-Midi : le nombre de journalistes qu’il peut inviter est décisif. Ces journalistes appelés à couvrir le banquet vont ensuite, de la même façon que pour le Tour de France des journalistes belges, écrire dans leurs périodiques sur la réunion, produisant ainsi gratuitement une large publicité rédactionnelle.

Cette promotion des vins fins est particulièrement perçue comme nécessaire par Raymond Baudoin à l’époque, la majeure partie des efforts de propagande fournis par l’État portant sur le vin de consommation courante : le Comité National pour la défense de la Propagande en faveur du vin créé en 1931 par le ministre de l’Agriculture André Tardieu et porté par Edouard Barthes, député de l’Hérault, vice-président de cette association étatique, déçoit fortement le rédacteur en chef. Aucun publiciste n’est présent dans le comité, ce que regrettent les deux collaborateurs de la revue, qui déplorent également l’absence de grands propriétaires et la part belle faites aux maisons de négoce et au commerce. Principalement inspirées des syndicats viticoles du Sud de la France, les campagnes publicitaires visent essentiellement à relancer la consommation de vins courants, délaissant les vins de luxe et les grands propriétaires, pourtant clefs – selon Raymond Baudoin – de la relance du commerce international et de la valorisation des vins français. Par exemple, un article écrit à ce sujet par le rédacteur en chef (RVF n° 60), intitulé Contre la dictature du Midi, se moque frontalement des campagnes de publicité et de propagande du Comité.

La revue se compose, jusqu’en en 1934, d’une compilation d’enquêtes de terrain qui donnent lieu à des articles tranchants, de comptes rendus sur les péripéties gastronomiques et vineuses au cours des visites de l’équipe dans la province française, de commentaires sur les nouveautés législatives concernant le modèle qu’ils défendent ardemment : celui des appellations, ainsi que les comptes rendus de nombreux événements couverts ou organisés par la revue. Les journalistes ne se privent pas non plus de décrire les conflits internes aux syndicats de viticulteurs : en 1933, après un passage à la réunion du Syndicat d’Initiative de Nuits, Raymond Baudoin apprend qu’il n’est plus le bienvenu : son compte rendu décrivant les batailles pour obtenir le leadership régional n’a pas plu aux syndiqués (Laferté 2006). Cet événement, qui peut sembler anecdotique, révèle pourtant une chose : l’exceptionnalisme de la RVF, qui s’adresse notamment aux professionnels et initiés à l’heure où la presse gastronomique cède plutôt aux facilités en faisant des généralités, sans chercher à rendre compte objectivement des réalités de l’époque afin de correspondre aux attentes des lecteurs (Laferté 2006).

Cette première équipe éclate en 1934 : la nouvelle rédaction prend le parti de s’adresser davantage aux professionnels du monde du vin. Elle cherche à créer un contenu utile aux sommeliers et restaurateurs, ce qui permet dans le même temps de fournir aux producteurs davantage d’informations juridiques. Si les mêmes « chevaux de bataille » sont conservés, le contenu se tourne vers quelques outils à destination des lecteurs : des cartes de vin revues et corrigées, des monographies de vignobles, quelques dossiers sur certaines régions vinicoles françaises et étrangères, et, bien sûr, moult décrets, lois et circulaires ministériels commentés.

Les quelques déboires que rencontre le rédacteur en chef et son équipe auprès des professionnels n’empêchent pas Raymond Baudoin d’être un personnage d’influence dans le monde intellectuel de la vigne et du vin en France. Ainsi, lorsque le CNAO (Comité National des Appellations d’Origine voit le jour — cet organisme placé sous la tutelle du Ministère de l’Agriculture a pour but de se substituer à l’action du Parlement afin de faire respecter les lois concernant les appellations d’origine édictées depuis 1919) et est créé en 1935 (Humbert 2011) — le journaliste encourage vivement son maintien et sa montée en force, saluant nombre de ses initiatives ; la RVF, globalement placée sous le signe de la plume hargneuse de son rédacteur en chef se fait porte-parole de l’institution (ce qu’elle restera jusqu’à sa revente en 1981, montrant un attachement sans failles maintes fois salué par divers membres de l’institution). Suite aux échecs répétés des parlementaires à faire respecter la loi de 1919, Raymond Baudoin, en républicain se voulant exemplaire, considère le CNAO comme une solution de choix pour faire face aux diverses crises qui traversent la vigne française.

La revue a de fait une posture, une ligne éditoriale particulièrement politique durant les années 1930 : on remarque, jusqu’en 1949, une forte part accordée à la politique sensu stricto, avec un pic en 1935 où 18 % des pages de la revue sont en moyenne consacrées à des articles politiques et législatifs. En comparaison, les années d’après-guerre ont une moyenne beaucoup plus basse, la plus haute proportion relevée en 1959 étant de 6,9 % de pages relatives à la politique sensu stricto3.

Figure 1. L’évolution du nombre de pages accordées à des sujets politiques

Figure 1. L’évolution du nombre de pages accordées à des sujets politiques

Le graphique ci-dessus représente le pourcentage de pages accordées à chaque catégorie (vente, politique, œnologie, dégustation, gastronomie associée au Bourgogne, contenu destiné aux amateurs) tous les 5 ans.

Levecque A., 2019, La perception du goût du vin de Bourgogne de 1930 à 2000 à travers la “Revue du Vin de France”, Mémoire de Master 1, sous la dir. de Philippe Poirrier, Université de Bourgogne.

Même si davantage destiné aux professionnels de l’industrie viti-vinicole, le journal prend une position claire vis-à-vis des différentes sensibilités politiques quant à la toute-particulière politique viti-vinicole française. Cette position est la même que celle prise par les parlementaires de l’époque en faveur des AOC. En effet, Joseph Capus, député de la Gironde, a fortement contribué au renouveau des AO – puis des AOC dans le monde de la vitivinuculture : le Baron Leroy de Boiseaumarié, vigneron à Châteauneuf-du-Pape (et lui-même un ami de Raymond Baudoin, il apparaît très fréquemment dans les pages de la RVF) est venu en aide aux vignerons de sa région pour endiguer les crises qui les touchaient. Jospeh Capus, en sa qualité d’homme politique et ami du Baron Le Roy a ainsi permis à la loi de 1919 sur les appellations de naître (Humbert 2011). En 1929, Edouard Barthes (député de l’Hérault) créé l’Office International de la Vigne et du Vin, puis en 1931 le « Comité National de Propagande en faveur du Vin ». Ces hommes écrivent tous les trois au sein de la RVF, et Raymond Baudoin est très fier de leur participation : le rédacteur en chef tient les mêmes positions politiques ; et leur confier la plume du périodique confère à celui-ci une certaine aura). La revue tend à considérer les vignerons et les propriétaires comme prioritaires face aux crises, et s’appuie largement sur l’idée d’un tourisme viti-vinicole et gastronomique folklorique pour dispenser son modèle fondé sur les AOC, sa vision de ce qu’est le « bon vin », et La « bonne viticulture ». De ce fait, tous ceux qui ne respectent pas les nouvelles lois en vigueur, voire se positionnent contre elles sont tournés en ridicule et fortement critiqué dans les pages du journal : prenons en exemple le procès de Charles Bouchard, intégralement retranscrit et commenté dans la RVF (RVF n° 67) de façon à produire un effet d’avertissement pour ceux qui seraient tentés de frauder : sa peine a déjà été exemplaire à tous les égards, et le rédacteur en chef contribue davantage à entacher le nom de la maison en s’appuyant sur la médiatisation importante de son passage au tribunal. Le conservatisme de Charles Bouchard face aux volontés de modernisation républicaine de nombreux notables bourguignons et de Raymond Baudoin ne passe pas : c’est la cristallisation de deux modes de pensée du monde du vin qui s’affrontent.

Le personnel de la RVF, leurs cercles, se trouvent largement au sein d’un panel de personnages associés aux élites économiques, industrielles, aux hauts fonctionnaires et aux professions libérales alors en pleine ascension : ils peuvent être qualifiés de « gagnants du nouveau système économique et social » (Laferté 2006). Ils se pensent en modernisateurs d’un vieux monde, qu’ils espèrent voir changer selon leurs critères.

La ligne politique de la revue dirigée par le rédacteur en chef n’hésite pas à s’engager, dès avant 1938, dans une promotion de l’Allemagne nazie, et teinte son propos d’un ton ouvertement antisémite. À l’occasion d’un voyage outre-Rhin en 1935 (RVF n° 99), Raymond Baudoin vante les mérites de la politique hitlérienne et de ses conséquences sur l’administration exemplaire des vignobles allemands, qui semblent exempts de tous les problèmes rencontrés en France : aux yeux du rédacteur en chef, en plus d’avoir résolu le problème des Juifs, les Allemands ont su s’extraire des crises vitivinicoles. Au fil des années cependant, les inquiétudes pointent, Raymond Baudoin craint la guerre. Si l’on suit la thèse de Gérard Noiriel (Noiriel 1999) selon laquelle la République a créé un terreau fertile pour le régime de Vichy, Raymond Baudoin est un parfait exemple de républicain antisémite ayant adhéré à l’agrarisme et croyant à la mise en valeur des campagnes et de la paysannerie, se faisant malgré lui acteur de ce changement. Lorsque la déclaration de guerre devient inévitable suite à l’invasion de la Pologne en septembre 1939, la RVF est sabordée : les publications s’arrêtent pour une période de dix ans après le numéro de juin 1939. On ne sait pas vraiment ce que devient Raymond Baudoin au cours de cette période, mais il semblerait qu’il ait passé plusieurs années aux États-Unis, n’étant de toute façon plus en âge de combattre pour la France.

Au cours de la guerre et avec l’appui de Vichy, le système des AOC prospère : l’INAO devient un organisme d’État en 1942, et nombreux sont les viticulteurs à largement profiter des achats des Allemands durant le conflit (Lucand 2017). L’équipe de la RVF reprend ainsi les publications à partir de 1949, à l’occasion d’un numéro décrivant le voyage du fondateur de la revue aux Etats-Unis, sous la forme d’une sorte de « remake des récits anecdotiques et pittoresques que Raymond Baudoin affectionnait avant-guerre » (RVF n° 323). La revue a changé quelque peu de contenu : les publicités sont plus nombreuses et visent entre autres les négociants américains (notamment Franck Schoonmaker, grand ami de Raymond Baudoin). Chaque numéro ou presque comporte désormais un photo-reportage (Kalifa 2001), ce qui correspond à ce que le rédacteur en chef connaissait de Paris-Soir et Paris-Midi. Les photographies sont également plus grandes et plus présentes. Dans le numéro anniversaire, à l’occasion des 60 ans de la revue en 1987, la période d’après-guerre est appelée « résurgence », et décrite de la sorte : « La consistance de la documentation augure des nouveaux choix rédactionnels. Désormais, la RVF proposera à ses lecteurs des numéros thématiques comportant un reportage photographique, vinicole et gastronomique sur une province française » (RVF n° 323). La rédaction, en 1987, remarque également qu’« avec l’âge, sa plume [celle de Raymond Baudoin] s’est arrondie ».

Les AOC n’étant plus directement menacées par les crises (Jacquet 2018), les nouvelles préoccupations de la revue se concentrent sur les exportations et la défense des AOC comme des produits de grande qualité à faire valoir sur le marché français et sur les marchés étrangers. Politiquement, le négoce et la viticulture ne sont plus opposés dans les articles de la revue : une collaboration est même souhaitée entre ces deux mondes, et incarnée dans un premier temps par François Bouchard, négociant et viticulteur à Beaune pour la maison Bouchard Père et Fils, et surnommé par la RVF « trait d’union entre la viticulture et le commerce » (RVF n° 147). Raymond Baudoin et son équipe considèrent avec davantage d’intérêt les aspects marketing de la vente : à l’heure où la mise en bouteille au domaine s’étend, l’aspect physique des bouteilles et des étiquettes se drape d’une certaine importance afin de maximiser les ventes sous cette forme (Chambarlhac 2020).

Raymond Baudoin meurt brutalement d’une hémorragie cérébrale le 11 août 1953 à l’âge de 67 ans (RVF n° 157). De nombreux hommages lui sont rendus dans le numéro annonçant sa mort : l’Académie du Vin de France, le Comité de Propagande en Faveur du vin, tous deux créés par le rédacteur en chef lui font un dernier adieu. C’est désormais le professeur J.-R. Roger, proche de Raymond Baudoin, qui reprend son poste. Habituée à la revue de longue date, c’est en sa compagnie que s’achève cette grande période de changements viticoles et vinicoles. Il entend « observer scrupuleusement les principes de son prédécesseur. La fidélité au fondateur caractérise donc cette période. Cependant, la revue acquiert une sobriété de style, une rigueur d’analyse qui tranche avec l’exubérante manière d’antan. De nouvelles rubriques voient le jour dans lesquelles le souci d’informer concurrence avantageusement l’éclat polémique » selon les mots de la rédaction en 1987 (RVF n° 323). Sans vraiment trouver un public de non-initiés, le périodique parvient à intégrer, dans un contexte commercial en essor (Jacquet 2018) et dans une période correspondant aux débuts de l’élargissement de la classe moyenne (Reckinger 2008), beaucoup plus d’articles informatifs destinés aux touristes ou aux curieux qu’auparavant : alors que la proportion d’articles à destination des amateurs était quasi nulle durant l’entre-deux-guerres la courbe monte progressivement à partir des années 1950 et jusqu’en 1959 : elle atteint alors environ 4,4 %4.

Figure 2. Évolution du nombre de pages accordées à un public amateur

Figure 2. Évolution du nombre de pages accordées à un public amateur

Levecque A., 2019, La perception du goût du vin de Bourgogne de 1930 à 2000 à travers la “Revue du Vin de France”, Mémoire de Master 1, sous la dir. de Philippe Poirrier, Université de Bourgogne.

Il n’y a pas grand-chose à conclure des six années du périodique sous la direction de J.-R. Roger. Les ventes suivent leurs cours, les exportations semblent fonctionner de façon satisfaisante, les fraudes ne sont plus aussi importantes et ne constituent plus une menace foudroyante pour la « viticulture honnête ». Les hommes du vin sont peu ou prou les mêmes qu’avant la guerre : seules leurs volontés marchandes et leurs opinions aiguisées par les crises se sont en quelque sorte mises à jour en s’adaptant au monde d’après-guerre. Dans un monde viti-vinicole prémoderne à plusieurs échelles et points de vue (avec le début des remembrements de vignobles, d’emploi des produits chimiques, la systématisation progressive de l’oenologie, la machinisation des travaux agricoles et les débuts de la scientifisation de la dégustation) s’achève « l’ère des fondateurs » de la RVF : J.-R. Roger s’éteint à son tour le 22 octobre 1959.

L’expression de la bourgeoisie et de son idéal vineux : 1960-1981

Une nouvelle équipe éditoriale reprend la revue dans le courant de l’année 1960, en se posant la question de : « Quoi faire ? ». Madeleine Decure, déjà directrice de la revue Cuisine et Vins de France prend la tête de la RVF en décembre 1960. L’équipe de rédaction de 1987, dirigée par Chantal Lecouty, produit un « numéro anniversaire » à l’occasion des 60 ans d’existence de la revue (n° 323, en octobre 1987). Le premier numéro est en quelque sorte réédité comme un « bonus » au cœur des pages de la revue. Les membres de la rédaction fouillent les archives – nombreuses – accumulées au fil des décennies pour essayer d’offrir une rétrospective de ce qu’a été le journal au cours de la moitié du siècle : ils passent en revue les diverses « phases » qu’elle a traversées, font le portrait de chaque rédacteur en chef et analysent les diverses formes et choix ayant été fait au fil des années. Chantal Lecouty décrit, dans cet hommage, l’arrivée de Madeleine Decure à la tête du journal comme une « métamorphose » :

« […] la nouvelle directrice a d’emblée compris l’une des conséquences de la culture de masse : la vulgarisation du savoir. Le consommateur, sans être un oenophile averti, dispose d’un certain niveau de connaissances qui modifie ses exigences. En bref, il différencie un bordeaux d’un bourgogne ; ce qu’ignorait superbement le lecteur auquel Raymond Baudoin prétendait s’adresser. […] Maquette, format, rubriques, rédacteurs, rien n’échappe à son zèle rénovateur. La sincérité et la volonté d’indépendance demeurent cependant : “La RVF entend n’être inféodée à personne, ni a aucune région particulière, se voulant exclusivement au service du vin de France”. […] Le lecteur trouve dans les colonnes de la RVF une documentation méthodique, précise et complète. Au consommateur, la revue propose d’authentiques instruments d’initiation : un glossaire bilingue des termes de dégustation, un lexique des termes d’œnologie. À toutes les questions élémentaires qui font sourire l’oenologue, mais embarrassent le profane, la Revue du Vin de France y apporte une réponse. […] Bref, la Revue du Vin de France forme le goût du consommateur. […] Elle met à sa disposition un véritable atlas de la vigne. Aux viticulteurs, elle offre un indispensable outil de travail : étude du marché du vin, enquête sur la consommation du vin, études techniques, exposés sur les nouveaux procédés technologiques… […] Et comme il n’est pas inutile que les viticulteurs connaissent les intentions des grands de ce monde, la RVF publie des entretiens avec les différents ministres de l’agriculture : E. Pisani, E. Faure, R. Boulin… La Revue du Vin de France adopte dès cette époque la politique qui sera désormais sienne : spécialisation et démocratisation » (RVF n° 323).

L’équipe en place lors de l’écriture du numéro anniversaire des 60 ans de la revue semble persuadée que le journal, sous la coupe de Madeleine Decure, adopte tout particulièrement une position « démocratique » : le but serait d’éduquer le goût du consommateur, répondre à ses attentes, tout en donnant de la matière au professionnel. Sauf qu’il n’est pas question de tous les vins : seuls les vins fins d’appellations continuent à être décrits, dégustés, à faire l’objet de toutes les attentions de la revue. S’il est vrai que de nombreuses rubriques et articles expliquent dorénavant méthodiquement des éléments pouvant sembler simples aux yeux du professionnel, il est difficile de parler véritablement d’une « démocratisation » quant à l’appréciation des vins AOC : ces vins ne sont pas moins chers qu’avant, et ne sont pas moins prestigieux. Quand bien même les articles sont compréhensibles pour la majorité des lecteurs, ils ne peuvent s’adresser à elle.

La revue change néanmoins beaucoup avec l’arrivée de Madeleine Decure ; et une plus grande part des pages est directement consacrée aux « profanes » : alors que de tels articles n’étaient présents qu’à la hauteur de 1,5 % au plus haut (1935) dans les années 1930, leur proportion atteint les 4,5 % environ dès l’arrivée de la nouvelle rédactrice en chef5. Un sondage est lancé en 1960 à l’adresse des lecteurs portant sur l’avenir de la revue. Ils doivent répondre, entre autres, à la question suivante : « Désirez-vous qu’une place plus large soit donnée aux dégustations des différents vins ? » (Fernandez 2004). La rédaction de la revue fait le compte rendu de ce sondage, et plus particulièrement de cette question décisive en janvier 1961 : « A cette question, 90 % ont répondu "oui". Les "non" se recrutent presque exclusivement parmi les viticulteurs et certains professionnels du vin. Sans doute qu’à l’inverse du restaurateur et du consommateur, ils n’éprouvent pas le besoin d’être éclairés dans leurs achats de vin. Quoi qu’il en soit, la cause est entendue, nous donnerons à cette rubrique l’importance souhaitée par la majorité » (RVF n° 180). Il semble donc que la rédaction de la RVF souhaite se renouveler et adopter une nouvelle ligne éditoriale, davantage concentrée sur la critique vinicole, sur le conseil d’achat etc. Et pourtant, il n’en est rien. Si l’on trouve des pages en nombre plus conséquent qu’auparavant sur les dégustations de vins, il s’agit pour la grande majorité de bouteilles ne se trouvant plus dans les circuits traditionnels de vente (Fernandez 2004). Les dégustateurs de la revue les ouvrent dans l’optique de décrire aux sommeliers, professionnels de la restauration ou possédants, l’évolution des millésimes ou la potentialité des crus. Il semblerait que les quelque 10 % de personnes ayant répondu par la négative à cette question du sondage sur la direction que devait prendre la revue l’aient finalement emporté sur la majorité enthousiaste à l’idée que la revue se concentre sur la critique oenophile. Or, cette minorité est composée en grande partie de vignerons, de marchands, de caviste, de professionnels du vin (Fernandez 2004). L’immense majorité du lectorat est composée d’amateurs, si nous nous fions à ces mêmes chiffres, en dépit du fait qu’aucun registre des abonnés ne semble exister au cours du temps.

Au-delà de quelques changements de fond, notamment dans la densité et la récurrence de certaines rubriques, les interviews de figures politiques et l’approche neuve de l’oenologie alors en plein essor, c’est la forme du périodique qui change le plus. Les photographies affluent en plus grand nombre, plus rarement la couleur, et les rubriques sont découpées de façon plus claire et plus aérée. Là où les journalistes opérant la rétrospective de leur journal ne se trompent pas, c’est quand ils affirment que Madeleine Decure a su saisir l’air d’un temps : elle fait de la RVF une revue moderne dans sa forme, en délaissant complètement la sempiternelle présentation visuelle qui existait depuis la création du journal. Ces changements apparaissent dans le plein essor de la presse sous forme de magazine, qui s’invite en France – sur le modèle du Times américain publié depuis 1923 (Feyel 2001) – au début des années 1960 : ce nouveau format se reconnaît à l’utilisation du papier couché, au style de généralisation, aux illustrations, et un contenu diversifié (prodiguant conseils, présentant des loisirs, écrivant à propos de la vie moderne) (Feyel 2001). La RVF s’exporte dans les pays anglo-saxons : elle est désormais traduite en anglais. Dans l’éditorial du numéro de février 1962 (RVF n° 187), Madeleine Decure annonce en effet que la revue sera désormais publiée en francais et en anglais. Elle parle d’établir un dialogue, afin de renseigner et partager le plus possible la passion du bon vin avec ceux qu’elle appelle les « Saxons », ou encore les « Étrangers ». Le fait que la revue soit traduite pour tous ses numéros dès le début de l’année 1962 et jusqu’au rachat de la revue en 1980 implique que le marché avec les Anglo-Saxons est alléchant (Jacquet 2018) et d’intérêt, aussi bien pour le périodique que pour les acteurs du monde viticole qui composent une partie relativement importante de son lectorat. A contrario, alors que l’Allemagne a toujours été un bon acheteur des vins français, il n’y a pas de traduction allemande de la revue pour autant. L’anglais est la langue de l’avenir dans le monde du vin : le ton est donné.

« Le grand vin se détache du désordre ordinaire de l’ensemble des choses sensibles » (RVF n° 187) : c’est ainsi que commence toute une description philosophique de la dégustation de la part de Madeleine Decure. Le grand vin, dans sa noblesse, exige une attention particulière, un dialogue avec son interlocuteur – le dégustateur. Ce parti pris va d’emblée à l’encontre de l’idée d’une « démocratisation » du savoir vinicole, puisque celui-ci exige, d’une certaine façon, une relation privilégiée – et donc culturelle et économique – entre le dégustateur et l’objet dégusté (Reckinger 2008). Ainsi, la RVF ne « sert » pas un lectorat amateur souhaitant avoir accès à des conseils avisés pour acheter des bouteilles sans crainte de faire un faux pas : elle « sert » d’abord le vin, sa grandeur, à lui rendre hommage. Le vin à appellation ne se démocratise pas vraiment, et encore moins à travers la RVF : il est le reflet d’un certain statut, il est le vecteur du mode de vie d’une certaine « bourgeoisie » qui vise moins à s’étendre dans la pratique qu’à être culturellement dominante (Pinçon et Pinçon-Charlot 2000) : c’est cette idée que Rachel Reckinger appelle la Bildungsbürgertum (littéralement : bourgeoisie cultivée). Celle-ci se caractérise par une « moindre importance socio-économique » que la Erwerbsbürgertum (littéralement : la bourgeoisie économique), et le « compense par un idéal de Bildung intériorisé » (Reckinger 2008). S’approprier les codes de la dégustation, s’approprier les connaissances liées à des bouteilles à appellation, avoir le pouvoir d’achat nécessaire pour se permettre de payer une telle bouteille, de ce vin que les revues vinicoles traitent comme « spécial » sont autant d’éléments de distinction sociale (Bourdieu 1978). L’idéal alors mis en avant est celui du développement de la personnalité individuelle par le contact intime avec les humanités et la culture de l’élite. Derrière cet idéal se trouve la « croyance au fait d’être cultivé et son idéalisation, comme un acte désintéressé (en compensation au pouvoir dirigeant) mais identitaire (comme fondement d’une complicité de groupe) – favorisé par le milieu social, mais à la discrétion de chacun » (Reckinger 2008). Finalement, la Bildungsbürgertum se caractérise par une appréhension moins hiérarchique des « classes » sociales telles que Bourdieu les dénommait pour une approche davantage tournée vers le milieu social. Ces socialisations seraient « intentionnelles afin d’obtenir une maîtrise ludique des sujets à capital culturel et/ou symbolique » (Reckinger 2008).

Nous pouvons parler d’une certaine « démocratisation » dans le sens où davantage de foyers ont accès à ne serait-ce qu’un peu de cette culture bourgeoise et « raffinée » prônée par la revue : le vin AOC devient une petite porte d’entrée à la culture de l’élite, le point de bascule entre alcoolisme du quotidien largement accessible et ce qui se veut être un raffinement sensible et savant (Prérard, Jacquet 2021).

D’ailleurs, les statistiques réalisées pour connaître la proportion d’articles de la revue dédiés aux amateurs correspondent en réalité à des articles de culture générale6. Faute de s’être donné les moyens de faire du périodique un moyen de mettre en place une « vraie » tribune de critique vinicole, la RVF offre à ses lecteurs des articles qui pourraient être considérés, mis les uns à la suite des autres, comme une sorte de guide pour apprentis-amateurs savants, voire comme « apprentis-bourgeois ».

Le ton de la revue ne change guère à la mort de Madeleine Decure en 1968 : c’est alors Odette Kahn, qui la seconde depuis 10 ans, qui s’occupe de reprendre le flambeau. Elle conserve la même ligne éditoriale, tout en montrant un certain penchant de prédilection pour « les réunions-débats, les conférences et les séminaires d’initiation à la dégustation. C’est sous son égide notamment que la revue participe au concours du meilleur sommelier de France » (RVF n° 323) dès le début des années 1970. Finalement, peu de choses changent réellement à la mort des fondateurs : les deux rédactrices en chef font de la revue un journal davantage porté sur le lectorat amateur sans que son contenu ni la ligne éditoriale ne soient radicalement transformés, et se concentrent sur l’oenophilie, passion montante au sein d’une partie de la population : les vins AOC sont de plus en plus consommés par la population française7, qui commence à comprendre l’intérêt que ceux-ci peuvent avoir en comparaison avec d’autres vins. En effet, comme le montre Olivier Jacquet, l’institutionnalisation de la dégustation par l’INAO couplée à la propagande – à laquelle la RVF participe largement à son échelle – organisée par les organismes professionnels, les producteurs et les législateurs, ainsi qu’aux politiques de régulation entraînent l’engouement de la population pour ces produits (Jacquet 2018). De la même façon, Lucien Karpik démontre que le jugement tient une grande place dans ce qu’il appelle les marchés « singuliers » : l’économie des vins repose sur des fondements arbitraires – qui ne sont ni observables, commensurables ou comportant des caractéristiques techniques – résultant d’un jugement global (Karpik, 2007). Jean Gadrey exlique la théorie de Karpik à ce sujet : « “le jugement” peut prendre le relais du calcul, si des “dispositifs” adéquats existent pour assister le consommateur dans l’exercice de choix qui restent raisonnés et réflexifs » (Gadrey 2008). L’INAO développe grandement la systématisation de la dégustation (Jacquet, 2018), et la RVF ne manque pas de faire appel aux nouvelles techniques et normes développées en partie par cette institution ; ces phénomènes accumulés, en plus de la propagande en faveur des AOC commencée dans les années 1930 et de l’augmentation progressive du pouvoir d’achat des Français (Pérard, Jacquet, 2021), conduit les consommateurs de cette période à se tourner vers les vins AOC (Jacquet, 2018).

Figure 3. Évolution de la part de la consommation des AOC en France de 1947 à 2000 en volume (hL)

Figure 3. Évolution de la part de la consommation des AOC en France de 1947 à 2000 en volume (hL)

Sources : Bulletins de l’INAO sur la période concernée, Reproduit à partir de « Le goût de l’origine. Développement des AOC et nouvelles normes de dégustation des vins (1947-1974). », Jacquet O., 2018, Crescentis, revue internationale d’histoire de la vigne et du vin, [En ligne : http://preo.u-bourgogne.fr/crescentis/index.php?id=271].

Même les liens historiques qui lient la revue et l’INAO ne semblent pas perturbés durant cette période : au contraire même. Lorsque la revue interroge le ministre de l’Agriculture Pisani (RVF n° 193) alors que les plans agricoles français mettent à la marge l’INAO et ses prérogatives (Humbert 2011), elle émet des réserves franches sur le type de politique agricole menée. Puis, à l’occasion d’un discours du ministre lors de la Foire nationale aux vins de France à Mâcon, nous pouvons lire : « Nous ne pensions pas, en écrivant notre précédent éditorial, que nous recevrions rapidement une éclatante justification ». « Elle nous vient de la bouche même du ministre de l’Agriculture, M. Pisani […]. ». « Nous ne pouvons résister au désir de relever, dans son allocution, certaines déclarations disons… inquiétantes » (RVF n° 194). Pour l’institution désormais de plus en plus assimilée à l’État qu’est l’INAO comme pour le journal, le rempart contre la mauvaise qualité semble avant tout passer par le producteur et son maintien dans de « bonnes » dispositions légales. Pour la RVF, cette qualité ne peut tenir que grâce à l’INAO, une politique viticole cohérente et en faveur de l’exceptionnel, ainsi qu’aux lois et à la propagande. La RVF et l’INAO partagent les mêmes objectifs, les mêmes idées, et les mêmes craintes quant à l’avenir de la viticulture dans le courant des années 1960. Jean-Luc Fernandez rapporte pourtant ces mots : « Dans les années 1960-1970, la Revue du vin de France était une revue corporative, contrôlée par le pôle productif de la filière vin. Lors d’un entretien, un des principaux chroniqueurs actuels, qui avait déjà des contacts avec la revue vers le milieu des années 1970, considère même qu’elle était « le porte-parole du ministère de l’agriculture ». Nous pouvons pourtant affirmer que la RVF n’est pas plus le « porte-parole du ministère de l’agriculture » que demeurant celui de l’INAO. L’institut a toujours reçu le soutien le plus franc de la part de la revue, et la politique vitivinicole de l’époque inquiète autant l’INAO que la rédaction de la RVF vis-à-vis du futur de la qualité des vins français. Les deux organismes entretiennent une forme de relation d’interdépendance : les pages du périodique sont un tremplin pour les articles scientifiques et explicatifs, de propagande, préparés par l’INAO : par exemple, Pierre Bréjoux – l’un des principaux collaborateurs de la revue dans les années 1960-1970 – est un inspecteur général de l’INAO. De la même façon, certains noms que l’on retrouve régulièrement dans les bulletins de l’INAO reviennent ponctuellement au sein du journal au cours des décennies (à travers les bulletins annuels existants de 1930 à 1971) : bien entendu, celui du Baron Le Roy est le plus courant, mais l’on croise également celui de Joseph Capus (député de la Gironde, sénateur de la Gironde et ministre de l’Agriculture, président du CNAO), d’Edouard Barthe (député de l’Hérault et président de l’INAO, surnommé le « député du vin »), de Jacques Puisais (membre de l’INAO, oenologue français reconnu sous le surnom de « pape du goût »), du Docteur Portmann (sénateur de la Gironde et médecin spécialisé ORL, également proche de l’INAO). Il n’est pas réellement possible de chiffrer la collaboration entre l’organisme et la revue (les articles ne sont jamais ouvertement délivrés comme provenant de membres rattachés ou ayant une influence au sein de l’institution, et les divers types de rapports, qu’ils soient officiels ou officieux, ne peuvent être captés intégralement à travers les rapports de l’INAO pour la période). Néanmoins, un article tiré du Bulletin officiel de l’INAO (n° 91) mentionne la chose suivante en octobre 1964 : « La Revue du Vin de France est un instrument de travail. Elle s’intéresse à tous les problèmes de la vigne et du vin. Elle suit attentivement l’évolution des vins, depuis la récolte jusqu’aux derniers millésimes, dans les différents vignobles… » (Article dans la section "bibliographie" du Bulletin officiel de l’INAO, n° 91, émis en octobre 1964). Pour la revue, la collaboration et la bonne entente avec l’INAO permettent d’accéder à un contenu scientifique qui répond aux attentes des rédacteurs, tant sur le fond que sur la forme empruntée. Pour l’INAO, l’existence de la revue permet de créer le lien entre les professionnels de la vigne et l’organisme.

La RVF devient une revue de dégustation et de critique

Malgré la reprise de la revue par Madeleine Decure puis par Odette Khan, le journal « ronronne un peu » (RVF, n° 323) et les lecteurs se font « de plus en plus rares » (RVF n° 323). Odette Khan rencontre des soucis financiers qui, s’étant accumulés au fil des années, deviennent suffisamment importants pour qu’elle soit contrainte de vendre la revue en 1979 : « Le nouvel acheteur est Raymond Bourgine, patron de presse connu, propriétaire, entre autres publications, de l’hebdomadaire Valeurs Actuelles…Un grand journal…Si grand, même, que, dans ce groupe de presse, on n’a guère le temps de s’occuper de la petite Revue du Vin de France… qui périclite encore davantage » (RVF n° 323). C’est ainsi que le groupe la Compagnie française d’éditions gastronomiques remplace la Société française d’éditions vinicoles ; et Odette Khan cède sa place au journaliste Jean Lousteau-Chartez au poste de rédacteur en chef. Constatant l’échec de cette vente, la Compagnie française d’éditions gastronomique se débarrasse de la RVF en la vendant à la Société française d’éditions vinicoles, qui s’empresse de s’en séparer à son tour dès l’été 1981. Les nouveaux propriétaires sont Jean-Claude Lebrun et Chantal Lecoucy : ils s’étaient inspirés du périodique L’Expansion pour réaliser un journal portant sur l’actualité financière du vin en traitant de l’évolution des cours, des structures du marché vinicole, de la spécificité de certaines entreprises du milieu. Si ces informations s’avèrent utiles une fois de plus pour les professionnels de l’économie liée au monde de la vigne et du vin, il n’est toujours pas question de l’aspect traditionnel du vin et du rapport qu’entretiennent les « profanes » et les petits professionnels avec le produit (Fernandez 2004). Alors : « Très vite, l’envie d’un magazine destiné aux particuliers amoureux des grands vins les avait démangés ». Jean-Luc Fernandez (Fernandez 2004) cite Jean-Claude Lebrun au sein de la Revue Vinicole Internationale à ce sujet : « Reprise par le groupe Leader S.A en juillet dernier, la Revue du vin de France […] sera fusionnée en septembre prochain avec Sommeliers du monde. Et de cette union naîtra un magazine de la dégustation. Pourquoi ce nouveau pari ? […] parce qu’il est apparu que le vin-plaisir méritait à lui seul une revue : à côté de la Revue vinicole internationale, qui touche le business des vins et spiritueux, il y avait la place pour les amoureux des vins et alcools de race ». C’est à partir de cette décision que la RVF prend définitivement un autre tournant : d’une revue politique et professionnelle, essentiellement axée sur la propagande vinicole en faveur des AOC et amoureuse des vins de qualité supérieure, elle passe à une revue de critique vinicole. Tout change, pour offrir une nouvelle ligne éditoriale bien plus cohérente que lors des deux dernières décennies : la ligne éditoriale, les rédacteurs qui faisaient vivre la revue, les rubriques. D’ailleurs, ce changement est particulièrement palpable dans les graphiques que nous avons produits à partir du décompte des pages consacrées à certains sujets au sein de la revue : le « pic » des préoccupations politiques était atteint en 1935 avec presque 18 % de pages consacrées à la politique stricto sensu. La courbe connaît quelques remontées (une en 1959 de 7 %, et la suivante en 1975 de 5 %), toujours suivis par des baisses conséquentes de l’importance accordée à ces sujets. Arrivé dans les années 1980 et jusqu’en 1995, le sujet n’est quasiment plus abordé, ce qui indique des choix éditoriaux forts8.

Les nouveaux choix éditoriaux formulés et mis en place par la RVF lui permettent de se positionner habilement dans la nouvelle voie ouverte par Gault-Millau et la critique vinicole anglo-saxonne, tout en exploitant ses atouts « traditionnels » (comme les carnets d’adresses constitués depuis la création de la revue, son ancien lectorat) et en conservant une certaine cohérence dans la continuité avec son ancienne forme. Car si la revue s’inspire largement du succès rencontré par Gault-Millau (Fernandez 2004) suite à la publication du numéro « Spécial Vin » de 1978 et lui emprunte son ton consumériste, elle remarque surtout, suite à cette expérience, qu’il y a un lectorat conséquent prêt à accueillir la critique vinicole. La RVF fait donc le choix de louvoyer entre des informations destinées aux professionnels ou passionnés pour conserver son lectorat habituel tout en devenant également un magazine dévoué à la dégustation et à l’analyse des vins présents dans les circuits de vente pour ainsi fournir des conseils aux acheteurs. Cette position particulière lui permet de promouvoir les vins de grande qualité, de continuer à parler des problèmes liés à la vitiviniculture dans sa globalité ou dans des champs restreints, et de faire du conseil d’achat en faisant de l’intêret direct du lecteur-consommateur une priorité. Bien entendu, la noble cause de la défense du consommateur n’est pas l’unique motivation de la nouvelle rédaction : la critique vinicole et le conseil d’achat sont aussi une entreprise profitable financièrement, comme le souligne Chantal Lecouty : « Leur spécial vin de 1978 [celui de Gault-Millau] est passé assez inaperçu. Mais en 79 et en 80, ils ont dû doubler leur tirage. Ça a été un truc énorme. C’est là qu’on s’est dit : il y a quelque chose, il y a vraiment un coup à faire. Parce que ça montrait l’appétit des lecteurs pour ce genre de choses » (Fernandez 2004). La revue en profite également pour mettre en valeur ses connexions diverses et variées dans le monde viti-vinicole au sens large : les adresses, numéros et noms accumulés au fil des décennies sont un très bon tremplin pour la rédaction du magazine, qui a accès à une notoriété et est globalement respecté. Toutefois, la revue emprunte mais n’imite pas : sa ligne éditoriale reste centrée autour des « vins et alcools de race » (comme elle se plaît elle-même à les appeler), ce qui fait d’elle le seul spécimen de ce type dans le monde de la critique vitivinicole au moment des faits. Le public auquel elle s’adresse est donc celui des connaisseurs, des amateurs chevronnés en quête de précision, mais également des professionnels de tous types qu’elle parvient à maintenir en haleine. Elle incarne ainsi, pourrait-on dire, « le pôle oenophile de la presse spécialisée » (Fernandez 2004). Ce choix très élitiste se place sur un marché naissant ne concernant qu’une très faible part de l’offre des vins, pour lesquels les demandeurs sont également en nombre restreint. La RVF fait ainsi le choix de la « singularité » journalistique, faisant écho à la même « singularité » qui détermine les produits dont elle parle (Favereau 2009).

Le gain d’intérêt croissant pour la critique, la dégustation, la connaissance du vin de la part d’une partie de la population en quête d’une oenophilie de loisir (Reckinger 2008), et la diffusion de l’intérêt pour les grands vins réputés au sein de masses plus larges que par le passé permet à la revue de persister et se développer. La « niche » dans laquelle elle se trouve prospère dans le contexte socio-économique français au cours des deux décennies suivant son rachat. À ce titre, les rédacteurs en chef ont su se positionner tout juste en amont de cette impulsion, et la revue fait une nouvelle fois preuve de modernité à laquelle elle a rarement échappé au cours de son existence grâce aux intuitions de ses directeurs.

Le ton adopté par Gault-Millau dans ses numéros « Spécial Vin » de 1978 et 1979 se retrouve dans les pages de la RVF au cours des années 1980 : les titres évocateurs, à l’injonctif, ayant parfois teneur d’un slogan publicitaire sont au rendez-vous. Surtout, la majeure partie des articles, qu’il s’agisse d’enquêtes de terrain, de descriptions des vignobles et châteaux, d’articles de conseils concernant la tenue d’une cave ou la dégustation, d’articles humoristiques parfois ne s’adressent presque qu’aux consommateurs-amateurs. Éventuellement, sommeliers, restaurateurs et cavistes peuvent trouver leur compte dans les pages de la revue fraîchement renouvelée, mais les viticulteurs, vignerons et propriétaires ne sont plus désormais la cible du journal.

En plus du conseil d’achat, afin de pouvoir devenir pleinement une revue de dégustation critique, la RVF se dote d’une équipe dédiée à cette activité dès 1981, composée de huit sommeliers-restaurateurs, deux oenologues, six producteurs, trois marchands de vin réputés et respectés dans le monde viti-vinicole français (Fernandez, 2004). Auparavant, les notes de dégustation étaient relativement peu nombreuses si l’on compare la nécessité de dégustation que représente un banc d’essai (Gault-Millau eux-mêmes parlent de 500 vins différents dans leur numéro « Spécial Vin », ce qui suppose en amont la dégustation d’un beaucoup plus grand nombre de bouteilles.). C’est seulement à partir de 1988 que la revue se trouve en mesure de proposer des bancs d’essai à l’envergure respectable, à l’occasion du premier numéro « Spécial millésime 1987 » publié en juin 1988. À partir de cette année-là, tous les étés sont publiés des « Spécial millésimes » qui recoupent un nombre phénoménal de notes de dégustation. Toutes les grandes régions vinicoles françaises y sont recensées, et chacune d’entre elles a droit à un nombre de dégustations conséquent : cette fois, les vins dégustés se trouvent bel et bien dans les circuits de vente, ce qui est évidemment une nouveauté pour la revue. Cette formule permet au journal de réunir toutes les dégustations en un seul numéro, même s’il n’est pas rare que quelques notes apparaissent de temps à autre dans les numéros « normaux », lui permettant de consacrer le reste du temps à l’évaluation de la bourse des vins, sur les nouveautés en termes de vente et d’innovations technologiques touchant à la vitiviniculture, de prodiguer des conseils d’achat, de donner la parole à des chefs cuisiniers, à des amateurs connus, à des viticulteurs, de s’adonner, en définitive, à l’activité recherchée : la critique vinicole. La question de la forme que revêt cette critique n’est pas si simple : alors que sous la coupe de Madeleine Decure, l’emploi de bancs d’essais pour faire naître la critique vinicole était plutôt ignoré, voilà que la RVF donne à cette méthode une seconde chance et s’éprouve même à la défendre un temps. À partir des années 1980, la forme du banc d’essai pousse les journalistes de la revue à se questionner sur la validité, sur les avantages et les inconvénients à pratiquer la dégustation à « grande échelle » pour en donner des comptes rendus. La presse au sens large risquant de ne plus recevoir d’échantillons de la part des producteurs suite à la montée en puissance du registre de la critique vinicole en France, la revue se positionne clairement vis-à-vis de cette pratique dans un article de Michel Bettane, paru à l’occasion de la sortie du n° 294, en Mai-Juin 1983, dans lequel le célèbre critique adopte une position ambivalente sur le sujet. Malgré l’apparition très sporadique de notes de dégustation dans les pages de la revue au début des années 1980, le changement de la ligne éditoriale est palpable dès les premières années suivant le rachat de la revue : alors que la RVF s’était montrée jusque-là particulièrement proche de nombreux viticulteurs bourguignons (dont Joseph Drouhin, Henri Gouges) et de leurs syndicats depuis la création du périodique tant que ceux-ci soutenaient et défendaient le système des AOC, le bât blesse certains d’entre eux après le changement d’équipe :

« Les pages de la Revue du vin de France se font par exemple l’écho des querelles qui opposent la revue à certains producteurs (surtout des Bourguignons d’ailleurs) au début des années 1980. Par exemple, à la suite d’un article de Michel Bettane intitulé « Côte de Nuits : pas que du bon ! » (Juin 1982), le négociant Louis Latour s’en prend à la Revue du vin de France, ce que signale Jean-Claude Lebrun dans l’éditorial du numéro suivant : « Ce mois-ci, Louis Latour, PDG de la firme qui porte son nom, s’en va en guerre. Il n’a guère apprécié en effet le dernier article que nous avons consacré à la Côte de Nuits. […] Monsieur Latour nous reproche de nous prendre pour des justiciers et des redresseurs de torts cherchant à démolir les vins de Bourgogne. […] Voyez-vous, des articles comme celui-là font énormément de mal à la viticulture française et bourguignonne en particulier » (RVF n° 296).

« Face aux reproches qui leur sont adressés, les journalistes de la Revue du vin de France réaffirment bien entendu le principe de la liberté de la presse. « Un journal indépendant et sérieux a non seulement le loisir, mais encore le devoir de dire ce qui lui paraît juste » (Fernandez 2004).

Cependant ces conflits ne vont pas sans rappeler « l’exceptionnalisme » de la RVF dans les vingt premières années de sa vie : celui consistant à décrire sans trop de censure les conflits et les tensions au sein des organisations vinicoles, et qu’elle semble conserver malgré tout. Au cours de cette période de renouveau, un changement majeur dans le discours traditionnel tenu par la revue se fait sentir : le système des AOC n’est plus défini par cette dernière comme étant le seul système permettant de défendre à la fois les producteurs et les consommateurs. En effet, la critique vinicole induit forcément la prise en compte des intérêts divergents des producteurs et consommateurs. Les institutions de signalement de la qualité comme l’INAO par exemple, sont surtout vouées à avantager les producteurs, pourvu qu’ils respectent ses règles. Au cours des deux décennies 1960-1970, il semblait que la RVF poursuivait son but de la valorisation des AOC dans la mesure où science vitivinicole et économie de marché accentuaient leur nécessité, les légitimaient en quelque sorte. Or, le contrepied adopté dès 1981 va à l’encontre de toutes les considérations de la RVF sur les AOC depuis sa création : « L’INAO n’a jamais été un organisme de défense des consommateurs. Il est né de la volonté des producteurs qui voulaient protéger leurs intérêts » (RVF n° 323), « affirme par exemple la Revue du vin de France dans son « manifeste du vin » en 1987. Une telle approche remet en question le discours officiel selon lequel les AOC sont au service de l’intérêt général et permettent de défendre aussi bien les intérêts des consommateurs que ceux des producteurs » (Fernandez 2004). De fait, le changement de rédaction implique non seulement un décalage de la ligne politique de la revue en faveur du consommateur, mais rompt également avec cinquante-deux années de relation d’interdépendance avec les institutions chargées de la promotion et de la mise en valeur du système des AOC. Une partie des tissus de relations professionnelles et amicales, datant des débuts de la revue, s’effondre avec la vente de celle-ci. Durant vingt ans, ce choix d’une politique rédactionnelle consumériste (mais valorisant les produits de grande qualité) demeure, si bien qu’en octobre 2001, la revue se permet même de poser cette question frontalement : « Faut-il liquider nos AOC ? » (RVF n° 455). En dépit de toutes ces transformations, la revue ne perd pas son lectorat, bien au contraire : elle est l’une des plus influentes dans le monde de la presse vinicole française, et ses tirages atteignent en moyenne les 30 000 exemplaires par mois (au moins dans les années 1990-2000). En comparaison, Gault-Millau – dont la spécialité n’est pas directement le vin – atteint les 60 000 exemplaires mensuels ; et Cuisine et vins de France, qui s’adresse à un public beaucoup plus large, les 150 000 exemplaires tous les mois à la fin des années 1990 (Fernandez 2004).

Pour conclure, nous pouvons affirmer qu’il est évident que la RVF a toute sa place parmi les sources disponibles pour écrire une histoire du vin au xxe siècle : elle parvient à toujours trouver une certaine modernité à toutes les époques malgré la rapidité de progression du marché et de l’appréhension sociale, philosophique et individuelle des vins au cours de notre période. En cela, les différentes rédactions ont le point commun de toujours se montrer comme des intellectuels et défenseurs de « l’exceptionnalisme » des « grands vins ».

Si l’on suit la théorie d’Antonio Gramsci (Gramsci 1978) concernant le rôle des intellectuels dans la constitution de la modernité, les personnes se trouvant derrière la revue sont des « intellectuels organiques ». L’auteur démontre que le développement de l’industrie implique le besoin de nouveaux intellectuels, puis il élargit le concept au sens de la fonction sociale : toutes les personnes ayant une fonction d’ordre culturelle, politique, religieuse ou technico-scientifique dans la société peuvent être considérées comme des intellectuels. Quant à l’émergence de nouveaux intellectuels liée à l’émergence de nouvelles industries, c’est pour lui l’ordre prédominant dans la société moderne ; il appelle les intellectuels « créés » pour répondre à des besoins (générés par la classe ascendante ou dominante) des « intellectuels organiques ». Après la Seconde Guerre mondiale, les facteurs légitimant le modèle des AOC – grande cause de la RVF jusque dans les années 1980 – ont changé : désormais l’économie tend à être plus prospère, et les progrès techniques vont meilleur train que jamais. Pourtant les intellectuels ne cessent de croître en nombre autour du monde du vin. Ceci s’explique certainement par la prospérité de l’économie de ce produit : les grands remembrements agricoles (Humbert 2011) et la course à la production menée par l’État provoquent une accélération des progrès techniques, et cette nouvelle ingénierie appelle d’autres intellectuels pour créer des machines, des machines capables de créer ces machines, des produits chimiques, de nouvelles vaisselles. Jules Chauvet, à titre d’exemple, peut être considéré comme l’un d’eux, si ce n’est qu’il élabore également des procédés et matériaux techniques en faveur de la dégustation (Jacquet 2018). Justement, si les intellectuels scientifiques et politiques sont à l’oeuvre, qu’en est-il des intellectuels « influenceurs », culturels et médiatiques ? La RVF compte parmi eux. Elle met au point une image marketing des vignobles, tente de convaincre – et parvient à le faire – ses lecteurs sur les nouvelles modernités (quelles que soient leurs formes) dans ce domaine, grâce à des procédés journalistiques « en vogue » et à des contributeurs variés, spécialisés en grand nombre dans le monde-vitivincole. Même lorsque les connivences de la revue avec l’INAO durant les 55 premières années de son existence s’arrêtent, la RVF continue à faire des vins de luxe jugés « meilleurs », son apanage : elle poursuit sans cesse son rôle en intellectualisant le vin, la dégustation, l’étude critique du marché. Si l’intensité de la validation de cette théorie peut varier au cours de la période, elle semble s’ancrer particulièrement à partir des années 1950-1960, en raison, notamment, d’un contexte économique global plus favorable. Les journalistes de la RVF auront ainsi compté à la fois parmi les précurseurs et les « intellectuels organiques » en puissance en faveur des vins fins français.

Bibliography

Sources citées

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Notes

1 Le fonds analysé est celui résultant de la numérisation (au moment où cet article est écrit) des numéros depuis la création de la revue jusqu’à 1981, fournie par le programme « Vigne et Vin » de la Maison des Sciences de l’Homme de Dijon (Université de Bourgogne). Le reste des numéros utilisés ont été numérisés par les soins de l’auteure, à partir des archives de la revue dont dispose la bibliothèque d’AGROSUP-DIJON à Dijon (numéros couvrant la période 1983 - 2000). Return to text

2 Le fonds utilisé était presque complet (à l’exception de quelques numéros) jusqu’en 1982. La numérisation des numéros de 1982 à 2000 s’est concentrée sur les articles et dossiers portant sur la Bourgogne, mais également sur les sujets plus englobants (dégustation, législation, appréciations philosophiques ou sociologiques du vin) autour du vin. Return to text

3 La méthode que nous avons employé pour dégager les sources pertinentes pour notre étude fait écho à cette ligne éditoriale particulière. Les statistiques sont établies à partir de la recension des articles portant sur tous les sujets généraux, qui touchaient à l'ensemble des vignobles français d’un point de vue politique. Ces articles abordent souvent la législation et les procès en cours dans le monde viticole, la propagande, la politique et les stratégies de vente mises en place à l'échelle nationale et internationale (puisque Raymond Baudoin se trouve également être le fondateur du comité de Propagande en faveur du vin, qui naît en 1931). Voir Figures 1 et 3. Return to text

4 Voir Figure 2. Return to text

5 Voir Figure 2. Return to text

6 Voir Figure 2. Return to text

7 Voir Figure 3. Return to text

8 Voir Figure 1. Return to text

Illustrations

  • Figure 1. L’évolution du nombre de pages accordées à des sujets politiques

    Figure 1. L’évolution du nombre de pages accordées à des sujets politiques

    Le graphique ci-dessus représente le pourcentage de pages accordées à chaque catégorie (vente, politique, œnologie, dégustation, gastronomie associée au Bourgogne, contenu destiné aux amateurs) tous les 5 ans.

    Levecque A., 2019, La perception du goût du vin de Bourgogne de 1930 à 2000 à travers la “Revue du Vin de France”, Mémoire de Master 1, sous la dir. de Philippe Poirrier, Université de Bourgogne.

  • Figure 2. Évolution du nombre de pages accordées à un public amateur

    Figure 2. Évolution du nombre de pages accordées à un public amateur

    Levecque A., 2019, La perception du goût du vin de Bourgogne de 1930 à 2000 à travers la “Revue du Vin de France”, Mémoire de Master 1, sous la dir. de Philippe Poirrier, Université de Bourgogne.

  • Figure 3. Évolution de la part de la consommation des AOC en France de 1947 à 2000 en volume (hL)

    Figure 3. Évolution de la part de la consommation des AOC en France de 1947 à 2000 en volume (hL)

    Sources : Bulletins de l’INAO sur la période concernée, Reproduit à partir de « Le goût de l’origine. Développement des AOC et nouvelles normes de dégustation des vins (1947-1974). », Jacquet O., 2018, Crescentis, revue internationale d’histoire de la vigne et du vin, [En ligne : http://preo.u-bourgogne.fr/crescentis/index.php?id=271].

References

Electronic reference

Adèle Levecque, « La Revue du Vin de France (1930-2000) : un xxe siècle d’esthètes-dégustateurs parisiens », Crescentis [Online], 5 | 2022, 15 November 2022 and connection on 06 October 2024. Copyright : Licence CC BY 4.0. DOI : 10.58335/crescentis.1305. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/crescentis/index.php?id=1305

Author

Adèle Levecque

Université de Bourgogne

Copyright

Licence CC BY 4.0